Les philosophes et les croyants

Voici une infographie réalisée par mes soins et basée sur les données de la Banque Mondiale qui montre la proportion d’individus, à l’échelle mondiale, qui vivaient avec plus ou moins de $36,27 par mois en 1981, en 1990, en 1999 et en 2010. Comme le précise la légende, ces données sont exprimées en dollars constants – des dollars de 2005 – c’est-à-dire en dollars corrigés de l’inflation ; dollars qui ont également été ajustés de la parité du pouvoir d’achat pour tenir compte du fait que le pouvoir d’achat d’un dollar à New York n’est pas le même que celui d’un dollar à Calcutta (1).

Le seuil de $36,27 par mois n’a, bien-sûr, pas été choisi au hasard : comme le suggère la première barre en partant de la gauche, c’était le revenu mensuel médian en 1981 – c’est-à-dire qu’à l’époque, 50% de l’humanité vivait avec moins de $36,27 et 50% vivaient avec plus de $36,27.

Une décennie plus tard, la proportion d’individus vivant avec moins de $36,27 par mois avait baissé de 9,5 points à 40,5% ; encore dix ans, et ce chiffre baissait encore de 8,8 points et, en 2010, seuls 18,8% de nos semblables vivaient encore avec moins de $36,27 par mois. En d’autres termes, ce que ce graphique nous dit, c’est qu’en trois décennies, la proportion d’individus vivant avec moins de $36,27 par mois est passée de 50% à 18,8% – soit une chute de 31,2 points – ce qui, au regard de ce que nous savons de l’histoire, est absolument unique : jamais un tel mouvement d’enrichissement massif du commun des mortel n’avait été observé.

“Jamais un tel mouvement d’enrichissement massif du commun des mortel n’avait été observé.”

L’infographie a circulé sur Twitter et, en fouillant un peu, j’ai eu l’occasion de lire un certain nombre de commentaires aussi fascinants qu’ils sont critiques. En trois groupes :
(i) « Il faut tenir compte de l’inflation » (No comment) ;
(ii) « $36,27 par mois, c’est une misère » ;
(iii) « La Banque mondiale n’est pas une source objective ».

N’est-ce pas extraordinaire ? Vous publiez un graphique qui tend à montrer que ces trois décennies ont été le théâtre du plus gigantesque enrichissement de l’espèce humaine jamais observé – ce qui, me semble-t-il, est une excellente nouvelle ; une information de nature à susciter un certain enthousiasme – et vous récoltez une bordée de commentaires aussi stupides les uns que les autres qui visent à remettre en cause ce que les chiffres nous enseignent.

Évidemment, ayant quelques expériences du débat public en France, je sais très bien ce que mes contradicteurs ont en tête. En substance : le monde étant réputé, au cours de ces trente années, avoir été dominé par la « doxa néolibérale », rien de bon ne peut en être sorti et donc, toute information visant à démontrer le contraire n’est pas seulement suspecte : elle nécessairement fausse.

La grande force de ces contradicteurs, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’instruments de mesure, ils n’ont pas besoin de chiffres ni de la moindre forme de donnée objective : ils ont et, quoi qu’il arrive, auront toujours raison. C’est-à-dire qu’un simple sentiment ou une anecdote trouvée sur un obscur blog idéologiquement orienté auront toujours plus de valeur que n’importe quelle analyse objective des faits. Ils ont raison, c’est un fait établi et incontestable et, partant, le monde se divise en deux groupes : ceux qui corroborent leurs a priori – et qui ont donc raison avec eux – et ceux qui leur apportent un semblant de contractions qui sont – au choix – (i) des suppôts du grand capital, (ii) manipulés par ce derniers ou (iii) des imbéciles qui ne comprennent rien à rien.

Pourtant, si vous y réfléchissez un instant, mon graphique prête le flanc à de solides critiques. Typiquement, si l’on regroupe la population mondiale par déciles de revenu, il n’est absolument pas contradictoire avec le schéma suivant :

En 1981, nous avons bien 50% de la population mondiale qui vit avec moins de $36,27 et l’autre moitié qui vit avec plus et, en 2010, ces proportions sont bien passées à 20% et 80% respectivement. Ce que ce schéma suggère, c’est que (i) les 20% de la population qui vivent toujours avec moins de $36,27 (le groupe rouge) se sont considérablement appauvris entre temps, (ii) les 30% qui sont passé au-dessus de ce niveau de revenu (en violet) ne se sont enrichis que manière très marginale, (iii) les 40% de la population qui vivaient bien au-dessus de notre seuil (en bleue) se sont considérablement appauvris sans pour autant passer en dessous des $36,27 et, enfin, (iv) les 10% les plus riches de 1981 (en vert) sont les seuls à s’être vraiment enrichis dans l’intervalle.

En l’espèce, ce n’est pas du tout l’histoire de ces trois décennies mais, au moins, ce serait une critique intelligente de mon graphique ; un angle d’attaque qui me forcerait à fouiller les données, approfondir mon analyse et – si j’ai raison – à apporter plus de preuves à l’appui de ma théorie.

Seulement voilà, et c’est justement là le nœud gordien de toute cette affaire, mes contradicteurs se fichent éperdument des démonstrations que je pourrais verser au dossier. Jusqu’ici aucun d’entre eux n’a eu l’intelligence – et sans doute même pas l’idée – de m’opposer un argument raisonné. Et pour cause, ces gens-là ne sont pas des philosophes, ce ne sont pas des scientifiques : ce sont des croyants et la foi, quand elle est solidement chevillée au cœur de celui qui croit, se passe de toute forme de démonstration.

L’excellent Thomas Sowell a résumé cet état d’esprit en trois phrases :

« le problème n’est pas que Johnny ne sait pas lire.
Le problème n’est même pas que Johnny ne sait pas penser.
Le problème, c’est que Johnny ne sait pas ce que penser signifie ; il confond avec ressentir. »

> le blog de Georges Kaplan (Guillaume Nicoulaud)

1. La mesure est certes imparfaite et souffre forcément d’un certain degrés d’imprécision mais elle a l’avantage d’être objective et, à défaut de mieux, d’exister.

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9 Comments

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  • V_Parlier , 24 janvier 2014 @ 14 h 26 min

    La population mondiale s’est enrichie en bien mesurables et financièrement estimables. On ne le remet pas en cause. Et après?

    Est-ce qu’un paysan d’un pays “émergent” qui vivait autonome sur une terre non évaluée, qui mangeait à sa faim sans percevoir de revenus financiers, vit maintenant mieux en étant devenu un mendiant de ville (ou un ouvrier textile baignant dans les teintures toxiques), percevant ainsi 1 euro par jour? (Spectaculaire augmentation infinie de pouvoir d’achat selon les méthodes de mesures de richesse, bien sûr!)

    Est-ce qu’un ouvrier français qui gagnait moins que le SMIC actuel (avec toutes les corrections qui vont bien) dans les années 70-80 était forcément obligé de vivre dans un coupe gorge pour rester à moins de 2 heures de trajet de son lieu de travail et pouvoir payer son loyer? Pourtant, maintenant lui aussi est plus riche et il doit être heureux car il a une belle télé avec canal sat.

    Est-ce que nos enfants seront si heureux que çà quand ils auront notre âge, sous prétexte que leurs revenus mesurables seront plus élevés que les nôtres mais que leur bouffe et leur eau seront encore bien plus empoisonnées qu’aujourd’hui? Ca non plus, çà ne rentre pas dans le calcul.

    Peu m’importe de connaître le pouvoir d’achat calculé car je n’ai pas peur de déclarer haut et fort, sans complexes, que moi aussi je marche au “ressenti”, comme le “Johnny”: Ce que je ressens et VOIS autour de moi et ce qui change depuis les 30 dernières années. Le pouvoir d’achat est une escroquerie utilisée autant par les socialistes que par les libéraux pour sortir du débat tous les autres problèmes tout aussi influents sur la qualité de la vie.

  • charlymarty , 24 janvier 2014 @ 14 h 40 min

    Vous avez raison de pointer le dogmatisme de certains anti-libéraux mais il n’en reste pas moins que votre raisonnement est bâti sur les chiffres d’une institution dont personne, et certainement pas vous, n’est capable de démontrer qu’ils sont fiables et complets. Alors quand vous ajoutez que la mesure est certes imparfaite mais qu’elle a l’avantage d’être objective, c’est non seulement ridicule mais en plus complètement à côté de la plus élémentaire psychologie humaine. Les groupes humains oeuvrent toujours dans le sens de leurs intérêts particuliers, surtout quand il s’agit d’argent et de pouvoir !

    De toute façon, tout le monde sait bien que le libéralisme produit plus de richesse que le communisme. La question n’est pas là. Et c’est justement le gros défaut de votre graphique. Il ne nous apprend rien.

    Enfin, vous reprochez à vos détracteurs de ne pas réfléchir et de condamner d’office tous ceux qui s’opposent à leurs idées mais vous faites exactement la même chose puisque vous les mettez tous sans exception dans le même sac de ceux qui ne réfléchissent pas et qui ne pensent que par croyance ! Ce qui est particulièrement ironique au regard du titre de votre article. L’oeil et la poutre, hein…

  • gandalf le gris , 24 janvier 2014 @ 19 h 31 min

    Bravo tout est dit dans cette reponse

  • Catoneo , 24 janvier 2014 @ 22 h 24 min

    Je n’y connais rien en Banque mondiale, mais de quoi sont faits les 36 dollars ? Je comprends que quelque chose a été divisé par la quantité de population, mais ce quelque chose est quoi ?
    Pib ? On sait ce qu’il faut en penser.
    Je dis ça parce que hors chiffrage il existe des modes de vie relativement heureux (dans le domaine de Johnny).
    Certaines sociétés n’étaient pas “monétarisées” il y a encore quarante ans et on y vivait bien, sans l’avalanche des produits de grande consommation certes, mais il m’en reste des souvenirs alors que ceux-là n’auraient laissé que leurs déchets.
    Enfant, je me rappelle qu’on vivait bien “sans le sou” en Cévennes, dans des mas en quasi-autarcie. Plus tard, j’ai vu le même schéma social en Chine populaire, quand on savait éviter l’intrusion stressante de la gestapo chinoise. L’argent ne circulait pas ou peu, mais les jours n’étaient pas tristes et les gens avaient le temps de lire et de réfléchir. Etaient-ils ou pas au-dessus ou au-dessous des 36 dollars, la question ne les effleurait pas.
    Alors c’est quoi la chose qu’on divise par nous tous ?

    Je ne crois pas à ces statistiques qui définissent le parangon du confort en mettant la tête dans le four et les pieds dans la glacière !

  • passim , 25 janvier 2014 @ 10 h 23 min

    En effet, il y a des choses qu’on ne peut mesurer, et c’est souvent l’essentiel.
    Notre époque matérialiste a pris la triste habitude de croire que ce qui n’est pas quantifiable n’existe tout simplement pas.
    Cela n’empêche qu’il faut mesurer ce qui est mesurable, et féliciter Monsieur Kaplan pour son étude.

  • marcS , 25 janvier 2014 @ 11 h 24 min

    Ce paysan ” qui vivait autonome sur une terre non évaluée, qui mangeait à sa faim sans percevoir de revenus financiers” n’avait qu’à continuer à vivre de cette façon. Personne ne l’a contraint à venir s’installer dans un bidonville pour gagner 1 € par jour. S’il est venu de lui-même, c’est qu’il a estimé (à tort peut-être) que dans ce bidonville la vie lui serait physiquement moins pénible que de continuer à s’exténuer à cultiver sa “terre non évaluée”

    V_Parlier vous êtes certainement un croyant de la nouvelle religion de la décroissance et si vous êtes cohérent avec votre foi vous devriez vivre comme il y a deux siècles et dans ce cas je vous respecterais profondément.

    G. Kaplan a bien raison de dire que lorsque ” la foi, quand elle est solidement chevillée au cœur de celui qui croit, se passe de toute forme de démonstration”

    Ce besoin de foi propre à l’homme le conduit à commettre des actes de la plus grande valeur comme ceux de la plus grande atrocité. Notre époque, plus que jamais, est là pour le démontrer

  • samovar , 25 janvier 2014 @ 18 h 29 min

    Je suis entièrement d’accord avec vous et il faudrait revenir à plus de simplicité et surtout ne pas porter le consumérisme au pinacle. De telle sorte que les gens simples ne veulent plus de leur simplicité (voir le cas du paysan cité plus haut) : ce sont les médias et leurs descriptions débiles de la vie qui l’ont poussé vers la ville …

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