La révolution sexuelle aux États-Unis

Ce qui suit est la traduction d’un extrait d’un article de Harvey Mansfield qui s’intitule « L’héritage de la fin des années soixante » (The Legacy of the Late Sixties). Il a été publié en 1997 dans un volume collectif, Réévaluer les années soixante (Reassessing the Sixties). Harvey Mansfield y dresse en douze points l’inventaire de ce que nous ont légué les années soixante.

Par Harvey Mansfield* — Pour appréhender le sens de cette période [les années soixante] il faut commencer avec sa promesse de libération sexuelle, la promesse qui a rencontré à la fois le plus et le moins de succès. Elle est celle qui a rencontré le plus de succès car elle est celle qui a été la plus avidement adoptée et qui a eu le plus de conséquences. Cette promesse est née d’une union illicite et forcée entre Freud et Marx, dans laquelle monsieur Marx a été contraint d’abandonner le principe selon lequel l’économie, et non pas la sexualité, est le point central de la libération, et monsieur Freud a dû renoncer à son affirmation qu’il est impossible de se libérer de la nature humaine. L’importance du sexe a donc été grossièrement magnifiée, comme s’il était l’alpha et l’oméga de la vie, et puisque cela ne suffisait pas, cette amplification a été combinée avec l’idée que toute restriction en matière de sexualité n’est rien d’autre qu’une inhibition irrationnelle, sans aucun lien avec la protection de quoique ce soit de bon dans la nature humaine. La modération ou la pudeur n’est ni bonne en elle-même, ni une source de bien en nous permettant de rechercher des plaisirs plus élevés que ceux de la sexualité. Au contraire, l’idéal de la libération sexuelle fait apparaitre la modération ou la pudeur comme stupide, pudibonde et ridicule.

Bien que la libération sexuelle ait eu le pouvoir d’égarer, elle a entièrement échoué à créer plus de libération ou une sexualité plus satisfaisante. Elle n’a pas produit davantage de plaisir, ni corporel ni psychique. Aucune modalité nouvelle ou aucune position nouvelle n’ont été découvertes, comme en témoigne l’identité de la pornographie avant et après l’avènement de la nouvelle ère. La principale difficulté en matière de pornographie est maintenant de recréer les conventions victoriennes de manière à avoir quelque règle à transgresser. Ce n’est pas amusant de toujours rencontrer, en imagination, quelqu’un qui en sait autant que vous. Puisque l’innocence est perdue, le seul obstacle à vaincre est d’obtenir le consentement du partenaire, mais puisque tous deux sont libérés, pourquoi ce consentement serait-il refusé ? Il n’est pas étonnant, par conséquent, qu’une sexualité plus libre ait produit plus de viols, exactement comme les prudes auraient pu le prédire. Il n’est pas étonnant non plus que cela ait fonctionné à l’avantage des hommes et au détriment des femmes, le sexe le moins agressif. La libération sexuelle a libéré la volonté de puissance plutôt que le sexe.

L’idéal de la perversité polymorphe – c’est à dire d’une sexualité qui ne soit plus inhibée par le sens de la honte ou des convenances – a reçu un rude coup avec l’émergence du SIDA. Peut-être devriez-vous écouter plus attentivement les avertissements vaguement menaçants de votre mère – si elle est suffisamment rétrograde – au sujet des gens qui batifolent avec leurs organes sexuels. Bien sûr cela n’est pas la réponse officielle au SIDA, qui est strictement limitée à la sympathie pour ceux qui sont affectés. Mais la leçon est trop évidente pour échapper à qui que ce soit, en dehors des professionnels de cette question. Depuis les années 1960, la pudeur féminine s’est réaffirmée, partiellement sous l’apparence du féminisme. Il y a aujourd’hui beaucoup de jeunes filles comme il faut (nice girls) (et peut-être y en a-t-il toujours eu), mais elles sont désorientées, sur la défensive, et n’ont pas le soutien des normes sociales. Le seul conseil qu’elles reçoivent est de pratiquer le safe sex.

Le sexe sans inhibition est sans amour aussi bien que sans pudeur, car l’amour est ressenti comme une contrainte. Aimer limite vos options. Il est bien préférable de s’endurcir un peu, de manière à pouvoir partir lorsque vient le matin. Avec cette attitude, vous oubliez que si vous désirez le sexe plutôt que la conquête, vous pouvez égaler le record de Don Giovanni en étant heureusement marié. Et pour y parvenir il n’est nul besoin d’être riche ou d’être un aristocrate. En fait, il est plutôt préférable de n’être ni l’un ni l’autre. Mais Don Giovanni chantait magnifiquement pour duper ses conquêtes. Avec la libération sexuelle il n’y a plus de tromperie, plus de séduction, plus de jeu, plus de nuance, plus de galanterie, plus de romance, et Mick Jagger à la place de Mozart. Il y aura peut-être des préservatifs, si vous avez de la chance.

Le féminisme

Le féminisme, un phénomène des années 70 et au delà, était un enfant, ou plutôt une sorte de vilain petit canard, de la fin des années 60. Bien que le féminisme soit devenu visible avec un livre à succès de Betty Friedan en 1963[1], il commença avec un livre plus sérieux, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir (première édition américaine en 1953). Ses prémisses fondamentales étaient empruntées à trois philosophes masculins : que le sexe est une forme de pouvoir (Freud et Nietzsche), que les rôles sexuels ne sont pas déterminés par la nature mais son interchangeables (Marx), et que l’identité est une auto création de soi (Nietzsche). Les premières féministes étaient pour la plupart des marxistes, ou plus exactement des néo-marxistes. Elles étaient radicalement opposées à la bourgeoisie, croyaient-elles.

Le féminisme commença partiellement comme une réaction contre la révolution sexuelle, qui était en effet, comme nous l’avons vu, avant tout pour les mâles, ou plutôt pour les mâles prédateurs. Les femmes devaient être délivrées de la cuisine et de la nurserie, uniquement pour se retrouver confinées dans la chambre à coucher. Quel est notre intérêt dans tout ça ? demandèrent raisonnablement les femmes. Dans la mesure où les femmes désiraient être délivrées de la féminité, elles trouvèrent quelques avantages théoriques dans l’idéologie de la libération sexuelle. De manière plus pratique, les femmes qui faisaient des études, s’emparèrent avidement de l’idée nouvelle qu’il était acceptable, et même désirable, pour une jeune fille comme il faut d’avoir des relations sexuelles avant le mariage. Puisque le mariage était repoussé par le besoin de commencer une carrière professionnelle (= « trouver sa propre identité »), attendre jusque là était, en dehors de toute idéologie, simplement trop long.

Ce que le féminisme veut c’est que les femmes soient interchangeables avec les hommes. Comme l’indique l’usage du il/elle à la place du pronom impersonnel, partout où il y a un « il » il peut y avoir une « elle » ; et partout où il y a une « elle » il peut y avoir un « il ». De cette manière une femme peut créer sa propre identité, libérée des attentes qui vont avec le fait d’être « femme », pour ne rien dire de celles qui vont avec le fait d’être « une dame ». Elle peut devenir indépendante, tout comme un homme. Ce qui commence comme une contestation de la virilité, du machisme, et de la phallocratie se termine par une soumission complète à toutes ces choses, dès lors qu’il s’avère que ce qui motivait leur dénonciation était simplement la jalousie de ne pas y participer. Les féministes s’abandonnent donc au carriérisme et à la réussite, la même « autonomie » bidon, ou le même conformisme social qui se fait passer pour de la créativité individuelle[2], qui était rejeté avec mépris lorsqu’on lui appliquait le qualificatif de « bourgeois ».

Disparues, ou du moins oubliées, les qualités féminines de loyauté, de tendresse, d’affection, d’amour maternel, et de séduction – qualités qui toutes supposent une certaine prise de distance avec les ambitions professionnelles mesquines. Disparu également le traditionnel scepticisme des femmes vis-à-vis des réalisations masculines, qui avait toujours servi de salutaire contrepoids à la vanité des mâles dominants. Si les femmes n’ont pas de nature, les hommes non plus. La complémentarité des hommes et des femmes, qui leur rend nécessaire et possible le fait de vivre ensemble et qui les récompense lorsqu’ils le font, est niée ou ignorée. Ce que nous avons à la place est un mélange confus de femmes arrivistes en compétition avec des mâles agressifs, et d’hommes sensibles qui s’inclinent devant des femmes récriminatrices, sans aucune conscience que quelque chose pourrait être détraqué.

Ou bien ce féminisme radical est-il injustement pris pour le féminisme dans son ensemble ? La plupart des femmes sont des féministes modérées (et toutes les femmes de nos jours sont féministes sous une forme ou une autre). Alors que les radicales sont opposées à la famille, les modérées croient qu’il est possible d’avoir en même temps une carrière et une famille. Leur nature féminine s’affirme, et est même parfois reconnue en tant que telle, dans le féminisme « deuxième époque » des femmes qui ne sont pas intéressées par le fait d’insulter les hommes, et encore moins par le fait de vivre sans eux. Mais les modérées veulent les avantages de l’agressivité sans avoir le stress qui accompagne le fait de manifester de l’agressivité et d’y être exposé. Elles se plaignent d’un « environnement hostile au travail » et du « plafond de verre », comme si la récompense devait revenir au mérite sans qu’il soit nécessaire de se donner la peine de la réclamer. Lorsque la récompense n’est pas accordée à ceux qui s’assoient et attendent qu’elle arrive, ces femmes indépendantes appellent le gouvernement à l’aide, et la discrimination positive arrive à la rescousse.

Le féminisme modéré représente un certain soulagement par rapport à la grossièreté de la variété radicale, mais il est moins perspicace que cette dernière car il repose sur l’illusion qu’il est possible d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Traiter les femmes comme si elles étaient interchangeables avec les hommes n’a jamais été essayé par quelque société que ce soit, pour autant que nous le sachions. Il s’agit par essence d’une idée radicale, toutes les femmes devraient en être bien conscientes et considérer l’adoption de cette idée comme une expérience risquée.

Pour résumer le féminisme, il me semble que celui-ci a produit plus de justice et moins de bonheur. La plus grande justice vient du fait d’accorder plus de possibilités et de reconnaissance qu’auparavant aux femmes ayant des aptitudes à faire valoir. Elle est souillée par l’injustice de la discrimination positive, et contrebalancée dans une certaine mesure par le caractère douteux du genre de reconnaissance qui vous est accordée par le monde en général, plutôt que par ceux qui vous connaissent. Le moindre bonheur vient du fait d’être libéré pour un travail. Félicitations, mesdames, pour avoir obtenu ce que vous vouliez ! Ce qui commence comme un choix parmi différentes possibilités attractives se termine par la nécessité de gagner seule sa vie. Car le divorce vient facilement avec l’indépendance. En cas de difficulté, s’il s’ennuie, ou bien s’il est attiré ailleurs, votre homme croira sans peine ce que les féministes lui ont dit : que vous pouvez vous en sortir toute seule. Derrière chaque femme libérée se trouve un homme libéré.

Et qu’en est-il des hommes ? Les féministes ont lancé une attaque contre la virilité et ont tenté, par des méthodes qui rappellent le « despotisme doux » de Tocqueville, de la transformer en sensibilité. « Allons-allons ! », disent-elles, vous devez apprendre à vous conduire comme une femme, ou bien nous vous enverrons dans un séminaire de sensibilisation (« sensibiliser » [consciousness raising] est un terme d’origine néo-marxiste). Savoir si de telles mauviettes se révèleront satisfaisantes pour les femmes est peut-être la question de notre temps. Le féminisme est maintenant si bien établi que les femmes ne ressentent plus le besoin de se dire féministes. Mais le rejetteront-elles jamais ? Seules les femmes peuvent défaire ce qu’elles ont fait pour créer les hommes sensibles. Aujourd’hui la virilité n’est plus tolérée que chez les noirs, mais sous une forme tellement exagérée qu’elle en devient ridicule.

Traduction : Aristide. Tribune publiée en partenariat avec Le Bulletin d’Amérique.

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[1] Ndt : The feminine mystique
[2] Ndt : “other-directed conformity posing as self-directed creativity”, allusion au livre The lonely crowd de David Riesman (1950).
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A lire:
Virilité et morale, par Harvey Mansfield
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*Harvey C. Mansfield est Professeur de Philosophie politique à Harvard et Senior Fellow de la Hoover Institutionde l’Université de Stanford, où il dirige le groupe de réflexion sur la vertu et la Liberté. Il a écrit sur Edmund Burke et la nature des partis politiques, sur Machiavel et l’invention du gouvernement indirect, sur la découverte et le développement de la théorie du pouvoir exécutif. Il a traduit trois ouvrages de Machiavel et De la Démocratie en Amérique de Tocqueville. Dans son dernier livre, Manliness, il s’interroge sur la question de la virilité, dans une société qui promeut la neutralité des genres. Il a reçu en 2004 la médaille nationale des Humanités par le Président des Etats-Unis. Entré à Harvard en 1949, il y enseigne depuis 1962.

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