Damien Theillier : « l’Etat est devenu l’instrument d’une lutte de pouvoir entre des minorités ou des groupes de pression »

Damien Theillier enseigne la philosophie. Il est l’auteur de Culture générale (Editions Pearson, 2009) et d’un cours de philosophie en ligne. Entretien :

Damien Theillier, vous avez créé l’Institut Coppet afin de revaloriser l’étude de l’école libérale française. Quel est votre objectif ?

L’objectif est d’abord pédagogique car cette école de pensée, l’école des « économistes », comme elle se nommait elle-même, appartient à un monde perdu, oublié. Nous n’avons plus accès à leurs textes, ils ne sont plus cités dans les manuels, on a oublié jusqu’à leur nom. Les socialistes sont capables, encore aujourd’hui, de se référer à Jean Jaurès, à Edgar Quinet ou à Léon Blum dans l’élaboration de leurs argumentaires. Ils ont leur panthéon à eux.

Mais qui aujourd’hui, parmi les libéraux français, a lu Condillac, Destutt de Tracy, Benjamin Constant, ou Yves Guyot ? En 2012, nous allons célébrer le centenaire de la mort de Gustave de Molinari. Qui a lu une seule ligne de ses œuvres ?

De nos jours, à l’heure du numérique, il devient possible, à un coût dérisoire, d’exhumer ces textes devenus introuvables ou inaccessibles et de leur redonner une seconde vie. C’est un véritable continent perdu qu’il faut explorer. C’est pourquoi un projet de numérisation de textes de libéraux français du XIXe et du XXe siècle est en cours sur le site de l’Institut Coppet (www.institutcoppet.org). Nous proposons des textes en pdf mais aussi dans des formats adaptés à la lecture sur ipad ou smartphone. L’Institut Coppet a aussi lancé un projet de traduction d’articles américains relatifs à ces auteurs. Paradoxalement c’est principalement aux Etats-Unis que cette école française continue à vivre et à se développer au XXIe siècle. 

Au-delà de ce défi pédagogique, quels sont les options philosophiques de l’Institut Coppet ?

La philosophie de la liberté a des racines très anciennes mais elle a connu en France un développement particulièrement original. Contrairement aux Anglais, les Français justifient la liberté par les droits naturels plutôt que par l’utilitarisme. Ils défendent le libre marché sous la forme du capitalisme de laissez-faire. Ils furent très tôt les adversaires du collectivisme, des idées interventionnistes et protectionnistes.

La France travers une crise économique et politique. Mais cette crise est avant tout une crise intellectuelle et morale. Depuis la naissance du socialisme en France au XIXe siècle et le renfort d’un pseudo-libéralisme keynésien au XXe siècle, la politique s’est détachée de son socle moral c’est-à-dire de l’ordre naturel dans laquelle elle trouvait sa légitimité. L’Etat est devenu alors l’instrument d’une lutte de pouvoir entre des minorités ou des groupes de pression. Chaque groupe tentant d’imposer aux autres sa loi, par la force et la violence de l’Etat. C’est ce que Frédéric Bastiat nommait la « spoliation légale ». On a soutenu l’idée que l’on pouvait légitimement violer les droits de propriété, au nom de la justice et de l’équité.

Ce que nous avons du mal à réaliser aujourd’hui c’est que cette rupture est finalement récente dans l’histoire et qu’elle est loin d’être irréversible. Je suis plutôt optimiste car après les échecs successifs des différentes expériences socialistes, communistes et sociale-démocrates, les idées fausses peuvent être identifiées, réfutées et remplacées par des idées vraies. C’est pour cela que nous avons besoin de renouer avec cette tradition libérale française qui s’enracine elle-même dans les idées fondatrices de la civilisation occidentale. Ce sont ces idées qui ont permis la réussite extraordinaire de l’Europe, puis de l’Amérique à l’époque moderne. L’Institut Coppet veut contribuer à cette nouvelle Renaissance.

« Au XIXe siècle, les intellectuels libéraux constituaient l’élite intellectuelle de la France »

Les classiques français revivent depuis déjà quelques années de l’autre côté de l’Atlantique. Comment expliquez-vous par exemple le succès de Bastiat aux Etats-Unis ?

L’Amérique est la fille aînée de l’Europe. C’est aussi en Amérique que les idées des Lumières ont connu leur épanouissement naturel, loin des querelles stériles de la vieille Europe. Un exemple : le Traité d’économie politique de Destutt de Tracy, interdit en France par Napoléon, a été traduit par Jefferson et est devenu en 1811 le premier manuel de philosophie politique à l’usage des étudiants de l’université de Virginie qu’il venait de créer. C’était il y a deux cents ans.

Depuis le milieu du XIXe siècle, l’Europe a abandonné les idées qui lui avaient permis de devenir un continent prospère et éclairé. Après avoir résisté aux vents du collectivisme, l’Amérique elle aussi s’est laissé submerger à partir des années 30. Mais le sursaut est venu d’intellectuels courageux, à contre-courant des modes médiatiques. Après la seconde guerre mondiale, des courants intellectuels et scientifiques ont contribué à renouveler l’approche libérale des faits économiques et politiques ainsi que la philosophie du droit ou l’éthique, à travers des revues ou des think-tanks. On peut citer, parmi d’autres, l’école du Public Choice de Virginie, aujourd’hui implantée à George Mason University près de Washington DC, l’objectivisme d’Ayn Rand, ou bien l’école autrichienne d’économie qui s’est développée au Mises Institute en Alabama. Tous ces courants renouent avec la tradition intellectuelle française des Lumières et du XIXe siècle, cette tradition dont Bastiat est la figure la plus connue. Leur point commun est d’affirmer la supériorité morale et civilisationnelle de l’économie de marché et du droit naturel sur la logique étatique de la spoliation et de la redistribution.

On reproche souvent aux Libéraux une distance vis-à-vis de la réalité de la gouvernance. Ces auteurs ont-ils enfanté de décideurs politiques ? Quelles furent leurs actions ?

Au XIXe siècle, les intellectuels libéraux constituaient l’élite intellectuelle de la France. Ils enseignaient au Collège de France, ils étaient membres de l’Académie, ils étaient journalistes, parlementaires et certains occupaient des postes ministériels. Tout au long du XIXe siècle, ils ont tenté d’imposer le libre-échange à la politique commerciale de la France. A partir des années 1840, ils ont dirigé une revue : Le Journal des Economistes, qui a exercé une forte influence sur la politique économique et monétaire de la France jusqu’au début du XXe siècle. Bastiat, Molinari, Guyot et Passy furent par ailleurs d’ardents opposants au colonialisme, tant pour des raisons économiques qu’éthiques. Mais leurs combats ne furent pas toujours couronnés de succès. Avec la montée inexorable du socialisme, à partir de 1848, et l’instauration de l’État Providence, cette élite intellectuelle et politique a décliné progressivement, même si le fil de la tradition ne s’est jamais complètement rompu jusqu’à aujourd’hui.

Finalement, pourquoi Coppet ?

Situé en Suisse, Coppet était le château du père de Germaine de Staël, Necker. C’est là que se sont réfugiés les piliers du « Groupe de Coppet », Benjamin Constant et Germaine de Staël, exilés par Napoléon. Premier laboratoire d’idées en Europe, le Groupe de Coppet fut le creuset de l’esprit libéral en France à l’orée du XIXe siècle. Pour Benjamin Constant, liberté en politique et liberté en économie sont indissolublement liées, c’est cela l’esprit de Coppet.

Cette page est produite par l’Institut Coppet et le Bulletin d’Amérique.

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