Ces couples qui se vouvoient!

Pour des raisons culturelles ou par romantisme, certains couples adoptent le vouvoiement pour s’adresser l’un à l’autre. Natacha Polony, par exemple, a longtemps vouvoyé son mari. Qu’il soit occasionnel ou permanent, le « vous » est pour eux une façon de créer leur propre langage amoureux. Élitiste ? Pas forcément.

Avant de se marier, Florence et Michel se tutoyaient. Comme tout le monde. Puis, petit à petit, le vouvoiement est venu, surtout dans des contextes précis. « On pratique les deux, explique Monsieur, 60 ans. Le tutoiement, c’est plutôt lorsqu’on traite de sujets du quotidien, très terre-à-terre. Le vouvoiement, c’est lorsqu’on veut se faire des amabilités et des gentillesses. » Ainsi, l’ancien officier de marine dit à son épouse, enseignante de 50 ans : « Où est-ce que t’as garé la bagnole ? », mais aussi : « Vous êtes belle. » Ses propres parents se vouvoyaient –contrairement à ceux de Madame -, et lui-même leur disait « vous ». Mais au-delà de la reproduction sociale, Michel revendique une « marque d’affection, de considération et d’estime ». « Cela montre des égards, je l’utilise quand je veux être gentil », poursuit-il. Ce qui ne les empêche pas d’avoir aussi recours au « vous » pour « s’engueuler gentiment ». « Vous m’emmerdez à la fin ! » lâche-t-il parfois. Pour sa femme, Florence, le vouvoiement, loin d’être une bizarrerie d’un autre siècle, fait prendre à la discussion une « tournure de proximité et de complicité ». Évocation de souvenirs communs, « taquineries » : le « vous » s’applique chez eux dans les moments « décontractés » et de partage.

Étrange argument quand le tutoiement reste largement associé à une forme de connivence et tend à faire tomber les barrières entre deux individus. Les révolutionnaires français avaient d’ailleurs tenté de le laver de sa réputation vulgaire et d’en faire un vecteur d’égalité entre les citoyens. En 1793, ils avaient instauré un décret de tutoiement obligatoire dans les administrations. Le « vous » conjugal ne serait-il alors qu’un anachronisme réservé à une certaine élite (d’un certain âge) ? On pense d’emblée à Arielle Dombasle et BHL ou aux Chirac, dont on sait qu’ils se vouvoient suivant la tradition familiale de Bernadette. « Quand il veut me mettre de mauvaise humeur, il me tutoie », confiait même cette dernière à la Radio Télévision Suisse, en mai 2014. On garde à l’esprit le langage châtié – et plus caricatural – du couple Le Quesnoy dans le film d’Étienne Chatiliez La vie est un long fleuve tranquille (1988). Langage qui rendait d’autant plus hilarante cette confession de Jean à sa chère et tendre : « Vous me faites bander, Marielle. »

Un facteur de séduction

Pour Dominique Picard (1), psychosociologue qui a mené des entretiens sur le sujet auprès de plusieurs couples, l’usage relève bien dans la plupart des cas d’un milieu spécifique. « Ce sont souvent des personnes issues de la haute bourgeoise ou de l’aristocratie qui perpétuent une tradition en se vouvoyant. Cela reste une marque identitaire », explique-t-elle. Selon cette professionnelle, il s’agirait également de montrer que l’on « adhère à un certain nombre de valeurs et à une certaine idée du couple, dans laquelle on ne se relâche pas ». « Il est plus compliqué d’être familier en se vouvoyant. Par exemple, on ne va pas dire “Qu’est-ce que vous me faites à bouffer ma chérie ?” Dans mes entretiens, ce sont les mêmes personnes qui expliquent qu’il faut éviter de se montrer en négligé », ajoute-t-elle. Certains couples lui ont confié qu’ils trouvaient le vouvoiement « charmant ». Mais Dominique Picard voit dans l’argument romantique une forme de parade. « C’est plutôt une façon de se justifier parce qu’ils sont marginaux, que le vouvoiement est associé à la distance et qu’il peut susciter des interrogations sur leur vie affective et sexuelle », assure-t-elle.

Certains défendent pourtant le vouvoiement comme un moyen de se sentir plus proches, voire comme un facteur de séduction, quitte à le délaisser plus tard. Et ce quel que soit l’âge ou le milieu social. C’est le cas de la journaliste et chroniqueuse Natacha Polony, qui n’a par ailleurs jamais vouvoyé ni vu se vouvoyer ses parents. Elle et son mari (le critique gastronomique Périco Légasse) se sont vouvoyés et appelés par leurs noms pendant plus d’un an après leur rencontre. D’abord en tant que collègues de travail à Marianne, puis en tant qu’amoureux. Elle avait alors 29 ans et lui, 16 de plus. « Le vouvoiement permet le maintien d’une distance, qui est, je pense, beaucoup plus séduisante que la proximité immédiate, tandis que le tutoiement induit une intimité parfois factice et une forme de “copinage” », nous explique Natacha Polony. « On peut tout à fait coucher ensemble en se vouvoyant, c’est très amusant. Le “vous” fait durer le moment magique de la conquête et limite la trivialité du quotidien », poursuit-elle. Le couple l’a pourtant abandonné après avoir emménagé ensemble, mais le réutilise à l’occasion. « Il m’arrive de dire : “Légasse, vous êtes insupportable !” » s’amuse la journaliste, ajoutant que « dans le vouvoiement, il y a une forme de loyauté et de liberté ». « Le “tu” s’impose quand il y a une relation quotidienne de compromis avec l’autre », conclut-elle.

“Il faut qu’on se tutoie, on passe pour des fossiles !”

D’autres couples cessent de se vouvoyer sous la « pression » du regard extérieur. Monique, 85 ans, a pratiqué le vouvoiement avec son époux jusqu’à trois mois après leur mariage. Un jour, alors qu’ils choisissaient une robe pour elle dans un magasin et que celui-ci la questionnait – « Elle vous plaît celle-là ? » -, ils n’ont pu s’empêcher de noter l’étonnement de la vendeuse. Dans le métro, Monsieur annonce : « Il faut qu’on se tutoie, on passe pour des fossiles ! » « J’ai eu un peu de mal au début, admet la dame. C’était dans les mœurs et je trouvais que c’était une façon de se dire qu’on s’aimait bien, une forme de respect pour son conjoint, qui n’est pas n’importe quel gars. »

Tous ne se mettent pas au goût du jour. Julien Clerc vouvoie toujours son épouse, la romancière Hélène Grémillion, après des années de relation. « C’est comme ça depuis que nous nous sommes rencontrés. Et comme le vouvoiement n’empêche pas les sentiments, nous l’avons gardé ! » expliquait le chanteur dans l’émission « Face à Face ». « On a fait entrer de l’intime dans notre relation, mais toujours avec le vouvoiement. Une fois ou deux, je l’ai tutoyé. Pour m’amuser. Mais aujourd’hui, tutoyer Julien, ce serait comme l’appeler Nicolas », a confirmé Hélène Grémillon au JDD.

Le vouvoiement conjugal serait finalement un moyen comme un autre de composer son propre langage amoureux. Pour la psychologue et psychothérapeute de couple Violaine Patricia Galbert, il relève d’un code appartenant au duo et peut devenir un élément d’intimité. « J’ai eu un couple dont les membres s’appelaient “toi” et “moi”. Cela peut témoigner d’une volonté de se démarquer en montrant sa singularité, comme certains couples qui vont s’habiller pareil. On retrouve ce désir d’être unique, de raconter quelque chose de nous qui fait que nous sommes différents. C’est “notre” création. » La thérapeute réfute l’unique valeur de marqueur social du « vous ». Celui-ci, dit-elle, peut faire partie d’un rituel amoureux au même titre que les surnoms que l’on peut parfois s’attribuer. Car après tout, « un “vous” peut être extrêmement tendre, comme un “tu” peut être très impersonnel ».

(1) Politesse, savoir-vivre et relations sociales, de Dominique Picard, Éd. PUF, 128 p., 9 €.

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