Contre l’EI, l’arme secrète des USA : la psychologie…

Quatre mois après les premières interventions américaines contre l’État Islamique d’Irak et du Levant (EIIL), les spécialistes du Pentagone dressent un bilan globalement négatif de l’opération : en Irak, les militants extrémistes ont, certes, été mis sur la défensive, mais de grandes villes comme Mossoul et Fallujah se trouvent toujours sous leur contrôle et il n’est pas question de les leur reprendre dans un avenir prévisible. En Syrie, où le Pentagone multiplie les bombardements en tapis et les tirs de missiles, ces mêmes militants qui, fin août, tenaient à peine le sixième du territoire en ont maintenant près de la moitié sous leur férule.

Constats d’échecs
Ces constats d’échecs que beaucoup à Washington jugent momentanés – l’optimisme reste encore de rigueur – ont tout de même plongé la petite société des généraux-stratèges dans la plus sombre perplexité. Qu’est-ce qui permet aux défenseurs de l’EIIL de se montrer si accrocheurs, si tenaces ? Et qu’est-ce qui rend l’État islamique si menaçant, si dangereux à la fois pour la dignité des Américains et le salut de l’Occident ? Ces deux questions sont dans toutes les consciences qui peuplent les avenues reliant la Maison Blanche au Pentagone. Le plan imaginé par le président Barack Obama (de l’aviation, surtout de l’aviation, rien que de l’aviation) serait-il en train de s’écrouler par morceaux ? Existerait-il un plan B de rechange et, si oui, en quoi consisterait-il ? Bref, une sorte d’impasse inquiète et frustrante.
C’est dans cette morne atmosphère qu’un homme se détacha de ses pairs en osant mettre tout le problème à plat, en reprenant tout de zéro, en faisant table rase de toutes les constructions académiques afin de poser les bonnes questions pour tenter d’obtenir enfin les bonnes réponses. Cet homme est le général Michael Nagata. Commandant des opérations spéciales au Moyen-Orient, il a auparavant traîné ses guêtres en Somalie et dans les Balkans. L’Irak et la Syrie, depuis six mois, hantent ses nuits, animent ses cauchemars, mais remplissent aussi ses rêves et sa confiance car il est persuadé d’avoir trouvé la solution de l’énigme, la clé du mystère. Le général Nagata a commencé par faire le tri parmi ses adjoints directs et n’a conservé près de lui que ceux qui partagent ses préoccupations et surtout son analyse. Il a ensuite réuni dans le plus grand secret ce petit brain trust afin de mettre les choses au point. Peu de détails, bien sûr, ont filtré de ces conciliabules mais, tout de même, quelques bribes de débat réussirent à franchir les murailles. Des bribes intéressantes qui indiquent l’axe et donnent le ton. Le général Nagata se serait exclamé : « Savez-vous pourquoi nous piétinons en Irak et en Syrie ? Parce que nous n’avons pas compris la mystique de l’État islamique, nous n’avons pas compris l’idée, la substance de sa dynamique. Et tant que nous ne comprendront ni la mystique, ni l’idée, ni la substance, nous piétinerons en Irak et en Syrie. »

Les leçons du Vietnam et de l’Afghanistan
A l’évidence, le général Nagata provoqua une certaine surprise dans l’establishment militaire à Washington et ailleurs. Les leçons apprises au Vietnam, en Afghanistan et durant la première guerre d’Irak tournaient toutes autour des grands principes du contre-terrorisme et de la contre-insurrection. Dans ces scénarios, on faisait tenir aux civils un rôle capital puisqu’ils constituaient la cible qu’il fallait soustraire aux griffes de la subversion. Mais de là à les intégrer à une guerre officiellement appelée guerre psychologique, il y avait un pas de géant à franchir. Le général Nagata vient de le franchir presque allègrement en martelant le slogan qui fleurit déjà sur bien des lèvres : tout est une affaire de psy-cho-lo-gie.
Voilà le maître-mot, la clé, la lumière dans les ténèbres. Pourquoi les islamistes parviennent-ils à conserver le contrôle d’un système hybride qui tient à la fois de l’organisation terroriste, d’une armée conventionnelle et d’une horde de bandits ? Réponse du général Nagata : psychologie. Pourquoi les dirigeants de l’État islamique font-ils preuve d’une si grande habileté à combiner les passions religieuses, les pulsions sécularistes, le sectarisme tribal et les exigences économiques ? Réponse du général Nagata : psychologie. Dernière question, et non des moindres : pourquoi, chaque mois, plus de mille volontaires venus de plusieurs pays s’engagent-ils aux côtés des combattants de l’EIIL ? Toujours la même réponse du général Nagata : psychologie.
Le général Stanley McChrystal, un ancien patron des G.I.’s en Afghanistan, a eu un mot flatteur pour le général-vedette : « C’est lorsque tout se complique, a-t-il soufflé, lorsque personne n’y comprend plus rien, que Nagata est le plus à l’aise. » Chacun sait que face à une construction compliquée, le mieux est de tout détruire afin de mieux chercher son fil conducteur, l’explication d’une logique.

Déception
Depuis qu’il fut nommé à ce poste au début de l’été, le général Nagata s’est efforcé de lire ou de parcourir des centaines de rapports, tous signés par de vieux briscards du contre-terrorisme, de la CIA et d’autres agences de renseignement. Après ce louable effort, le général Nagata n’a pas caché sa déception : toutes les conclusions se rejoignaient. Toutes parlaient d’équilibre de forces, de noyautage de l’ennemi, d’entraînement spécial, d’aide économique, de protection des civils, de contre-propagande. Aucune n’abordait le fin mot de toute cette affaire, le centre de ce terrible défi qui, pour le général Nagata, se résume à ceci : « Il nous faut décortiquer ce qui constitue le formidable magnétisme dont se servent les dirigeants de l’EIIL pour narguer le monde. Tant que nous n’aurons pas répondu à cette question, encore une fois, nous piétinerons en Irak et en Syrie. »
Le général Nagata a donc pris une double décision. D’abord, il va s’entourer de conseillers qui sont nés et ont grandi en Irak et en Syrie. Ensuite il va faire lâcher par des drones des messages adaptés sur les plans psychologique, émotionnel et culturel aux populations auxquelles ils sont destinés. « Nous ne réalisons pas suffisamment, souligne le général Nagata, à quel point nous faisons le jeu de l’ennemi lorsque nous le traitons de lâche, d’assassin, de barbare. Nos critiques et nos attaques viennent d’infidèles. Résultat : elles sont de facto discréditées et se retournent contre nous. Nous réagissons en Occidentaux. Or, ce sont des Orientaux. Donc, ne pas faire appel à la réflexion, à la morale, mais à l’émotion. Et le vaste terrain de l’émotion, c’est la psychologie. Tout se tient. »

Lu dans présent

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