Constructivisme social et prohibition

« La curieuse tâche de la science économique est de démontrer aux hommes à quel point ils en savent en réalité peu sur ce qu’ils pensent être capables de concevoir. » S’il est un domaine dans lequel cette citation de Friedrich Hayek devient parfaitement limpide, c’est bien celui des politiques de prohibition. Depuis la nuit des temps, des gouvernements animés d’intentions plus ou moins honorables, ont cherché à utiliser la loi et la puissance publique pour forcer leurs sujets à adopter des comportements plus vertueux. Tous pensaient que le rôle légitime d’un gouvernement consistait à être le berger de son peuple, l’ingénieur de la société et l’arbitre des bonnes mœurs ; tous pensaient qu’un régime prohibitionniste permettrait de changer les mentalités, d’améliorer les hommes en les éduquant, en leur faisant prendre de bonnes habitudes ; tous ont échoué, lamentablement.

C’est ainsi que, le 17 janvier 1920, entrait en vigueur le XVIIIe amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique qui, renforcé par le Volstead Act, interdisait la production, la distribution et la vente d’alcool au pays de l’Oncle Sam. Ce dispositif, qui restera en place jusqu’à la fin de l’année 1933, fut un échec spectaculaire : non seulement les américains ont continué à boire, mais ils ont même massivement augmenté leur consommation. Si l’on en croit les statistiques des compagnies d’assurance de l’époque, le nombre de cas d’alcoolisme aurait était multiplié par quatre au cours de la décennie.

En revanche, la prohibition eut bien quelques effets remarquables sur la société américaine des années 1920 et notamment celui de mettre sur la paille avec effet immédiat toutes les distilleries des États-Unis, une bonne partie des débits de boissons qui firent le choix de respecter la loi et, de manière plus inattendue, de plonger les agriculteur américains dans d’inextricables difficultés financières lorsque le gouvernement fédéral faisait détruire les distillateurs d’alcool de maïs qui leur permettaient de produire leur propre carburant.

Mais une des conséquences les plus remarquables de la prohibition fut sans doute de permettre aux gangs de rue, qui vivotaient jusqu’alors de prostitution, de jeux, de vols et d’extorsion de se transformer en véritables empires du crime organisé. Les années de prohibition, ce fut avant tout et surtout l’âge d’or des mafias américaines qui en profitèrent pour accumuler des profits et des moyens gigantesques, étendre leurs réseaux sur tout le continent et corrompre massivement politiciens et fonctionnaires. Lucky Luciano, Al Capone, Frankie Yale, Joe Masseria ou Salvatore Maranzano : chacun de ces noms est inextricablement lié à la prohibition.

Lorsque le XVIIIe amendement rentre en vigueur, la première solution, la moins coûteuse et la plus évidente, consistait à importer illégalement des boisons alcoolisées produites au Canada ou aux Caraïbes ; ce qui eut notamment pour conséquence d’augmenter sensiblement la part des alcools forts dans la consommation des américains, ces derniers étant naturellement plus rentables à l’importation. Bien sûr, le gouvernement fédéral entreprit rapidement de faire surveiller ses 32 000 kilomètres de frontières ; ce qui engendra naturellement quelques menus surcoûts à la charge des contribuables américains ; on sait notamment que les gardes-côtes, à eux seuls, consacraient 13 millions de dollars par an à la lutte contre les importations clandestines.

Très vite, les mafias adaptèrent leur stratégie et développèrent leur propre production sur le sol américain en redistillant des alcools industriels – utilisés pour dans les solvants, la peinture, les carburants ou les médicaments – qu’ils avaient, cela va de soit, volé au préalable. Ainsi, au milieu de la décennie prohibitionniste, le département du trésor américain estimait que plus de 227 millions de litres d’alcool industriel était ainsi subtilisés chaque année pour alimenter les distilleries clandestines.

Dans un premier temps, le gouvernement fédéral tenta de freiner le mouvement en imposant aux producteurs d’alcools industriels de faire en sorte que leurs produits aient un goût infect. Il dû rapidement se rendre à l’évidence : les mafias avaient désormais de quoi s’offrir les meilleurs chimistes disponibles et parvenaient, dans la plupart des cas, à inverser le processus – c’est la guerre des chimistes, laquelle fut largement remportée par les syndicats du crime. Les pontes de Washington en conçurent donc une stratégie plus radicale : empoisonner purement et simplement les alcools industriels – notamment au méthanol – en espérant que la peur ferait reculer les buveurs ; dès la saint Sylvestre de 1926, on sut qu’il n’en était rien.

Mais en matière d’empoisonnement, il était inutile d’avoir recours au gouvernement fédéral ; les bootleggers s’en sortaient très bien tous seuls et on ne compta rapidement plus le nombre de cécités, de lésions cérébrales irréversibles et même de décès causés par l’ingestion de bathtub gins ou autres moonshines, ces alcools frelatés concoctés par des amateurs. Remarquez que ces derniers étaient régulièrement punis par le sort avant même d’être attrapés par les fédéraux : on déplorait régulièrement des explosions d’alambics artisanaux et les incendies qu’elles déclenchaient.

Dans la liste des réjouissances prohibitionnistes, il faut également compter le détournement de produits de la vie courante comme ce concentré de jus de raisin qui, à la suite d’une injonction fédérale, ne pouvait être vendu qu’avec la liste détaillées des étapes à éviter pour s’assurer qu’il ne fermente pas – le génie comique du législateur n’a pas de limite… Ce fut aussi le cas du tristement célèbre Jake, un produit médicinal trafiqué au plastifiant industriel, qui fit plusieurs dizaine de milliers de victimes paralysées des mains et des pieds ou celui du canned heat, un alcool gélifié utilisé comme réchaud d’appoint, que certains parvinrent à transformer en boisson et, par la même occasion, en poison.

Bien sûr, ces cocktails mortels étaient essentiellement consommés par ceux qui n’avaient pas les moyens de s’offrir des alcools de bonne qualité pour cause de prohibition ou, s’ils en avaient les moyens, par ceux qui ne disposaient plus d’aucun réseau d’approvisionnement pour cause de prohibition ; c’est-à-dire les ruraux. Dans les grandes villes et pour les portefeuilles les mieux étoffés, la mafia assurait l’approvisionnement. Les speakeasies sont devenus de véritables institutions, à tel point qu’en 1930, on en comptait environ 30 000 rien qu’à New York ; parmi lesquels le fameux 21 Club où il n’était pas rare de croiser le maire de la grosse pomme en personne. Avant la prohibition, on estimait qu’un buveur américain consacrait en moyenne 17 dollars par an à l’achat de boissons ; en 1930, ce budget était passé à 35 dollars de 1930 (437 dollars actuels).

Au total, on estimait le marché clandestin à plus de 37 milliards de dollars actuels. Un marché si lucratif attise de toute évidence les rivalités mais là où des entreprises privées dans un État de droit se livreraient une concurrence acharnée mais pacifique, des organisations maffieuses dans un État corrompu préfèrent se livrer une guerre des gangs en bonne et due forme. Dès son entrée en vigueur, la prohibition va ainsi s’accompagner d’une explosion spectaculaire des activités criminelles : une étude menée sur les 30 première villes des États-Unis concluait à une augmentation de 24% rien qu’entre 1920 et 1921. Frankie Yale et Al Capone massacreront ainsi leurs concurrents irlandais à New York et Chicago respectivement avant que la lutte n’oppose les italiens entre eux (Masseria contre Maranzano) et n’aboutisse à la formation des cinq familles en 1931.

Résumons : la prohibition n’a pas fait baisser la consommation d’alcool au États-Unis ; c’est même le contraire : elle l’a fait exploser en quantité, en alcoolémie et en dangerosité. Elle a privé des milliers d’Américains de leurs emplois, elle a fait exploser les budgets fédéraux destiné à la faire appliquer, elle a permis aux organisations criminelles de devenir plus puissantes qu’elles ne l’avaient jamais été, elle a fait exploser la criminalité et a considérablement grevé le budget des ménages américains. En 1933, fort de cette expérience peu concluante, le gouvernement des États-Unis rappelle le XVIIIème amendement et met ainsi fin à cette politique aussi stupide que nocive. Il faudra attendre 1971 pour que Richard Nixon, probablement le pire président qu’aient jamais eu les États-Unis, décide de remettre le couvert en déclarant sa guerre contre les drogues. Mêmes causes, mêmes effets.

> le blog de Georges Kaplan

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