Vente des navires Mistral : appel au boycott de la France dans les pays qui se sentent menacés par la Russie

Cet article est la traduction d’une tribune publiée le 6 août dans le quotidien conservateur polonais Gazeta Polska codziennie sous le titre « La France, arsenal de la tyrannie » (« Francja – Arsenał tyranii »). Cette tribune reflète le sentiment de trahison suscité par la vente à la Russie des navires français Mistral pour les pays de l’ancien bloc de l’Est, aujourd’hui membres de l’OTAN et dont les efforts de défense sont principalement motivés par la menace perçue du côté de la Russie. Un sentiment de trahison d’autant plus fort et d’autant plus douloureux que la France a traditionnellement été un allié et un soutien pour ces pays, même si le lâchage de 1938 (pour la Tchécoslovaquie) et de 1939 (pour la Pologne) est resté dans les mémoires et alimente toujours certaines méfiance quant aux garanties françaises et européennes au sein de l’OTAN, l’allié américain étant évidemment perçu comme plus sûr.

L’auteur, Przemysław Żurawski vel Grajewski, est un politologue et géopoliticien qui a travaillé au ministère de la Défense polonais, puis aux questions d’intégration européenne pour le gouvernement polonais et en tant que conseiller pour la politique orientale au Parlement européen. Il enseigne à l’Université des sciences humaines biélorusse à l’émigration à Vilnius et intervient fréquemment dans les médias conservateurs polonais. Son grand-père était l’adjudant d’un colonel de la Mission militaire française en Pologne en 1920 et son grand-oncle a combattu en juin 1940 à Lagarde avec la Première division des grenadiers polonais. Les liens avec la France de sa famille sont donc forts, à l’image des liens de la Pologne avec la France, mais « si les amis et la vérité nous sont également chers, c’est à la vérité qu’il convient de donner la préférence », m’a-t-il dit comme pour s’excuser de la dureté de ses propos à l’égard de mon pays lorsque je lui ai demandé l’autorisation de traduire sa tribune que voici :

 

LA FRANCE, ARSENAL DE LA TYRANNIE

Le 17 juin 2011, la France et la Russie ont signé un contrat pour la construction pour la flotte russe de deux navires porte-hélicoptères d’assaut de classe Mistral d’une valeur de 1,2 milliard d’euros. Le même jour, l’Allemand Rheinmetall et le ministère de la Défense russe se sont mis d’accord sur la construction à Moulino près de Nijni-Novgorod d’un centre d’entraînement de l’armée de terre capable de former 30 000 soldats par an.

Face à l’invasion de la Crimée par la Russie et à la diversion armée en Ukraine orientale, le gouvernement allemand a ordonné à Rheinmetall de rompre ce contrat déjà presque achevé. Cette décision a un poids plus symbolique que réel, mais c’est toujours ça. La France, par contre, s’entête à vouloir mener à bien la vente de ses navires à la Russie

La Pologne comme marché

Selon les estimations, la Pologne dépensera dans les 10 années à venir environ 24 milliards de zlotys [environ 5,8 milliards d’euros, ndlr] pour son système de défense aérienne et antimissile. Par ailleurs, la construction d’une centrale nucléaire polonaise renforçant l’indépendance énergétique de notre pays vis-à-vis de la Russie pourrait coûter une quinzaine de milliards d’euros. Dans ces deux projets, la France est un des fournisseurs potentiels, y compris en termes de transfert de technologie et de savoir-faire.

Le 30 juin dernier, l’agence de l’armement du ministère de la Défense polonais a annoncé la clôture de la première étape (dialogue technique) de l’appel d’offres pour le système polonais de défense antimissile et aérienne du territoire. Deux entreprises concurrentes ont été choisies pour la suite de la procédure d’appel d’offres qui doit déboucher sur l’attribution du marché d’ici à la fin de l’année : l’Américain Raytheon (qui propose à la Pologne des batteries Patriot) et le Français Eurosam, un groupement des sociétés Thales et MBDA (qui propose des batteries SAMP/T). L’offre israélienne et celle du consortium américano-européen MEADS ont été rejetées, et c’est une erreur.

La Pologne n’est pas une grande puissance et elle ne peut sans doute pas contraindre la France à revenir sur sa décision de vendre les Mistral à la Russie. Elle devrait par contre habituer les autres pays, et dans ce cas concret la France, au fait qu’ignorer ses intérêts est douloureux et coûteux. C’est pourquoi les entreprises françaises devraient être exclues de l’appel d’offres pour des raisons politiques et il faudrait à leur place choisir une des offres rejetées pour faire concurrence aux Américains afin de pouvoir négocier efficacement et imposer nos conditions.

Impudence française

La France conduit depuis des années une politique qui va à l’encontre des intérêts polonais. Nous nous souvenons tous de l’impudente déclaration du président français Jacques Chirac en 2003 sur « la Pologne [qui] a perdu une bonne occasion de se taire » à propos de notre soutien à la mission en Irak. Ce qui est complètement inconnu de l’opinion publique polonaise, hormis parmi les spécialistes de ces questions, c’est le soutien français à la Russie dans les années 1996-97 lors des négociations pour modifier le traité FCE (sur le plafonnement des forces armées conventionnelles en Europe). Paris avait alors soutenu les exigences de Moscou par rapport à l’entrée de la Pologne dans l’OTAN en ce qui concerne la restriction dans le traité du droit de faire stationner des unités de l’OTAN sur le territoire polonais sans réduction simultanée des forces armées polonaises, et aussi par rapport au maintien des effectifs totaux de l’OTAN avant l’élargissement et après à leur niveau de 1990, ce qui devait dresser contre nous les élites militaires des anciens membres de l’Alliance menacées par les réductions d’effectifs.

On a aussi oublié la déclaration du ministère des Affaires étrangères français en 2000 sur l’exclusion de l’Ukraine et de la Moldavie du processus d’intégration européenne pour « ne pas isoler la Russie », « l’erreur de la secrétaire » de Chirac, ainsi qu’a finalement été expliquée la tentative française de réduire le nombre de voix attribué à la Pologne au Conseil de l’UE en vertu du Traité de Nice, les assurances données à Poutine par Chirac à Sotchi en 2002 au sujet de corridors extraterritoriaux pour joindre Kaliningrad à la Russie par la Lituanie, la lutte contre « le plombier polonais », c’est-à-dire la fermeture du marché du travail européen aux citoyens polonais, ou bien encore la détermination affichée en 2011 par la diplomatie française, à l’occasion du pacte fiscal, pour exclure la Pologne des sommets de l’Eurogroupe et le refus de lui accorder ne serait-ce qu’un siège d’observateur permanent sans droit de vote.

La France est aussi un des promoteurs de la politique climatique de l’UE. L’imposition de pénalités financières à l’encontre des États émettant des gaz à effet de serre vise à augmenter les prix de l’énergie produite par les centrales électriques au charbon, moins chère que l’énergie nucléaire. Une énergie qui sans cette opération est donc concurrentielle par rapport à l’électricité française qui s’appuie sur le nucléaire. Ce sont les intérêts des exportateurs français d’énergie électrique et de technologies nucléaires qui se cachent derrière le soutien de Paris en faveur d’une politique climatique européenne restrictive. Il est vrai que l’Allemagne fait figure de promoteur principal de cette politique, mais cela ne change rien au fait que la position de la France dans ce domaine est contraire aux intérêts de la Pologne.

Pourquoi pas un navire HSK Straßburg pour la Bundesmarine ?

Aujourd’hui, alors que la France arme un agresseur, la liste des intérêts opposant la France et la Pologne s’allonge d’un nouvel acte hostile aux intérêts de notre pays que la France justifie de manière curieuse. Le 4 août, l’ambassadeur de France en Pologne, M. Pierre Buhler, défendait la décision de son gouvernement de poursuivre la réalisation du contrat de livraison des navires à la Russie en soulignant dans un entretien avec la PAP [l’agence de presse polonaise, ndlr] que l’annexion de la Crimée et le tir de missile contre l’avion de la Malaysia Airlines ne s’étaient pas faits avec l’aide des Mistral. On peut difficilement contredire cette affirmation mais il serait vain d’y chercher une once de logique. La France n’a pas encore livré les Mistral à la Russie et la Russie n’a donc bien évidemment pas encore pu les utiliser. En 2011, le commandant en chef de la marine de guerre russe, l’amiral Vladimir Vyssotski, avait néanmoins déclaré publiquement que s’il avait eu des navires de ce type à sa disposition en 2008, la Flotte de la mer Noire aurait rempli sa mission dans la guerre contre la Géorgie en 40 minutes au lieu de 26 heures.

Des navires porte-hélicoptères d’assaut sont par nature une arme offensive car il n’existe pas d’assaut défensif. Les navires de classe Mistral, qui déplacent près de 24 000 tonnes, peuvent transporter un bataillon avec ses équipements (40 chars d’assaut, 450 soldats et 16 hélicoptères de combat lourds). Le plus important pour la Russie, ce n’est toutefois pas la coque des bateaux ni leur charge utile, mais les systèmes électroniques modernes de commandement et de communications qui se trouvent à bord. Le contrat français a aussi une dimension symbolique : un des navires construits au chantier naval STX de Saint-Nazaire doit porter le nom de « Sébastopol » et rejoindre la Flotte de la mer Noire. Comment réagirait donc la France si un pays construisait pour la marine de guerre allemande un croiseur baptisé HSK Straßburg ?

Boycotter la France

Pendant les deux guerres mondiales, les États-Unis étaient qualifiés d’arsenal de la démocratie. Aujourd’hui, la France, en vendant des armes à la Russie, mérite l’appellation d’arsenal de la tyrannie et elle devrait être traitée comme tel. Paris, en armant Poutine, devrait se voir exclu des commandes du gouvernement polonais et les produits français, des voitures aux vins, devraient faire l’objet d’un boycott généralisé des citoyens polonais.

Un tel boycott est déjà appliqué par les Ukrainiens. Les ONG et les médias polonais devraient enjoindre les Polonais de faire de même. Nous avons appelé récemment à acheter des pommes polonaises [en réaction au blocus des importations de pommes polonaises par la Russie, ndlr], appelons les citoyens à ne pas acheter de produits français, et invitons les Baltes, les Géorgiens et les Scandinaves à faire de même. Ce boycott pourrait être suivi par d’autres peuples d’Europe centrale, et peut-être aussi par les Hollandais, les Australiens et les Britanniques dont les compatriotes sont morts dans l’avion abattu par les Russes. Et peut-être les Canadiens se joindront-ils aussi à ce boycott vu la forte et influente minorité ukrainienne dans ce pays ? Cela pourrait en tout cas concerner les Canadiens hors du Québec.

Que la France paye, puisque l’argent compte tant pour elle et qu’elle est prête à armer un agresseur. Mais les décisions prises par Paris cachent probablement aussi autre chose. Car contrairement à ce que prétendent les Français, en cas de rupture du contrat le chantier naval STX de Saint-Nazaire ne risquerait pas la faillite ni la perte de 500 emplois. C’est une entreprise qui se porte bien et qui a beaucoup de commandes, entre autres pour des paquebots de croisière.

En fait, la France a une tradition bien ancrée d’alliance avec la Russie. À cela viennent s’ajouter les efforts français pour casser la domination mondiale des États-Unis. De ce point de vue, la Russie est souvent perçue comme un trublion utile pour remettre en cause la position internationale de Washington. La Pologne, dont la sécurité s’appuie actuellement sur la protection militaire américaine en Europe, doit combattre les velléités françaises avec tous les moyens à sa disposition.

Il faudra que le prochain gouvernement polonais (on peut difficilement compter sur le gouvernement actuel) dissipe toutes les illusions françaises pour les contrats d’armement et la construction de centrales. Parallèlement, les citoyens polonais doivent exprimer leur opposition à l’armement de la Russie par les moyens dont ils disposent et agir pour le bien et dans l’intérêt de la Pologne : le boycott des produits français est notre devoir patriotique du moment.

Auteur : Przemysław Żurawski vel Grajewski

Version originale : Francja – Arsenał tyranii, Gazeta Polska codziennie n° 882 du 06/08/2014

Photo en une : Wikimedia Commons

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33 Comments

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  • 0 / 10
  • C.B. , 11 août 2014 @ 9 h 14 min

    À première vue, les “Mistral” seront probablement davantage déployés vers la mer Noire que vers la Baltique.
    Les Polonais auraient pu trouver en France un débouché (au moins partiel) pour leurs pommes, au lieu de quémander aux États-Unis d’acheter les pommes mises sous embargo par la Russie.
    Il est grand temps de cesser de penser en termes de “mondialisation”, et de retrouver des alliances limitées, pour des projets limités et clairement définis.

  • Alexandre de La Cerda , 11 août 2014 @ 10 h 25 min

    Aussitôt entrée dans l’Europe, la Pologne s’est entièrement tournée vers les USA, en particulier pour ses achats dans l’aéronautique… Qu’elle y reste !
    Quant aux autorités françaises, qu’elles se soucient donc des intérêts de notre pays – une bonne réflexion est à trouver sur le site du général Pinatel :
    http://www.geopolitique-geostrategie.fr
    Alexandre de La Cerda, éditorialiste

  • jsg , 11 août 2014 @ 10 h 33 min

    La France n’a pas grand-chose à attendre de la Pologne, car je crois me rappeler, qu’elle se toune d’avantage vers les Américains, que vers l’Europe pous sa défense, y compris quand il s’agit de sa défense aérienne ou on ne voit pas beaucoup de matériels français?
    Alors, nous aussi on pourrait décider de virer tous les plombiers polonais qui viennent souder en France.
    Bref, si cette histoire de bateau est bien regrettable, je ne vois pas ce que peut faire notre pays pour rompre ce marché achevé ! A moins d’une déclaration de guerre contre notre pays, qui remettrait légitimement en cause ce marché.
    Ce qui est par contre aussi regrettable c’est l’attitude de l’Europe depuis un certain temps, qui braque inutilement les Russes ! Napoléon en avait fait l’expérience d’ailleurs.

  • Olivier Bault , 11 août 2014 @ 10 h 36 min

    Vous vous trompez, la Pologne a aussi des coopérations avec Eurocopter et EADS. Par ailleurs, outre les F16 américains auxquels vous faites sans doute allusion, la Pologne a aussi acheté des hélicoptères Eurocopter pour sa sécurité civile, et dans les domaines militaires des véhicules de transport de troupe blindés à la Finlande, des chars d’assaut et des sous-marins à l’Allemagne, des avions de transport militaire Casa (EADS) à l’Espagne, etc. Bien entendu, dans les médias français, on n’a parlé que du contrat pour les F16. Nota bene, si le F16 n’avait pas été choisi pour des raisons politiques, c’est le Gripen suédois qui était préféré des militaires polonais. Quant au Mirage 2000 proposé par les Français, les Polonais ont bien fait de ne pas le choisir puisque sa fabrication a été définitivement arrêtée peu après.

  • Pascal , 11 août 2014 @ 10 h 45 min

    Quand je pense que la seule condition posée par Francois Mitterrand à la réunification allemande a été la reconnaissance par l’Allemagne de la frontière Oder-Neisse avec la Pologne ! Il aurait mieux fait d’imposer à l’Allemagne de ne pas reconnaître la Croatie, prélude à la dislocation de la Yougoslavie, Etat issu du traité de Versailles pour contenir l’hégémonie Allemande en Europe centrale.

  • Gisèle , 11 août 2014 @ 13 h 53 min

    Le marché a été conclus au moment où les chantiers étaient au bord de la faillite . L’état a sauté sur l’occasion comme toujours dans l’urgence opportuniste . A moins que tout cela n’ait été calculé de longue date …qui sait !

  • Zebulon , 11 août 2014 @ 23 h 30 min

    Que de contre-vérités et de raccourcis historiques douteux dans ce texte. La France n’a pas lâché la Pologne en 1939 puisqu’elle a déclaré la guerre à l’Allemagne sitôt les premiers coups de canons allemands tirés sur Dantzig … pardon, Gdansk.
    En fait, la France n’attend pas grand chose de Varsovie, fidèle vassal de Washington en Europe (titre que cette dernière dispute allègrement à Londres). Je suis en revanche d’accord qu’il existe une amitié franco-russe qui est non seulement historique mais qui doit être aussi cultivée. Les Mistral ont fait l’objet d’un contrat et ont déjà été en partie payés par la Russie. La France a donné à cette dernière sa parole d’honorer ce contrat. Le respect de la parole donnée qui est un engagement a décidément beaucoup plus d’importance que les susceptibilités mal placées de la Pologne (grosse bénéficiaire des largesses de l’UE mais plutôt piètre contributrice), des Etats baltes ou encore de l’Allemagne.

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