Clownerie ministérielle : Bruno Le Maire veut une blockchain publique

Ah, les cryptomonnaies ! C’est un sujet complexe, qui porte à la fois sur la monnaie, l’économie, les mathématiques, l’informatique et la souveraineté de l’État. Autant d’éléments que maîtrise Bruno Le Maire – BLM pour les intimes – dont la puissance intellectuelle lui a permis de devenir le plus frétillant des ministres de l’Économie que le pays ait connus. Il était donc malheureusement inévitable qu’il lance (encore !) une réflexion à ce sujet.

De façon intéressante, ce n’est pas la première fois que notre effervescent ministre lance ainsi le sujet dans l’actualité. On se souvient par exemple qu’en 2018, il avait nommé un « monsieur Bitcoin« , dont on soupçonnait dès la nomination que la production en terme de rapports dodus permettrait de placer un nouveau jalon dans la longue histoire des conclusions consternantes d’organismes d’État.

La sortie du rapport, en juillet de l’année dernière, confirmait globalement l’impression initiale puisque les conclusions se résumaient essentiellement à vouloir, encore une fois réguler, encadrer et mettre sous la coupe de l’État une technologie dont l’essence même a toujours été de s’en affranchir. Si le rapport du Monsieur Bitcoin n’était finalement pas aussi périplaquiste que le fut le rapport Thery en son temps, il n’en demeurait pas moins assez peu opérationnel, se limitant au mieux à des constats sans intérêt (voire faux pour certains, ne nous leurrons pas), au pire à quelques recommandations qu’on avait déjà lues ou entendues ailleurs. Les animaux politiques apprécieront, les autres pourront donc oublier ce rapport, exemple vraiment standard de ce que la nomenklatura française produit de temps en temps en feignant d’influer sur le cours des événements qui les dépassent de loin.

Mais voilà : six mois se sont écoulés, et il était donc grand temps pour notre BLM national de remettre le sujet sur le tapis. Entre-temps, Facebook a dévoilé son projet de produire sa propre cryptomonnaie, le Libra, ce qui n’a pas manqué de déclencher deux types de réactions différentes selon le milieu considéré.

Chez les pratiquants des cryptomonnaies, la lecture du « white paper » (le document technique décrivant le fonctionnement et les objectifs du Libra) aura été accompagnée d’un intérêt modéré en ce que le développement d’une telle technologie par un géant comme Facebook en permet sa démocratisation. Malheureusement, les choix techniques de la firme de Zuckerberg, notamment celui d’en faire une cryptomonnaie arrimée à un panier de monnaies étatiques, rendent l’ensemble de l’opération nettement moins crédible. Si l’on y ajoute la façon dont le Libra sera piloté par une fondation dans laquelle on retrouve, notamment, des banques et des organismes de carte de crédit (ces entités-mêmes que les cryptomonnaies entendent dépasser), ainsi que les flous techniques qui entourent la future cryptomonnaie de Facebook, la prudence s’impose.

Prudence qui fut bien évidemment complètement absente dans les déclarations de nos politiciens les plus enfiévrés (qui sont aussi les moins compétents en la matière – ce n’est pas un hasard) : l’apparition de cette monnaie interne à Facebook a rapidement été ressentie comme un véritable affront à la souveraineté des États, laquelle s’exprime notamment par sa capacité de battre monnaie et de spolier gentiment leurs peuples au travers de celle-ci. Une monnaie indépendante des États, fût-elle estampillée Facebook, fût-elle arrimée aux monnaies officielles, est un coin enfoncé dans leur capacité à lever l’impôt, prélever des taxes ou imprimer du billet à rythme soutenu afin d’éponger des dettes contractées pour arroser les électeurs les plus naïfs… Insupportable !

Dans ce contexte, le brave Bruno ne pouvait pas rester les bras croisés. Pour lui, c’est absolument clair, « la France refuse qu’une entreprise privée se dote des moyens de la souveraineté d’un État », scrogneugneu non mais alors. Peu importe que Bitcoin et les autres cryptomonnaies existent déjà et se soient assez voluptueusement passés de toute autorisation auprès de la France ou du petit Bruno lui-même. Pour ce dernier, c’est dit : la France refuse, et puis c’est tout.

Dès lors, il faut agir :!

Eh oui : en France, lorsqu’on est ministre, l’incompétence n’est jamais une excuse pour ne rien faire. C’est sans doute armé de ce principe inaltérable même devant les pires déficits budgétaires que Bruno s’est courageusement lancé dans une nouvelle aventure idiote dans laquelle il va tenter de pousser tout le pays. Bien sûr, le résultat sera très évidemment un désastre, mais pour Bruno, encore une fois, ce désastre est préférable à l’inaction : selon lui, c’est sûr, pour contrer la proposition de l’insupportable Zuckerberg, il faut « une monnaie numérique publique émise par les banques centrales qui garantirait la sécurité totale des transactions, leur rapidité, leur simplicité et leur gratuité. »

Vous avez bien lu : selon Bruno, le fait pour une banque centrale d’émettre une monnaie permettrait, de façon quasi-magique, d’en assurer la sécurité des transactions, leur rapidité, leur simplicité et surtout, leur fameuse gratuité. Dans l’imaginaire du petit Bruno, la banque centrale dispose des mêmes pouvoirs que les licornes mythologiques qui, nourries avec de la bonne herbe fraîche introduite à un bout peuvent produire des richesses innombrables à l’autre bout (ou des prouts parfumés et des cacas colorés, au choix).

Dans ce monde parallèle où Bruno s’ébat avec des petits couinements télétubbiesques, il n’existe aucune des catastrophes monétaires régulières sur les monnaies étatiques, depuis les hyperinflations exponentielles jusqu’aux actuelles plomberies financières incestueuses mises en place par la Fed ou la BCE pour éponger les abysses financières de la crise de 2008 (elle-même provoquée par les politiques monétaires débilissimes des années 2000). La perte de plus de 95% de la valeur du dollar pour cause d’inflation sur les 100 dernières années n’est pas plus un problème.

Partant, on peut décemment demander à ces institutions pourtant catastrogènes de s’emparer à bras le corps de ces cryptomonnaies, c’est évident. Il semble tout aussi évident que les intérêts de l’ensemble des acteurs qui participeront à cette blockchain publique convergeront aussi magiquement que les licornes précédemment évoquées.

Ainsi, les pouvoirs publics auront à cœur – c’est toujours évident – de ne pas défausser leur monnaie (parce que ce n’est pas déjà ce qu’ils font sur une base quotidienne, n’est-ce pas).

Chaque autre participant ne sera que trop heureux que l’ensemble de ses transactions soit enfin accessible à tous les agents de l’État qui ne feront de ces Niagaras d’informations qu’un usage modéré et parfaitement en ligne avec ce qu’on peut attendre de démocraties tirées au cordeau.

En outre, cette cryptomonnaie publique, située sur une blockchain tout aussi publique, ne verra jamais la moindre censure d’aucune de ses transactions : on peut être d’ores et déjà certain que tout le monde y aura accès, tout le temps.

Enfin, la centralisation complète inhérente à l’aspect public de cette géniale invention n’offrira ni « point unique de défaillance », ni aucune opportunité pour l’État de s’immiscer encore plus dans notre vie quotidienne. Ce sera garanti, c’est Bruno qui le dit. Il y aura une charte avec un petit tampon rouge en haut à droite, et une petite licorne en bas à gauche, avec la signature de Bruno en bas au milieu. Garanti.

Cerise sur le gâteau numérique : toutes ces transactions seront gratuites, comme l’école, la couverture sociale ou la sécurité du territoire qui, comme chacun le sait, sont assurées par des armées de bénévoles et de citoyens aussi socialement responsables que baignés de leur naturelle abnégation (sans compter leur horreur de toute rémunération financière, bien pratique pour conserver les comptes de la Nation à l’équilibre budgétaire).

On le comprend : un ministre tente de s’approprier une fois encore une question qui n’appartient surtout pas au domaine de l’État et dans lequel les citoyens ont un intérêt primordial, vital même, à ce qu’il en soit le plus éloigné possible.

Heureusement, l’absurdité des propositions faites et du discours tenu montre que, comme internet il y a plus de 20 ans, les autorités françaises sont parfaitement à la ramasse. C’est plutôt rassurant.

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