“Changer le peuple” et “changer de peuple” ! Au moins, ils ne s’en cachent plus !

Unknown-34Dans un bref essai, le sociologue Éric Fassin revient sur l’histoire d’une déroute idéologique et la nécessité d’une reconquête politique. Analysant les termes mêmes de cette défaite, il appelle à “changer le peuple” et à “changer de peuple”. Explication de texte, par l’auteur.

Le titre donne le ton : Gauche : l’avenir d’une désillusion… Paru chez Textuel, l’ouvrage d’Éric Fassin, notamment connu pour son engagement en faveur de l’égalité entre les sexes et les sexualités et plus récemment sur les Roms, aborde la lutte à mener par les mots et par de nouvelles formes de mobilisations.

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Regards. Le 6 mai, nous « fêtons » les deux ans de la victoire de François Hollande. À vous lire, ce n’est pas un anniversaire, mais un enterrement de la gauche et de la social-démocratie…

Éric Fassin. Le moment où le président s’assume social-démocrate signe celui où il renonce à l’être. Mais il le fait sur le mode de la dénégation. Car c’est aussi le moment où il offre au MEDEF son “Pacte de responsabilité”. En réalité, il n’est plus question de compromis entre des intérêts contradictoires, entre syndicats et patronats. Il n’est plus question de réduire les inégalités. La social-démocratie, aujourd’hui, ce n’est pas le Parti socialiste, c’est plutôt le Parti communiste ! Certes, Hollande ne dit pas : « l’État ne peut rien ». Il revendique au contraire : « l’État prend l’initiative ». Mais dans le néolibéralisme qu’il promeut, l’interventionnisme d’État est au service des marchés. Dès lors, quelle différence avec la politique de Nicolas Sarkozy ? Restera le mariage pour tous – mais c’est tout : désormais, avec l’enterrement de la PMA, le progrès des mœurs, c’est fini.

« Les mots sont la clé de la bataille idéologique. Le discours politique façonne le débat public »

Où réside la capitulation ?

Si le PS mène une politique de droite, c’est qu’il accepte les termes de la droite. Comme l’adversaire définit les questions, opposition ou majorité, les réponses sont les mêmes. Les mots sont la clé de la bataille idéologique. Le discours politique façonne le débat public. L’enjeu central est de reconquérir l’hégémonie culturelle. Par exemple, l’idée que l’immigration est un problème fait partie du langage du PS. Or, un discours de gauche devrait affirmer la distinction entre être et avoir. Pour la droite, l’immigration est un problème ; en revanche, la gauche devrait dire qu’il y a des problèmes avec l’immigration. Un autre terme marque pareillement l’effacement de la distinction entre droite et gauche : tout le monde parle d’intégration. Pour la droite, il s’agit de s’intégrer ; mais la gauche devrait parler d’intégrer. Passer du verbe pronominal au verbe transitif, ça change tout ! Car dans le premier cas, c’est la responsabilité des immigrés ; dans le second, c’est celle de la société. Bref, la gauche emprunte les mots de la droite.

Quelles sont les conséquences de cet effacement ?

C’est cela qui affaiblit la démocratie : tout le monde finit par dire la même chose. La démocratie suppose pourtant que s’affrontent des visions du monde différentes. Le consensus, c’est donc la négation du débat démocratique. Conséquence : c’est le triomphe de l’abstention et du vote Front national ! Car, même si la majorité et l’opposition disent la même chose, le résultat n’est pas symétrique. On assiste en effet à une droitisation généralisée de l’échiquier politique.

Dans votre livre, vous défendez l’idée que cette droitisation de l’échiquier politique ne signifie pas une droitisation de la société…

Ce que disent les politiques, d’ordinaire, c’est qu’ils ne font que répondre à la demande des “vraies gens”. Or, cette vision est proprement populiste. Le sens que je donne au mot n’a rien à voir avec le peuple ; il a tout à voir avec les politiques. En effet, il s’agit de la représentation politique du peuple. Il y a deux manières opposées de concevoir le travail politique : d’un côté, le populisme prétend seulement refléter ce que pense le peuple ; de l’autre, la politique contribue à produire des représentations qu’elle soumet au vote du peuple. Ce populisme revient à nier la politique. Quand on dit : « Je fais ce que les gens demandent », on finit par refléter, non pas le peuple, mais les sondages d’opinion. Le populisme revient à dire au peuple : « Voilà ce que vous pensez ». En revanche, la politique démocratique consiste à lui dire : « Voilà ce que je vous propose. » En démocratie, les représentants du peuple proposent au peuple des représentations du monde – de la société, et du peuple lui-même. Ainsi, le peuple n’est pas une donnée brute : il se constitue en peuple dans le jeu politique.

Peut-on parler de “démagogie” ?

Le populisme s’imagine, et nous fait imaginer, un peuple nécessairement raciste, sexiste, homophobe : c’est une version très condescendante d’un peuple de “beaufs”, en miroir des “bobos”. C’est la raison pour laquelle je me méfie du mot “démagogie” : on nous dit que les démagogues flattent les viles passions du peuple. Mais pourquoi supposer que le peuple est bas ?

« Il faut proposer une image du peuple qui inclue les minorités, et non opposer une partie du peuple à une autre »

Vous récusez l’opposition classique entre social et sociétal. Pour quelles raisons ?

Tout est social ! Il faut partir de cette proposition tautologique : la société est sociale ! Opposer classe et race ou classe et genre n’a pas de sens. Les retraites ? C’est social, nous dit-on. Mais les femmes sont les premières victimes des réformes des régimes de retraite. Les discriminations ? C’est sociétal, paraît-il. Pourtant, elles touchent d’abord des minorités visibles qui appartiennent aux classes populaires. Je récuse cette opposition, non seulement parce qu’elle est empiriquement fausse, mais aussi parce que, politiquement, c’est dangereux. Il y aurait des sujets sérieux, d’autres futiles ; des questions majeures, d’autres mineures. Mais une politique qui privilégie la classe au détriment du sexe et de la race, en pratique, c’est une politique de l’homme blanc. Il ne faut pas accepter l’alternative entre la vision de Terra Nova et celle de la Gauche populaire. Les deux s’opposent en apparence, mais se rejoignent sur un même partage du monde : d’un côté, le peuple, de l’autre, les minorités. Il faut proposer une image du peuple qui inclue les minorités, et non opposer une partie du peuple à une autre.

Dans Gauche : l’avenir d’une désillusion, comment se fait-il que vous ne parliez quasiment pas de la gauche d’alternative ?

La gauche de gauche n’a pas tiré les bénéfices électoraux de la droitisation du Parti socialiste. Celle-ci semble avoir fermé l’espace à gauche, et l’espace médiatique est clos : c’est en ce sens qu’on peut parler d’une hégémonie de la droite. L’enjeu, c’est d’arriver à faire entendre ce qui reste inaudible aujourd’hui.

Comment faire ?

On l’a vu, reprendre la main, c’est parler une langue de gauche, choisir son lexique au lieu de le subir ; et changer le peuple, c’est passer du reflet à la proposition. Mais il faut aussi changer de peuple. Je m’explique. Il n’y a pas que la politique gouvernementale, qui se joue dans les élections. Il existe une politique non gouvernementale – nous qui ne sommes pas élus, nous qui ne nous résignons pas. Comment nous faire entendre, alors que nous ne sommes pas majoritaires ? Car dans les élections, c’est la majorité qui compte ! Il faut essayer de peser plus que notre poids. Il faut devenir des minorités agissantes.

Quelles formes pourrait prendre cette mobilisation ?

Prenons exemple sur la droite religieuse aux États-Unis, sur les tenants du mariage pour tous en France, ou encore sur Farida Belghoul dans son combat contre la prétendue “théorie du genre” avec Égalité et Réconciliation. Bref, il faut constituer ce que j’appelle des « publics ». Un public, ce sont des gens mobilisés pour une cause. Si nous sommes très déterminés, nous pouvons faire avancer une cause minoritaire. Il faut des causes, mais aussi des méthodes de mobilisation, tel le crowdfunding, ou financement participatif. Mettons des intérêts privés au service du public ! Je pense par exemple à Mediapart : des gens s’y abonnent même sans le lire, juste parce que ce média est un contre-pouvoir et qu’il est important qu’il existe. On ne peut pas compter seulement sur l’État pour faire vivre l’espace public. Nous avons besoin aussi d’une politique non gouvernementale. Il faut trouver les moyens de n’être pas démobilisés par des rapports de force défavorables ! Aucune partie n’est perdue d’avance.

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