Le Bouquet des expressions imagées de Claude Duneton et Sylvie Claval

«Tirer la langue», « Mon petit doigt m’a dit », «nom d’un chien!»… Claude Duneton et Sylvie Claval ont répertorié les expressions imagées dont le langage courant est friand. Inventaire depuis le XIe siècle.

«J’en peux plus!» Cette expression si familière que personne n’y prête attention est bien plus noble qu’il n’y paraît. Pensez: elle a cours en France depuis le 14e siècle. Au moment où la peste noire et la Guerre de Cent ans ravageaient la France, on disait déjà «n’en plus pouvoir». Au siècle précédent, au temps de Philippe Auguste et de saint Louis, on était déjà «mal en point»: on l’est encore, huit cents ans après.

Voilà ce qu’on apprend en picorant dans le Bouquet des expressions imagées, un gros volume de 1700 pages où sont rassemblées les milliers de locutions qui émaillent ou ont émaillé le langage courant des Français, chez les bourgeois et dans le peuple, à la cour, aux champs et à l’usine. Pour mener à bien ce travail encyclopédique, les auteurs – Claude Duneton pour la première édition de 1990, Sylvie Claval pour cette version revue et augmentée – ont épluché des dizaines de dictionnaires et de récits littéraires ou populaires. Puis ils ont classé méticuleusement leur faramineuse cueillette: l’index final fait 450 pages. On y a picoré quelques expressions que voici:

● Règlement de compte
L’insolent «fait la nique» au 14e ; «fait un pied de nez» ou «tire la langue» au 17e.
Au 15e, on disait à quelqu’un «ses quatre vérités». Et on en «baillait des vertes et des pas mûres» c’est-à-dire qu’on en racontait de belles.
En 1690, «tailler des croupières à quelqu’un» signifiait qu’on l’obligeait à fuir à force de l’asticoter, comme les cavaliers qui talonnaient leurs ennemis, menaçant de casser leur «croupière» (la partie du harnais qui passe sur la croupe). Le sens de l’expression s’est élargi petit à petit. Elle est maintenant synonyme, en langue soutenue, de sa version contemporaine, «tailler un short à quelqu’un».
À la même époque, «mettre quelqu’un dans de beaux draps blancs» voulait dire mal parler de cette personne en société de façon à le mettre dans une situation embarrassante. On a laissé tomber le «blanc» mais gardé «les draps» et l’idée d’embarras. Et déjà on disait «pis que pendre» de quelqu’un, ou bien on lui «jetait des pierres».
Au 17e toujours, on disait aussi de deux personnes qui se disputaient qu’elles «se mangeaient le blanc des yeux» ou qu’elles «se cherchaient noise». À la même époque, apparaît l’expression curieuse et toujours usitée: «avoir maille à partir». Le mot «maille» désignait une petite monnaie et «partir», formé sur «départir», signifiait «départager». On dit donc de deux personnes qu’elles ont maille à partir (monnaie à départager) lorsqu’elles ne parviennent pas à se mettre d’accord.
Au 18e, on préfère «laver son linge sale en famille» ou «faire les gros yeux à quelqu’un» quand «le torchon brûle».
Au 19e siècle, on «se bouffait le nez» et «on sonnait les cloches à quelqu’un».

● Faire boum ou l’amour
L’amour et la séduction ont suscité une foule d’expressions imagées. La plus vieille image à ce sujet, «faire la bête à deux dos», date de 1467. Et depuis 1491, on «fait des folies de son corps». Mais il faut attendre la fin du 16e pour qu’on commence à «faire l’amour», tout simplement, mais est-ce si évident? Plus prosaïquement, à la même époque, pour parler d’une femme qui se laisse embrasser, on disait qu’ «elle laisse aller le chat au fromage»…
Fin 18e, on invente une jolie formule – «donner l’aubade» – pour désigner «ce qu’un mari fait à son réveil à sa moitié» (dictionnaire de Le Roux). Au 19e, apparaît l’expression «faire boum» dont Huysmans se fait l’écho: «Il n’ignorait pas comment se pratique cette agréable chose que les ouvrières appellent faire boum.»
Mais avant d’en arriver à faire boum, il faut se mettre en frais. Fin 19e et début 20e, on «courait la gueuse», on «faisait le joli cœur» ou on «faisait du gringue». Au 18e, on «battait le briquet» pour déclarer sa flamme. Au 17e, on «faisait de l’œil», «les yeux doux» ou bien on «jouait de la prunelle» ; on «faisait la cour», on «courait le guilledou» et on «contait fleurette».

● Sainte Geneviève et saint Marceau
L’amitié a inspiré de belles métaphores populaires. Au 17e, on disait de deux amis qu’ils étaient «comme les deux doigts de la main» ou «comme sainte Geneviève et saint Marceau». Au 18e, on est «amis comme cochons». Au 19e, on a «des atomes crochus avec quelqu’un» ; on est aussi «à tu et à toi» ou encore «cul et chemise».(…)

● Le cul des canons
Pour qualifier la beauté ou la laideur d’une femme, les hommes n’ont pas fait preuve de beaucoup d’imagination. Au 17e, on disait «belle comme le jour» et «laide comme un cul». Au 18e, une femme est «jolie comme un cœur» et «moche comme un pou». Le mot «canon», qui remonte au début du XXe, ne fait pas allusion aux canons de beauté mais à la croupe des canons d’artillerie surnommés «gros cul».
À cet égard, l’évolution de l’expression «n’être pas piqué des vers» est intéressante. À l’origine, elle désignait une personne, saine, jeune, fraîche, bien conservée, belle. Une femme qui «n’était pas piquée des vers» était donc appétissante et ne manquait pas de susciter des commentaires grivois. Dès lors le sens de l’expression a opéré un glissement. Elle qualifie depuis le 19e un propos licencieux ou salé.

● Se barrer en beauté
Au 14e, le fuyard «prend la clé des champs». Au 15e, il «prend le large», «fait son sac et ses quilles», «tire ses guêtres». Au 17e, il «plie bagage», «prend ses jambes à son cou», «met les voiles» ou «prend la poudre d’escampette». Au milieu du 18e, on «fiche le camp» «sans demander son reste» ; fin 18e, on se lâche et on «fout le camp». Mais ça n’est qu’en 1904 qu’on commence joliment à «prendre la tangente».

● Pretantan, pretentaine
Il y a des formules qui meurent, dérivent ou se transforment. En 1842, apparaît l’expression «aller par quatre chemins» qui évoque quelqu’un qui marche ou parle sans savoir où il va. Elle n’est plus usitée que sous sa forme négative – «ne pas aller par quatre chemins».
En 1642, on disait d’un homme qui allait et venait sans but ni raison qu’il «courait la prétentaine». Utilisée au sujet d’une femme, l’expression prenait un sens figuré, signifiant que la personne du sexe se livrait à un vagabondage interdit par la bienséance et donc suspect de libertinage! Le mot prétentaine ne nous est plus familier, et pour cause, il évoque un bruit qu’on n’entend plus au 21e siècle. Ménage expliquait dans son dictionnaire que c’est «une onomatopée du bruit que font les chevaux en galopant: pretantan, pretantan, pretantaine».(…)

● Parler par B. et F.
Mais c’est à un gros mot que revient la palme de l’ancienneté. Au 11e siècle, on disait déjà «filz a putain». Mille ans après, l’expression s’est à peine modifiée.
Quant au bon vieux «merde», on le trouve dans le Roman de Renart au 12e siècle: «Passe outre, dist Renart, fi! merde».
Autre expression multiséculaire qui a encore la faveur des cours de récréation: «gros porc», répertorié depuis le 16e siècle. Nos enfants parlent donc comme au temps de Rabelais.
Au 18e, on disait de quelqu’un qui a un langage ordurier «qu’il ne parle que par B et F» c’est-à-dire par «bougre» et «foutre» (la décence interdit de traduire ici ces mots en vocables contemporains). On composa alors de nouvelles insultes comme «peigne-cul» et «jean-foutre». Depuis le lexique a changé mais le registre est toujours le même. On tourne en rond. À quand un concours de jurons inédits, de noms d’oiseaux qui volent plus haut que le niveau de la ceinture?

● Libérons la langue
C’était une gageure de constituer un dictionnaire de ces locutions qui fleurissent notre parler de métaphores surgies d’on ne sait où. Transmise oralement mais exclue de l’université, leur définition est volage et leur origine s’est souvent perdue. «Les expressions n’ont pas toujours un sens bien droit, bien carré, le même pour tous les individus qui les emploient», remarque Claude Duneton. Cette fantaisie poétique qui contrevient à la règle d’or de la «rationalité française» l’enchante. Et il regrette qu’on n’enseigne pas aux écoliers que les rigueurs de la grammaire française peuvent se conjuguer avec la liberté d’inventer et d’associer des mots de tous les jours, pour tous les jours.

Le Bouquet des expressions imagées de Claude Duneton et Sylvie Claval, collection Bouquins, Robert Laffont, 1728 p., 35€.

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