Amazon, un géant aux pieds d’argile ?

Et si, loin d’être une simple péripétie commerciale, le conflit opposant Amazon à Hachette, révélait les fragilités du géant de la distribution sur Internet ? C’est la question que l’on peut se poser tant le comportement agressif de la multinationale révèle son incapacité à nouer des relations sereines et loyales avec ses fournisseurs et – plus grave encore – avec ses clients.

Aux États-Unis, la révélation, par le New York Times, des pressions exercées par Amazon sur Hachette ont fait l’effet d’une bombe dans le monde de l’édition (1). L’affaire a été initialement levée par des auteurs américains lorsqu’ils constatèrent, avec consternation, que leurs livres n’étaient plus référencés sur le célèbre site de vente en ligne qu’avec des délais de livraison parfaitement rédhibitoires de 2 à 5 semaines, des tarifs en hausse et même l’apparition de bannières suggérant l’acquisition d’ouvrages similaires moins onéreux et immédiatement disponibles ! 

Un comportement incompréhensible de la part d’un distributeur ayant construit sa réputation sur sa capacité à honorer ses commandes dans les meilleurs délais, mais qui prend toute sa signification lorsque l’on apprend que les quelque 150 ouvrages visés à ce jour sont tous publiés par des maisons du groupe Hachette dont Amazon exige actuellement une renégociation des contrats de distribution (2). Si bien que chacun a dû se rendre à l’évidence : pour faire pression sur les éditeurs, Amazon est prêt à saboter sciemment la diffusion de leurs ouvrages sur son propre site.

Pour les auteurs concernés, le comportement d’Amazon a bien sûr un impact considérable. Auteur d’un récent ouvrage sur la perte de poids, Maria Helle confie ainsi au New York Times : « Quand le problème a commencé, mon livre était classé dans les 300 premiers sur Amazon. Depuis, il a chuté dans le Top 3 000 ». Une véritable catastrophe, lorsque l’on sait qu’Amazon assure quelque 30% des ventes de livres aux États-Unis ! Toutefois, à long terme, il n’est pas dit que « cette tactique brutale et manipulatrice », – dixit l’Association of Authors’ Representatives – bénéficie au géant de la distribution sur Internet.

En renégociant de façon aussi agressive ses contrats et en abusant de sa part de marché dans le secteur de la distribution de biens culturels, Amazon se place en effet dans une situation extrêmement délicate voire intenable puisqu’elle consiste à se rendre simultanément insupportable à ses fournisseurs et à ses clients. Dans un langage plus « business », cela signifie que par son comportement, Amazon fragilise aussi bien ses relations « B to B » que ses relations « B to C ». Une attitude qui ne peut qu’avoir de fâcheuses répercussions à long terme.

Certes, les relations entre les éditeurs et Amazon ont toujours été délicates, les premiers considérant que les remises déjà très importantes exigées par les dirigeants du site ne permettaient pas de faire vivre l’ensemble de la filière du livre. Dans le monde relativement policé de l’édition, les méthodes d’Amazon faisaient déjà apparaître cette firme davantage comme un hard-discounter que comme un véritable libraire. Comme aiment justement à le rappeler les libraires traditionnels, Amazon n’est pas spécialisé dans la vente de livres, ni même dans celles des biens culturels. Selon eux, Amazon est un grand supermarché dématérialisé. Pour Bezos et ses collaborateurs, les livres ne seraient qu’un produit comme un autre, et ils ne les jugeraient qu’à l’aune de la marge qu’ils peuvent générer. “Business is business”.

Un jugement sévère mais validé par l’enquête consacrée à Amazon par un journaliste de Bloomberg Business Week. Dans cet ouvrage, récemment traduit en français sous le titre Amazon : la boutique à tout vendre (3), Brad Stone révèle ainsi que Jeff Bezos avait toujours envisagé Amazon non comme une librairie dématérialisée mais comme « une boutique où l’on trouverait de tout », et qu’il avait mis l’accent sur les livres, non par vocation ou passion, mais uniquement pour des raisons commerciales : « Jeff avait commencé par établir une liste de vingt rayons potentiels : fournitures de bureau, logiciels, vêtements, musique… Il lui apparut alors que le plus approprié était celui des livres. C’est un article totalement standard ; chaque exemplaire étant identique à un autre, les acheteurs savent pertinemment ce qu’ils vont recevoir. »

Peu à peu le mythe d’Amazon, nouvel acteur culturel de l’ère numérique, s’étiole. Et bien sûr, la révélation des méthodes utilisées dans le conflit avec Hachette – mais aussi avec d’autres éditeurs dans le monde, notamment en Allemagne (4) – ne va pas arranger les choses. Avec une ironie mordante, l’Association of Authors’ Representatives, s’est ainsi étonnée qu’une firme qui « proclame son objectif de satisfaire pleinement les besoins et les désirs de ses clients, en matière de lecture, et d’être un défenseur des auteurs » puisse se comporter comme elle le fait avec les éditeurs (5).

De leurs côtés, comme le démontre la volonté d’Hachette de ne plus accepter des conditions jugées exorbitantes, les éditeurs semblent maintenant bien décidés à ne plus céder aux pressions d’Amazon. Un expert du secteur confie : « Jusqu’ici les éditeurs considéraient Amazon comme un partenaire commercial particulièrement rude. À l’occasion du conflit avec Hachette, ils doivent se rendre à l’évidence : ils ont plutôt affaire à un prédateur, prêt à ravager l’écosystème dont il tire sa subsistance pour atteindre ses objectifs financiers à court terme. » Et de préciser que, selon lui, sauf à ce qu’Amazon revienne à la raison, le bras de fer actuel entre Hachette et Amazon risque de déboucher sur « une guerre de plus grande intensité et de plus grande ampleur » entre Amazon et des éditeurs qui auraient compris « qu’ils ne peuvent laisser un partenaire au pouvoir de négociation si déraisonnable renforcer encore ses positions ».

Quelle pourrait être l’issue de ce conflit ? Tout dépendra de la capacité de résistance des différents protagonistes. Certes, de prime abord, Amazon et ses dizaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires semble une citadelle imprenable. Sauf que, comme le révèle l’agressivité de la firme dans ses renégociations commerciales, les bénéfices qu’elle réalise ne se chiffrent qu’en centaines de millions de dollars : trop peu aux yeux d’actionnaires de plus en plus impatients de toucher enfin des dividendes conséquents. Aujourd’hui encore, malgré sa taille gigantesque, Amazon ne reste qu’une grosse start-up dont la survie ne tient qu’à la patience d’investisseurs auquel l’entreprise promet monts et merveilles, mais plus tard, toujours plus tard… 

Enfin, il faut compter avec un tiers acteur : le consommateur ! Depuis sa création, Amazon affirme qu’il est au centre de ses préoccupations, tous les efforts de l’entreprise consistant à se montrer la plus fiable, c’est-à-dire la plus digne de confiance. Mais continueront-ils justement à se fier à une firme capable de les prendre en otage en sabotant sciemment son propre fonctionnement et la qualité de son service afin de faire pression sur ses fournisseurs ? Poser la question, c’est déjà y répondre. 

1. http://www.nytimes.com/2014/05/09/technology/hachette-says-amazon-is-delaying-delivery-of-some-books.html?_r=3 
2. http://www.lemonde.fr/acces-restreint/technologies/article/2014/05/12/6d69639b64696fc5926d6465669a6a_4415147_651865.html
3. « Amazon : la boutique à tout vendre. Jeff Bezos et la saga Amazon », par Brad Stone, Editions First, mars 2014, 384 p.
4. http://www.actualitte.com/international/marges-amazon-pressurise-maintenant-les-editeurs-allemands-50225.htm 
5. http://aaronline.org/

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7 Comments

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  • 0 / 10
  • Facebook , 2 juin 2014 @ 20 h 29 min

    Les consommateurs sont des veaux. Il est rare qu’ils consomment intelligemment si cela leur demande un effort intellectuel ou physique (se rendre dans une librairie). Sinon des entreprises comme Microsoft ou Apple n’aurait jamais prospéré.

    Je ne crois pas trop à un boycott d’Amazon.

    Pour ma part, ce genre d’entreprises typiquement libérales et gay-friendly m’insupportent assez pour que je n’ai pas eu recours à leurs services depuis le lycée et l’âge de raison.

  • ***paapypaul*** , 3 juin 2014 @ 9 h 11 min

    .. bien dit ! je vais changer de crèmerie et reprendre mon bâton de pélerin; les magazins ne sont pas encore touts fermés… une goutte d’eau peut faire déborder le vase..
    ***paapy***

  • anne charlotte Lundi , 3 juin 2014 @ 10 h 31 min

    Amazon en effet considère le livre comme une marchandise et n’encourage les ventes qu’à l’aune du bénéficie qu’il peut en retirer.
    Rien d’un libraire, d’un vrai libraire qui connait ses livres et ses clients !

    D’autre part, Amazon soutient financièrement le mariage gay……
    Lire attentivement l’article de Jeanne Smits sur son blog : http://leblogdejeannesmits.blogspot.fr/2012/07/amazon-25-millions-pour-le-mariage-gay.html

    Un vrai libraire choisit ses titres, favorise les meilleurs et soutient toutes les petites maisons d’éditions de notre milieu de pensée qui luttent fermement contre le politiquement correct et le silence des médias.

    Soutenez les bonnes librairies , qui défendent avec leurs livres, vos idées ! et travaillent à la Reconquête..;
    Connaissez-vous Livres en Famille ? Chiré ? Clovis ? Muller ? Librairie française ? Notre Dame de France ? librairie Saint-Jacmes ?..
    A soutenir ! parce que c’est vous qu’ils défendent…

  • René de Sévérac , 3 juin 2014 @ 11 h 35 min

    FaceBook, le Français (et les autres) ne sont pas des veaux.
    Mais Amazon est un génie du commerce.
    Le Net a réellement bouleversé les règles anciennes ; on peut en effet déplorer la mort (lente) de la librairie de papa ou déplorer la mort (violente) de La Redoute; mais il faut se mettre au rythme de l’évolution du business.
    Afin de ne pas débattre longuement, voici une info :
    Google fait $ 15 Mrds en prélevant des royalties sur les accès des fournisseurs de service : pas sur les services; et encore moins sur des produits !
    Des génies je vous dit, et les Etats n’y peuvent rien :
    faites une législation (i.e. sur le livre) et les génies les contournent.
    Et nos Exarques n’y voient que du feu !

  • passim , 3 juin 2014 @ 14 h 41 min

    “Un vrai libraire choisit ses titres, favorise les meilleurs”

    Je n’ai nul besoin d’un “vrai libraire” tel que vous le décrivez. Je sais ce que je veux, en matière de livres, et n’ai pas envie qu’on choisisse pour moi.
    Je commande régulièrement chez Amazon, parfois des livres difficiles à trouver.
    Quand je suis en France, je vais de temps en temps chez un libraire, qui non seulement n’a pas le livre (ça, c’est normal), mais qui souvent ne connaît même pas le nom de l’auteur. Mais pour ce qui est des “nouveautés”, ou le dernier Goncourt de Mademoiselle Truchmuche, produit par les marchands de soupe de l’édition… Ça, la vendeuse, elle connaît.
    En dix minutes, je commande chez Amazon six ou sept livres, neuf ou d’occasion. Il m’aurait fallu, en passant par le circuit traditionnel, des semaines, dans le meilleur des cas.
    Naturellement, ce ne sont pas des nouveautés, ou des livres pour perdre du poids.
    Je suis attristé du sort des petits libraires. Mais beaucoup sont de simples commerçants, comme Amazon, avec moins de moyens et pas davantage de savoir.
    Reste le contact humain. C’est important, mais il faudrait avoir le temps de dénicher un “vrai libraire”, qui soit avant tout un passionné, et non un simple détaillant… comme Amazon.

  • anne charlotte Lundi , 3 juin 2014 @ 17 h 59 min

    Cher Monsieur,
    Les librairies dont j’ai cité le nom sont tenues par des vrais libraires ! et il ne s’encombrent pas des prix littéraires et du politiquement correct !
    Je vous conseille une petite visite sur leur site et les différents rayons qui pourraient vous intéresser…

    Vous comprendrez tout seul !
    Livres en Famille : http://www.livresenfamille.fr/c0-accueil.html

  • passim , 3 juin 2014 @ 18 h 46 min

    J’ai fait deux essais (livres achetés antérieurement chez Amazon).
    Deux flops.
    Désolé.

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