Quand la CGT imprimait Minute…

Par Pierre Cassen

Dans Boulevard Voltaire, Fabien Engelmann expliquait qu’il fut exclu de la CGT dès que son adhésion au FN fut connue.

Pourtant, dans les années 1980, je peux témoigner, même si cela était très rare, qu’on pouvait militer au Front national et être syndiqué à la CGT. Je travaillais à Paris dans une imprimerie de 300 salariés, rue du Croissant (où Jaurès fut assassiné). Il y avait là tous les pans de la profession, les anciens typographes, devenus photocompositeurs, des correcteurs, des photograveurs et des rotativistes.

Tous étaient syndiqués à la CGT, avec des syndicats de métier, et je ne chercherai pas à convaincre les lecteurs de Boulevard Voltaire que ce monopole syndical n’avait rien à voir avec les syndicats uniques d’Europe de l’Est.

Dans cette entreprise, nous avions été alertés par le fait qu’un correcteur, qui venait travailler épisodiquement, était par ailleurs un militant du Front national. Il était plutôt aimable et souriant. Personne ne répondait à son bonjour, et quand il venait serrer la main de certains ouvriers, ceux-ci, gênés, faisaient bien attention de ne pas être vus en sa compagnie…

Il faut savoir que le Syndicat des correcteurs était une spécificité dans une CGT où le PCF tenait tous les leviers. De tradition anarcho-syndicaliste, dirigé par des militants de la Fédération anarchiste, il faisait partie des rares syndicats CGT qui avaient soutenu, courageusement, les grévistes polonais de Solidarność, dans les années 1980.

Les délégués correcteurs de l’entreprise avaient donc interpellé le GIA (Groupement inter-ateliers), la structure syndicale de l’entreprise. Fallait-il accepter de travailler en présence d’un salarié que chacun considérait comme un ennemi de la classe ouvrière ?

Curieusement, à l’issue d’un débat passionnant, la majorité des élus n’avait pas suivi quelques syndicalistes d’extrême gauche qui souhaitaient l’éviction du« correcteur fasciste ». Ils avaient estimé qu’à partir du moment où il payait ses cotisations, se comportait correctement sur son lieu de travail, respectait les consignes syndicales, ne tenait pas de propos racistes, il n’y avait aucune raison de le virer des ateliers. Le « correcteur fasciste » avait donc continué, ponctuellement, à venir travailler, dans l’ambiance hostile qu’on devine.

Il est vrai que nous étions à une époque où la CGT de Krasucki réclamait le« Produisons français » et le « Imprimons français », au niveau du Syndicat du livre. Dans ce contexte, le coup de la préférence nationale, qu’on a servi à Fabien Engelmann pour justifier son exclusion, était plus dur à vendre.

D’autre part, parmi la dizaine de quotidiens et d’hebdomadaires confectionnés dans cette entreprise par des ouvriers syndiqués figuraient des revues économiques comme La Tribune et Investir, des journaux hippiques comme Le Meilleur ou Spécial Dernière, l’inévitable France Dimanche, mais aussi…Minute. Il était donc difficile de faire la chasse au FN, tout en imprimant un hebdomadaire qui reprenait nombre de ses thèses, et fournissait de l’emploi à des syndiqués CGT !

Finalement, dans cette entreprise, le Syndicat des correcteurs eut un jour de sérieux ennuis, non pas à cause de ce militant FN, que nous finîmes par ne plus voir. Le problème vint d’une féministe d’origine malienne qui refusait les horaires trop matinaux, qu’acceptait l’ensemble des autres salariés, hommes et femmes, au nom de l’égalité des droits, mais aussi des devoirs.

Voyant du racisme dans le refus de lui accorder une dérogation pour ne pas venir travailler trop tôt le matin, elle fit un procès à l’entreprise et aux organisations syndicales, et se fit soutenir dans cette démarche par les trotskistes de Force ouvrière, ravis de tenter de remettre en cause le monopole du Syndicat du livre CGT.

Comme en plus ils eurent l’inconscience de venir distribuer un tract devant l’imprimerie, cela se termina par une mémorable bagarre dans les rues de Paris.

Mais cela est une autre histoire, qui nous éloigne d’un fait : il fut un temps où les syndicats les plus gauchistes de la CGT acceptaient de syndiquer des militants du Front national…

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