La Gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ?

Après s’être tant battue pour l’obtenir, la France ne semble pas très bien que faire du hochet de l’Unesco. Six ans après la célébration du classement du « repas gastronomique des Français » au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, l’usage de cette distinction est l’objet d’une dispute. En cause : le rôle de la MFPCA —sigle à rallonge pour Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires— triplement accusée de s’être accaparée ce classement, de le commercialiser comme une marque, de rançonner les villes qui souhaitent l’utiliser sans fournir une prestation intellectuelle à la mesure de ses rétributions. En clair, les responsables de cette association loi 1901 se seraient joués de l’administration pour aspirer indûment des dizaines de milliers d’euros d’argent public. Ainsi, un duo de choc formé par un universitaire plein d’entregent et d’un efficace entrepreneur de la culture, Jean-Robert Pitte et Pierre Sanner, président et directeur de la Mission, auraient gâché une belle occasion de promouvoir la qualité de l’alimentation française.

Autrement dit, le duo Pitte et Sanner ont-ils fait un hold-up sur une « notion » à la manière de Monsanto s’appropriant une espèce naturelle ?

Auteur du livre à l’origine de ce réquisitoire – La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme les autres ? (Ed. Menu Fretin) -, la sociologue et historienne Julia Csergo n’exprime pas les choses avec autant de brutalité. Le chapitre 35, notamment, se borne à poser quelques questions qui fâchent, et notamment celle-ci : l’association MFPCA avait-elle légitimité pour déposer comme une marque à l’Institut national de protection intellectuelle une expression — »repas gastronomique des Français »— qui avait vocation à rester dans le patrimoine public ? Autrement dit, le duo Pitte et Sanner ont-ils fait un hold-up sur une « notion » à la manière de Monsanto s’appropriant une espèce naturelle ou tel propriétaire terrien revendiquant un droit à l’image à quiconque reproduit « son » paysage ? Dans son bureau du 13ème arrondissement de Paris, au premier étage d’un bâtiment du Mobilier national, Pierre Sanner a eu le temps de réfléchir à la question. « Dès que j’ai vu qu’un restaurant de Marseille, le Miramar, avait déposé les noms de domaine repasgastronomiquedesfrançais en .com, .net et .fr, j’ai compris qu’on risquait de perdre des années de réflexion. Si nous avions demandé l’autorisation de l’administration, nous nous serions fait doubler ». Par la même occasion, juste avant l’annonce officiel du classement, le 4 juin 2010, Pitte et Sanner déposent aussi « la cité de la gastronomie ». « J’admets que ça a tiqué, du côté des ministères, mais il fallait protéger notre travail dans l’urgence », précise-t-il. Pour autant, jure-t-il, cet accaparement n’induit nullement que la MFPCA puisse faire commerce de cette marque. « N’importe quel restaurant peut faire usage du « repas gastronomique des français », à condition de ne pas utiliser le logo de notre association », assure Pierre Sanner.

Pitte et Sanner auraient, tout au long du processus de classement, tiré la couverture à eux

Texte en main, le directeur de la MFPCA défend sa mission. « Notre rôle est d’alerter les pouvoirs publics en cas d’utilisation mercantile », explique-t-il. Suspecté par Julia Csergo d’avoir lui-même valorisé le titre décerné par l’Unesco, il dément : « Quand la mission s’est associé au Cercle pour organiser des résidences de chefs, nous n’avons pas touché un centime. Et si Jean-Robert Pitte est président d’honneur de l’école Ferrières, je ne touche rien, pas même un repas ou un costume ». D’ailleurs, si Ferrandi, l’école hôtelière Médéric ou l’institut Paul Bocuse mentionnaient le repas gastronomique des Français, elles n’auraient pas à verser une taxe Pitte-Sanner, jure ce dernier. Les seules ressources de la Mission seraient, selon lui, les cotisations annuelles des quatre villes qui participent au réseau des Cités de la gastronomie, soit 60 000 euros au total, plus 70 000 euros de subventions accordées par la Fondation Nestlé France et la Semmaris. « Cela nous permet de payer mon salaire, 4000 euros par mois, de rémunérer des prestataires extérieurs ponctuels et de verser aux Domaines le loyer annuel de 9000 euros », décline-t-il. Selon ce vieux routier de l’organisation de festivals, Lot of saveurs, un banquet géant à Avignon, Toulouse à table, une Promenade dans les vignes et toutes les autres manifestations ayant bénéficié jusqu’alors de la bénédiction de la Mission n’auraient pas eu à débourser le premier euro. Pour Julia Csergo, qui a travaillé au sein de la MFPCA avant de rejoindre son administration d’origine puis d’enseigner à l’université du Québec à Montréal, ce bénévolat ne cadre pas avec le tempérament de ses anciens collègues.

De même, selon une haut-fonctionnaire du ministère de l’agriculture que nous avons interrogé, sous couvert d’anonymat, Pitte et Sanner auraient, tout au long du processus de classement, tiré la couverture à eux. « Incontestablement, nous explique-t-elle, ayant accompagné les premiers pas du dossier, Jean-Robert Pitte est l’homme qui, à partir d’une idée originale de Francis Chevrier, a su obtenir le soutien de Nicolas Sarkozy en 2008. Mais une fois que l’Elysée a lancé le processus de classement, tout ce qui a été fait par la MFPCA l’a été sous le contrôle des ministères de l’Agriculture, de la Culture et de l’Economie et avait vocation à rester public ». A preuve, selon Julie Csergo, la mise à disposition de locaux, d’un secrétariat et de son propre poste, ainsi que du traitement de Pierre Sanner par France AgriMer. « Dès lors qu’il apparait que la MFPCA travaille pour son propre compte, l’Etat serait fondé à réclamer le remboursement du budget alloué », cingle l’universitaire. Ancien conseiller à l’Elysée, Christophe Malvezin, actuellement directeur des relations extérieures du groupe Soufflet, et Annick Vin, fonctionnaire de France AgriMer, prennent également soin, dans des mails qu’ils nous ont adressé, de distinguer la première phase, celle du montage de dossier de classement par l’Unesco dans l’orbite de l’Etat, et la seconde, celle de son exploitation. Notamment sous la forme des Cités de la gastronomie.

Document en main, toujours, Pierre Sanner voudrait une fois pour toute dissiper ce malaise. « Voilà ce qui est écrit dans le dossier de candidature, dit-il : la MFPCA, organisme spécifique et fédérateur, assurera en lien avec l’Etat la veille et le suivi des mesures de sauvegarde. Sera ainsi garantie la mise en œuvre des mesures appropriées aux termes et à l’esprit de la Convention de 2003. La mission alertera l’Etat sur les risques éventuels d’utilisation dévoyée de l’inscription sur la liste de l’Unesco, tels que l’instrumentalisation ou la labellisation mercantile ». Certes, comme l’a reconnu Jean-Robert Pitte, il y a eu comme un « coup d’Etat », lorsque la Mission s’est… automissionnée pour lancer le processus de sélection des villes éligibles au réseau de Cités de la gastronomie. « Mais qui peut penser que François Rebsamen ou Gérard Collomb, les maires de Dijon et Lyon, seraient venus dans la salle Malraux du ministère de la Culture sans que les autorités gouvernementales ne soient au courant ? », demande Pierre Sanner.

S’il admet avoir mis le pied dans la porte pour imposer son expertise et prolonger son travail, ce dernier se place sous la protection de l’ex-directeur de cabinet de Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture, aujourd’hui patron de l’INRA. « C’est Philippe Mauguin lui-même qui a fixé la cotisation », précise-t-il. Deux choix opposés indiquent d’ailleurs qu’une tutelle politique pèse sur la Mission. Le rattrapage de Lyon tout d’abord, dont le projet à l’Hôtel-Dieu n’avait dans un premier temps pas été retenu, doit beaucoup à l’insistance de Gérard Collomb auprès de son camarade chef de l’Etat. A l’inverse, la mise à l’écart de Valence, dont le maire LR a été contraint de monter sa cité de la gastronomie hors du réseau et sans le blason de l’Unesco, était une exigence du très hollandais François Rebsamen.

« L’Etat ou les collectivités locales sont libres de nous couper les vivres le jour où elles estiment que notre travail n’est plus utile »

Le 21 mars, dans un discours prononcé pour la pré-inauguration de la cité internationale de la gastronomie et du vin, dont l’ouverture est prévue en 2019, François Hollande n’a évoqué ni Pitte et Sanner, ni la MFPCA. « On partait d’une page blanche et la MFPCA a bien contribué à la noircir », atteste néanmoins François Deseille, l’adjoint au maire de Dijon, citant en exemple l’idée d’un festival cinématographique sur le vin ou l’implantation d’une antenne de la Librairie gourmande. En revanche, le chef de l’Etat a mentionné les autres Cités et leur spécificité —Lyon pour le lien entre alimentation et santé, Paris Rungis pour l’apport des arts à la gastronomie et Tours, pour le lien entre la dimension scientifique de l’assiette. Même si les différents projets sont encore dans les cartons, l’idée d’un réseau bénéficie ainsi d’une onction élyséenne. Est-ce à dire que la MFPCA et ses animateurs ont un avenir assuré jusqu’en 2024 au moins, date de l’ouverture prévue de la cité de Rungis ? « La Mission n’a pas vocation à fournir l’intégralité du contenu de chacune des cités, mais d’assurer leur coordination », modère Pierre Sanner, qui organisera le 20 juin prochain, à la villa Rabelais de Tours la sixième réunion de coordination. Et de préciser : « L’Etat ou les collectivités locales sont libres de nous couper les vivres le jour où elles estiment que notre travail n’est plus utile ». Avis aux éventuels prétendants !

La Gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ?, de Julia Csergo. Ed. Menu Fretin – 18 euros

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