CHAPITRE I – Les contraintes permanentes de la civilisation industrielle

Si la France, l’Angleterre et les Etats-Unis ont diffusé à partir de 1789 l’idéologie démocratique qui a permis à l’Europe d’assurer sa suprématie sur le monde durant le XIXème siècle, il ne faut pas oublier les conditions historiques qui ont permis cette réussite :
– La royauté, puis la République et l’Empire ont gouverné une France qui s’était imposé depuis plusieurs décennies comme la première puissance continentale;
– La diffusion des nouvelles sciences et techniques avait, depuis le XVème siècle, préparé la mutation culturelle, scientifique et économique de l’Occident.

Les concepts idéologiques rigides succombant toujours sous le poids de leurs contradictions, il s’avère essentiel d’étudier comment a émergé notre civilisation, car les conditions qui ont permis sa naissance et son développement restent valables dans le temps et dans l’espace. Effectuer un diagnostic géopolitique ou socio-économique sans se référer en permanence aux lois historiques qui ont permis l’essor de la modernité conduit à tomber dans les raisonnements qui privilégient des faits-divers ou des idéologies creuses ignorant les réalités objectives. Les conséquences des pensées réductrices imprègnent encore l’histoire moderne avec l’irruption de crises prévisibles que personne n’osait prévoir : nazisme, stalinisme, maoïsme, chute du mur de Berlin suivie de l’implosion de l’URSS, intégrisme islamique, etc…

Rappelons que le progrès, en Occident, n’a pas été continu et que notre filiation gréco-latine nous fait souvent oublier l’importance de notre déclin depuis la chute de l’Empire Romain jusqu’à la Renaissance : 1 000 ans de décadence si accentuée que la lecture n’était plus perpétuée que dans quelques monastères. Les dix premiers siècles de royauté nous ont laissé moins de trésors que le jeune Pharaon Toutankhamon mort à 20 ans, après seulement cinq ans de règne.

Trop pauvres pour développer autre chose qu’un artisanat sommaire, nos ancêtres, à 95 % agriculteurs, vivaient si chichement que nous avons du mal à imaginer leur vie primitive et la terrible mortalité qui les décimait. L’Eglise représentait alors le seul refuge et le seul réceptacle culturel, mais une Eglise totalitaire qui interdisait la science, brûlait les Albigeois, les Juifs et les Arabes, en exigeant des rois leur soumission temporelle au Pape. Ainsi Raymond VI de Toulouse fut excommunié par le pape Innocent III pour avoir refusé d’anéantir ses sujets pratiquant la religion cathare. Il du se résigner à lancer contre eux une croisade dirigée par le célèbre Simon de Montfort qui dressa, après la prise de Montségur, un des plus sinistres bûchers de l’Histoire.

L’Occident ne s’est engagé dans la voie du progrès que grâce à la conjonction de trois facteurs de natures différentes, mais curieusement rassemblés par des aléas historiques : une terrible épidémie de peste, une révolution culturelle, plusieurs novations techniques majeures.

– D’abord, une catastrophe naturelle. La grande peste noire, fléau d’apocalypse, apparaît en 1338, à l’occasion du retour des Croisades et extermine près de la moitié de la population de l’Europe : vingt cinq millions de morts en trois ans. Imaginons un désastre de même nature à notre époque et les paniques qui s’ensuivraient avec l’amplification médiatique. Heureusement pour elle, l’Europe du Moyen Age était aussi stoïque que primitive. Comme il fallait relever un défi sans précédent, réoccuper des campagnes désertes et repeupler des villes exsangues, les populations acceptèrent les novations techniques et sociales en train d’émerger.

– Ensuite, une révolution culturelle. Luther, devant la cour mandarine de Léon X et face au trafic des indulgences, veut libérer le catholicisme de ses institutions sclérosées. En récusant les sacrements, l’obéissance à l’autorité ecclésiastique et le culte des saints, il répondait à une attente diffuse : privilégier la foi personnelle avec le caractère novateur de liberté individuelle. Bien sûr, Rome acceptera à terme, elle aussi, ce retour aux sources du Christianisme mais cette liberté individuelle, socialement attendue, s’évade ensuite de son cadre religieux, lorsque les princes allemands puis la royauté anglaise s’emparent du nouveau concept afin de se rendre indépendants de l’Empereur d’Allemagne et se dégager de l’influence de la papauté.

– Enfin, des novations techniques. Alors que l’Occident décline depuis la chute de l’Empire Romain, l’Islam s’impose à partir du VIIIème siècle comme puissance dominante. Recherchant la coexistence avec les Chrétiens et les Juifs, se voulant raffinés et cultivés, il fait progresser les sciences et les techniques. Nous lui devons la numérotation moderne, l’algèbre, la boussole, le gouvernail d’étambot et la poudre à canon importée de Chine. Cet Islam économiquement puissant, à la fois ouvert et dominateur, constituera le centre géopolitique de l’Europe et de la Méditerranée du XIIème au XVIIème siècle. Cette époque verra la fin de l’Empire byzantin avec la prise de Constantinople, et Soliman le Magnifique viendra même assiéger Vienne, au grand soulagement de François Ier.

Mais, insensiblement, le courant du progrès s’inversera. Du côté ottoman, l’administration se sclérose, l’intolérance s’installe, le statut de la femme régresse, la religion se formalise. Cette évolution récessive entraînera une décadence à la fois économique, sociale, politique puis militaire.

En revanche, du côté occidental, le rythme du progrès s’accélère sous la pression des nouvelles découvertes et de la concurrence inter-européenne enrichie par des apports extérieurs. Le progrès s’appuie alors sur le rationalisme et sur une certaine liberté de pensée que Galilée et Descartes rendront, non sans mal, irréversibles.

La domination militaire de l’Europe sera la première conséquence de cette mutation culturelle, symbolisée par la conquête des Amériques. L’Europe assure alors sans difficulté sa suprématie sur des civilisations paralysées par leurs contradictions : les 600 hommes, les 50 chevaux de Cortès et quelques canons feront la conquête de l’Empire Inca, avant de l’anéantir au nom de la religion.

Où se situait la force du nouvel impérialisme Européen ? C’était l’addition d’une suprématie technique, d’une volonté de puissance bâtie sur une idéologie moderniste et d’une nouvelle donne stratégique : la suprématie économique entraîne toujours la suprématie militaire. La deuxième guerre mondiale l’a démontré : au lendemain de Pearl Harbor, l’amiral japonais Yamamoto savait déjà que le Japon engageait un combat perdu d’avance contre les USA, et Albert Speer, le dernier ministre de l’armement du IIIème Reich, aboutissait aux mêmes conclusions dès 1943.

L’importance stratégique de l’économie demeure plus actuelle que jamais :
– Israël a remporté plusieurs guerres contre des pays arabes dont l’Egypte et la Syrie, grâce à la supériorité de son développement et de son armement calqué sur celui des USA.
– Les USA ont écrasé l’Irak en 1991 et 2003, pratiquement sans pertes humaines, en employant les armements du XXIème siècle, face à un arsenal obsolète.

Et la morale ? Curieusement, elle apparaît comme sans prise sur l’Histoire si elle n’est pas associée à la volonté de puissance et à la suprématie économique.
Le phénomène est si profond qu’il n’existe pas un seul exemple historique qui puisse expliquer, (au nom de la morale seule) pourquoi une nation a été durablement victorieuse ou vaincue : la genèse de la splendeur ou de la décadence demeure toujours d’ordre socio-économique.

L’ancienne Egypte se voulait pacifique face à la rude morale romaine qui a pourtant éradiqué 3 000 ans de civilisation en quelques décennies. L’historien Toynbee a fort bien analysé les vraies raisons de l’effondrement du régime des Pharaons : adaptation de Rome aux terres arides face à l’incapacité des Egyptiens de s’abstraire du Nil, banalisation de l’écriture permettant une meilleure diffusion culturelle, organisation d’une société plus efficiente.
– L’émirat de Cordoue, raffiné et tolérant, a été conquis au XIIIème siècle par les armées espagnoles qui ont ensuite expulsé les Musulmans. Symétriquement, les soldats catholiques iront sans remords piller Constantinople, la condamnant à être conquise par les Ottomans : les Croisés préféraient Sainte Sophie aux mains des infidèles plutôt que dans celles des orthodoxes.

La même morale peut d’ailleurs servir des politiques opposées, car les peuples dynamiques s’emparent des idéologies et des religions dont ils ont besoin pour assurer leur volonté de puissance, leur identité ou leur survie.

Rien n’est d’ailleurs changé à notre époque : des régimes islamiques s’installent dans la guerre sainte pour masquer leurs échecs économiques, tandis que l’Inde et le Pakistan se sont déjà livrés trois guerres exacerbées par le fanatisme religieux.

Pour en revenir à l’Europe du XVème siècle, époque genèse de la modernité, rappelons qu’elle a aussi bénéficié d’un atout essentiel : l’invention de l’imprimerie, outil indispensable à la transmission du savoir. La nouvelle technique, d’abord limitée à l’impression de la Bible et à quelques livres d’Histoire, prendra sa véritable dimension en 1769 avec la publication de la “Grande Encyclopédie Scientifique” de Diderot. Cet ouvrage, par son importance et son audience, constituera le premier symbole d’une civilisation technique désormais assurée de son universalisme.

> CHAPITRE II – Les conditions du progrès économique et social

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