Artur Dmochowski : « La tragédie de Smolensk, un attentat russe » (1/2)

Nouvelles de France a rencontré le journaliste polonais conservateur Artur Dmochowski (1), qui conteste, arguments à l’appui, la version officielle de la catastrophe de Smolensk. C’est la première fois qu’un média français se fait l’écho de cette thèse, très largement relayée en Pologne. Entretien exclusif :

À propos de la terrible catastrophe du 10 avril 2010, nous avons pu lire récemment dans Nouvelles de France qu’il n’existait en fait aucune preuve d’un atterrissage des pilotes sous la pression du président Lech Kaczynski. L’affaire semble entendue et, d’après les médias français, tout a été éclairci. La publication du rapport d’enquête russe va dans le même sens. Deux ans après le crash de l’avion présidentiel polonais, connaît-on ses causes et son déroulement ?

Nous ne savons pas encore tout sur la catastrophe de Smolensk, mais nous en savons de plus en plus. Nous savons notamment que la version officielle présentée par les Russes est entièrement fausse. En effet, elle a été contredite par de nombreux faits qui ont vu le jour récemment. Je vous rappelle que la pseudo-enquête russe a fait porter la faute aux pilotes polonais qui auraient soi-disant voulu atterrir à tout prix à cause des pressions politiques. Or les thèses publiées par les Russes sont dénuées de tout fondement, elles s’appuient sur des indices sélectionnés et choisis avec un manque total d’objectivité et font l’impasse sur tout ce qui va à leur encontre. En un mot, c’était comme je l’ai dit une pseudo-enquête dont l’unique but était de diffuser dans les médias la thèse de la responsabilité polonaise.

Comment cela se fait-il donc qu’il y ait encore tant d’inconnues alors qu’il a été dit que la coopération entre Polonais et Russes était exemplaire ?

L’enquête en Russie est menée par les seuls Russes. Que le gouvernement de Donald Tusk leur ait confié l’exclusivité de l’enquête est d’ailleurs une chose qu’on peut qualifier au minimum d’une énorme erreur mais que beaucoup considèrent même comme un acte de trahison (2). Cette décision a fait perdre à la Pologne, peut-être irrémédiablement, tout accès aux principaux éléments de preuves dont beaucoup ont d’ailleurs été tout simplement détruits, endommagés ou peut-être, dans certains cas, falsifiés. L’épave de l’avion n’a pas été sécurisée et elle rouille depuis deux ans sur le béton de l’aéroport de Smolensk. Pire encore, elle a été volontairement endommagée sur les lieux de la catastrophe. Des journalistes polonais ont eu accès à des films, sans doute tournés par des soldats russes travaillant au transport de l’épave, montrant comment les militaires brisent les hublots, coupent les fragments d’épave à la tronçonneuse et les déchirent avec des engins de chantier (3) ! Le parquet polonais mène lui aussi son enquête en Pologne mais celle-ci est très limitée puisqu’elle ne s’appuie que sur les éléments de preuves auxquels les Russes veulent bien nous donner accès. Or la collaboration avec les autorités russes est loin d’être exemplaire. Deux ans se sont écoulés et la Russie n’a transmis à la Pologne qu’une toute petite partie des preuves. Ce qui a été transmis éveille d’ailleurs souvent des doutes. Prenons par exemple les rapports d’autopsies. Les corps de deux victimes viennent justement d’être exhumés et on s’est aperçu que les autopsies faites à Moscou avaient été feintes : les organes internes n’avaient pas été examinés, aucune analyse poussée n’avait été faite, qui aurait permis d’obtenir un début de réponse sur le déroulement de la catastrophe.

Comment cela se fait-il que les Polonais aient été en grande partie exclus d’une enquête aussi importante pour eux ? Les Russes voulaient-ils cacher quelque chose ? Cela arrangeait-il les autorités polonaises ? Après tout, la Pologne n’a pas demandé le soutien de ses alliés dans cette affaire, n’est-ce pas ?

Tout semble indiquer que le gouvernement polonais ne souhaite pas que la vérité soit connue. Il semble vouloir empêcher que la vérité soit connue. C’est triste à dire, mais le gouvernement de Donald Tusk se comporte comme s’il était à la tête d’un pays colonisé et qu’il travaillait pour une métropole étrangère, et non pas pour son peuple. En effet, ce gouvernement agit d’une manière totalement incompréhensible : il accepte que ce soit le principal suspect, c’est-à-dire les autorités russes, qui mène l’enquête et il ne demande à aucun moment l’aide de ses alliés de l’OTAN. Les Russes, eux, se comportent de manière très rationnelle : ils ont beaucoup à cacher, car c’est sans doute eux qui ont conduit à la catastrophe, et ils se servent de la faiblesse de Varsovie pour mener l’enquête à leurs propres conditions.

Si le gouvernement polonais n’a pas cherché à faire la lumière sur toutes les circonstances de la tragédie, cela veut-il dire selon vous qu’il avait quelque chose à cacher ?

De nombreux éléments incitent à penser que les autorités polonaises ont pris part, peut-être pas en toute conscience, à un plan qui a débouché sur la tragédie. Ce qui a été essentiel en effet, c’était la séparation en deux des cérémonies nationales commémorant le 70e anniversaire de l’assassinant de 20 000 officiers polonais prisonniers de guerre à Katyn près de Smolensk. Il fallait en effet isoler le président Kaczynski et ses proches collaborateurs. Les autorités polonaises ont donc organisé en collaboration avec les Russes une commémoration séparée prévue, elle, pour le 7 avril et à laquelle devaient participer les premiers ministres Tusk et Poutine et dont le président Kaczynski avait été exclu (et non pas à laquelle il avait refusé de participer comme l’ont prétendu certains médias étrangers mal informés). Et quand Kaczynski a pris l’avion pour Smolensk le 10 avril, avec les 96 personnes à bord, parmi lesquelles ses principaux collaborateurs anciens et présents, l’élite de l’opposition et de la droite polonaise, la tête de l’armée (dont les chefs de l’armée de terre, de l’armée de l’air et de la marine de guerre – 7 généraux en tout ont trouvé la mort, plus qu’en perdit la Pologne pendant la deuxième guerre mondiale), les chefs d’institutions nationales qui avaient été nommés par le président (parmi lesquels le président de la banque centrale polonaise)… et le gouvernement polonais ne leur a assuré aucune protection. C’est sans doute difficile à concevoir pour le lecteur français, mais aucun agent des services de sécurité polonais n’attendait l’avion à l’aéroport de Smolensk (4) !

Admettons, mais comment est-il possible que tant de personnalités importantes prennent le même avion pour se rendre à un aéroport qui, en plus, ne respecte aucune norme de sécurité et où les conditions météorologiques du moment sont désastreuses ?

Cet aéroport respectait toutes les normes. Trois jours plus tôt, il avait accueilli les avions de Poutine et de Tusk. D’ailleurs, quelques heures après la catastrophe, Poutine y atterrissait de nouveau. Par contre c’était en effet une grosse erreur que de faire voler autant de personnes de cette importance dans un même avion. Les Russes ont pu mettre cette situation à profit. Le vol était organisé par le gouvernement polonais (5), mais il faut reconnaître que la chancellerie du président a manqué de vigilance. À titre de circonstances atténuantes, il faut tout de même dire qu’étant en Europe et appartenant à la civilisation chrétienne, européenne, en temps de paix, personne ne pouvait s’attendre à ce qui allait se passer le 10 avril…

> Suite de l’entretien vendredi 20 avril sur Nouvelles de France !

[Addendum 20/04 : suite de l’entretien]

Notes :

1. Artur Dmochowski est journaliste au quotidien et hebdomadaire conservateur Gazeta Polska. Né en 1959 à Cracovie, il est diplômé d’histoire de l’Université Jagellonne de Cracovie. En 1977 il a participé aux manifestations après la mort de l’étudiant Stanislaw Pyjas assassiné par les services de sécurité. Membre actif de Solidarnosc dans les années 80, il a pris part à différentes publications du syndicat d’opposition et aux grèves de 1981 et 1988. Arrêté et interrogé à de nombreuses reprises par les autorités communistes, il est devenu directeur de la rédaction de l’antenne régionale de la télévision publique à Cracovie au moment du changement de régime, puis a travaillé pour différentes rédactions. Conseiller du ministre des Affaires étrangères en 1993-96, puis représentant de la Pologne dans le cadre de la mission de la CSCE en Géorgie en 1994 et de la mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine en 1996. En 2006, Artur Dmochowski a présidé à la création de la chaîne historique de la télévision publique polonaise TVP Historia et a été le premier directeur de la nouvelle chaîne avant d’être remercié avec la première vague de nettoyage politique au sein des médias publics qui a suivi l’arrivée de Donald Tusk au pouvoir. Artur Dmochowski est aussi, entre autres, co-auteur, avec le reporter Mariusz Pilis, du film documentaire « Lettre de Pologne » tourné pour la télévision publique hollandaise et du livre publié sous le même titre. Il s’agissait du premier film polonais sur la tragédie de Smolensk.

2. C’est le premier ministre Donald Tusk qui a pris la décision d’accepter la proposition russe de s’appuyer sur la Convention de Chicago (et plus précisément sur son Annexe 13) qui régit les procédures d’enquête en cas d’accident dans l’aviation civile mais qui donne au pays sur le territoire duquel un avion s’est écrasé la compétence exclusive pour mener l’enquête. Il existe pourtant un accord datant de 1993 entre la Pologne et la Russie qui s’applique aux accidents dans l’aviation militaire et qui aurait permis à la Pologne, s’il avait été appliqué, de participer à l’enquête en Russie. Le Tu-154 présidentiel était un avion de l’armée de l’air polonaise et il s’est écrasé en atterrissant sur l’aéroport militaire de Smolensk. Pour les critiques du premier ministre polonais, il aurait donc été logique de recourir à cet accord.

3. Ces films ont été diffusés à la télévision publique polonaise dans l’émission « Mission spéciale » du 21 septembre 2010. Cette émission qui existait depuis plusieurs années a été définitivement supprimée un mois plus tard par la direction de la télévision publique et les journalistes remerciés. Anita Gargas, la directrice de l’émission, est aujourd’hui journaliste pour Gazeta Polska. Le « Mission spéciale » du 21/09/2010 peut être vu sur YouTube. C’est en polonais, mais on y voit très bien le travail de destruction de l’épave.

4. C’est le ministère de l’Intérieur qui est responsable de la protection rapprochée des membres du gouvernement et du président de la République, or c’est son chef, le ministre de l’Intérieur Jerzy Miller, lui-même mis en cause pour les nombreuses carences du dispositif mis en place à Smolensk le 10 avril 2010, qui a ensuite dirigé la commission chargée de rédiger le rapport d’enquête du gouvernement polonais !

5. L’avion était sous la responsabilité du ministère de la Défense dirigé par Bogdan Klich, l’organisation du vol avec la Russie relevait des compétences du ministre des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski et il appartenait au ministère de l’Intérieur dirigé par Jerzy Miller d’organiser la protection du président Kaczynski et de sa délégation.

De notre correspondant permanent en Pologne.

[Cet entretien est extrait des Nouvelles de France n°6 d’avril 2012.]

Lire aussi :
> Drame de Smolensk : des questions, peu de réponses

Crédit photo : capture d’écran de « Mission spéciale » du 21/09/2010.

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