Des chatbots pour “ressuciter” les morts!

Eugenia Kuyda n’a pas foncé tête baissée. Elle avait des doutes, en fit des cauchemars. Prenait-elle la bonne décision ? Avait-elle le droit ? Mais à la mort de son meilleur ami, décédé brutalement dans un accident de voiture à 34 ans, la programmeuse a mis de côté ses craintes pour créer, à partir de milliers de messages, SMS ou e-mails qu’il avait pu écrire, un chatbot. Un avatar capable de parler « comme » lui, de discuter en reproduisant ses expressions, en imitant sa sensibilité, son humour, même, tant l’intelligence artificielle avait été abondamment « nourrie » d’échanges qu’avait eu Roman Mazurenko de son vivant.

Le scénario avait été imaginé par Black Mirror, la série d’anticipation britannique, dans l’un de ses plus terribles épisodes, Be Right Back. Martha y dialoguait avec l’avatar d’Ash, son mari disparu, par messages, puis par téléphone, allant jusqu’à, un temps, ne plus ressentir le vide de son absence.
C’était il y a trois ans seulement. A l’époque, qu’une technologie vienne détruire le processus de deuil et briser virtuellement la frontière avec les morts paraissait impensable. L’expérience d’Eugenia Kuyda vient de nous prouver le contraire. Et nous signifier sans doute à quelle vitesse terrifiante les tabous tombent. Dialoguer avec des avatars de nos proches décédés pourrait-il être un jour être considéré comme acceptable ?

Si, pour Eugenia Kuyda, qui avait vu l’épisode de Black Mirror, la réalité a dépassé la fiction, c’est d’abord grâce aux progrès fulgurants, en quelques années seulement, de l’intelligence artificielle et du Natural Language Processing, qui permet à une machine de comprendre et de « parler » un langage humain. Et ce grâce aux investissements des géants du web en la matière.(…)

Eugenia Kuyda est à la tête d’une start-up de chatbots, Luka, l’une des plus importantes aujourd’hui parmi les centaines qui tentent d’exploiter le filon. Le premier qu’elle a créé permettait de réserver des hôtels en ligne. Experte en natural language processing, son équipe n’a pas eu de mal à créer un chatbot capable d’assimiler les « 8.000 lignes de texte » fournies, à sa demande, par dix proches de Roman Mazurenko, ses parents inclus.

« Les chatbots sont déjà une réalité. Et alors que “parler aux morts” peut encore sembler étrange, cela sera, dans le futur, aussi naturel qu’ouvrir Facebook pour se tenir au courant de la vie de ses amis. »
Celui qui nous délivre cette prédiction avec un tel aplomb s’appelle Marius Ursache, et a fondé, en février 2014, Eterni.me, un projet médiatisé dans le monde entier il y a deux ans. Son objectif : « Vous rendre éternel en créant votre avatar qui vous survive à votre mort. » Le tout en permettant à chacun de peaufiner son avatar de son vivant, pour qu’il puisse dialoguer plus tard avec ses arrières petits-enfants.

Deux ans et demi plus tard, nulle trace, pourtant, d’avatars Eterni.me. Car si les chatbots sont déjà une réalité, en créer des milliers – plus de 33.000 utilisateurs se sont inscrits – à partir de millions et millions de data collectées est une autre histoire.
« La technologie est encore loin de fonctionner », reconnaît volontiers Marius Ursache, qui ne cachait pas à l’époque avoir voulu mesurer l’intérêt du public pour un tel service. Voici plus précisément ce qu’il imagine :
« Votre avatar se connecte à vos comptes (réseaux sociaux, emails, calendriers, smartphones, objets connectés…) et apprend tout sur vous. Vos posts, messages et actions, déclencheront des chats quotidiens où votre avatar essaiera de mettre de l’ordre dans les données qu’il collecte. Il interagira aussi avec vos amis et votre famille pour en apprendre plus votre vie. Plus vous interagirez avec votre avatar, plus il deviendra intelligent. Il sera votre biographe personnalisé et un « Tamagotchi » de vous-même qui grandira jusqu’à votre dernier jour ».
Le plus difficile, « ce n’est pas de créer un avatar qui puisse interagir, puisqu’ils existent déjà, reprend Marius Ursache. Le vrai défi est de leur faire tenir des propos cohérents, et qu’ils puissent contextualiser une masse de données aussi gigantesque. »

Les obstacles restent donc évidemment importants. Mais le projet d’Eterni.me, et des services similaires existants, répond à un besoin viscéral et qui fait le propre de l’Homme: laisser une trace.
« Nous mourrons tous un jour ou l’autre, peut-on lire sur Eterni.me. Et si vous pouviez garder le souvenir de vos parents pour toujours ? Préserver votre héritage pour le futur, pour que vous enfants, vos amis, ou même des inconnus se souviennent de vous dans des centaines d’années ? »

Un besoin qui ne serait que celui de grands mégalomaniaques ? Après moi, le déluge ? Pour Marius Ursache :
« 150.000 personnes meurent dans le monde chaque jour. La plupart de leurs pensées, histoires et souvenirs, sont perdus à jamais, à l’exception de quelques photos, d’un feed Facebook, d’un vieil ordinateur, peut-être d’un journal intime et pour les plus chanceux, d’une autobiographie. Les souvenirs que les autres ont d’eux disparaissent aussi, si bien que la plupart d’entre nous sommes oubliés, comme si nous n’avions jamais existé ».
La multiplication des sites post-mortem comme «After me » montrent que le besoin de contrôler son héritage numérique touche un très large public. Facebook, Google… Tous en ont bien pris conscience, en misant largement sur la question (quand ils ne cherchent pas à nous rendre immortels).

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