Agonie de Merkel et décomposition politique en Allemagne

Une semaine après l’élection au Landtag de la Hesse, trois semaines après l’élection au Landtag de l’État libre de Bavière, il est temps de faire un bilan de cette double secousse tellurique qui a fait une nouvelle fois vaciller la statue déjà bien fissurée de la chancelière.


Le moins que l’on puisse dire est que l’année écoulée depuis les élections de septembre 2017 n’a pas été de tout repos pour Angela Merkel. Six mois pour mettre sur pieds une coalition de gouvernement, une première crise majeure avec Horst Seehofer sur la question de l’entrée des réfugiés sur le sol allemand à peine trois mois plus tard, l’agression de Chemnitz et ses conséquences, y compris et surtout l’affaire Maaßen au sortir de l’été… Le sort ne l’aura pas ménagé – cela est juste est bon. Ces deux élections marquent cependant une étape décisive vers la sortie pour cette femme à laquelle beaucoup, en Allemagne comme à l’étranger, promettaient un quatrième mandat triomphal. Elles marquent surtout l’avènement irrésistible d’une ère de forte instabilité politique pour la première puissance du continent, marquée par la disparition des « Volksparteien » – la CDU et, vraisemblablement, la SPD vont subsister, non sans avoir perdu leur statut – et le morcellement du paysage partisan : l’Allemagne est entrée, à son tour et à sa manière, dans la confrontation autour de l’Identité qui agite le continent.

Deux élections

Si l’on veut bien considérer avec honnêteté le résultat en Bavière, il faut admettre que, malgré des pertes sensibles, la CSU est désormais l’unique « Volkspartei » allemande, c’est-à-dire apte à attirer des électeurs, sympathisants et militants de toutes classes sociales, origines et religions (note : il n’y a pas de limite en terme de pourcentage, mais on peut considérer qu’au-delà de 30 % le statut est établi, qu’il peut être accordé ou remis en cause entre 20 et 29 %, et qu’il doit être considéré comme perdu sous la barre des 20%). Bien plus, une part significative des Électeurs Libres (« Freie Wähler », FW) sont en réalité soit des transfuges de la CSU, soit ont une proximité idéologique forte avec la composante la plus droitière de celle-ci. La coalition de gouvernement la plus naturelle est évidemment celle de la CSU et des Électeurs Libres – quoi qu’aient pu espérer des Verts qui se voyaient déjà aux affaires. Au contraire, la CDU a connu dans la Hesse une défaite cuisante, que son chef, le ministre-président Volker Bouffier, pourtant fidèle soutien de la chancelière, n’a pas manqué d’attribuer à la politique menée à Berlin, et aux querelles entre Merkel et Seehofer. Son score, à 27 %, est représentatif de la situation de l’Union pour l’Allemagne entière. Il faut ici se souvenir qu’en août 2015, cette même Union affichait des sondages à nettement plus de 40 %, pour mesurer le chemin parcouru.

La SPD a poursuivi sa descente aux enfers, s’effondrant en Bavière, chutant lourdement dans la Hesse (- 10 % environ dans les deux cas). Elle paie fort justement les conséquences de ses indécisions, inconséquences et tergiversations. Rentrée à reculons au printemps dans une « GroKo » qu’elle avait refusée après l’élection fédérale, elle reste profondément divisée sur la question migratoire – cette division devrait s’évanouir lorsqu’elle aura perdu ses derniers bastions populaires au profit de l’AfD – et cherche, affolée, à sortir de ce piège mortel que la prétentieuse Andrea Nahles pensait éviter. Le piège est en réalité fermé : le parti est ruiné, et n’aurait pas les moyens financiers d’affronter une nouvelle élection au Bundestag. Pour organiser le référendum interne au parti, au printemps dernier, pour décider de la participation à la GroKo, il a fallu vider les caisses. Elle est donc condamnée à se regarder mourir, pillée par les Verts, Die Linke ou l’AfD, sans argent et sans chef d’envergure – qu’il est loin le temps d’Helmut Schmidt.

Les Verts ont enregistré des résultats très encourageants – avec environ 10 % de gain dans les deux Länder – et ont atteint dans les deux cas un niveau représentatif de leur force à l’échelle de l’Allemagne aux environs de 20 %. La politique de recentrage et « d’embourgeoisement » – on pourrait dire de « boboification » – de Robert Habeck a produit ses premiers effets, sans grande surprise, tant elle est en accord avec les tendances de fond qui traversent les sociétés européennes. Sans surprise, ils ont connu des succès assez clairs dans les zones urbaines assez aisées et jeunes, sans pouvoir réellement progresser en zone rurale. Ils devraient assez logiquement poursuivre leur expansion, surtout à l’Ouest, et pourraient succéder tant à la CDU qu’à la SPD comme LE Volkspartei de l’après-Merkel. Là-encore, la chose est piquante, si l’on veut bien se souvenir qu’avec la décision de sortir du nucléaire, Merkel avait quasiment asséché cet adversaire, avant de le faire renaître sous les assauts de la vague migratoire. Tout semble en fait réuni pour que « Die Grünen » accaparent un vaste espace au centre de l’échiquier politique, et constituent, à l’instar d’En Marche, le parti des Autres.

Il y a pu avoir quelques déceptions du côté de l’AfD, lorsque les résultats, à Munich ou à Wiesbaden, ont été connus. Elle a évidemment fait les frais d’une image un peu rugueuse – les défilés communs avec PEGIDA à Chemnitz, associés à la présence très opportune d’une poignée de néo-nazis qui ont pu être photographiés puis diffusés dans la bonne presse ont permis de remettre une courte mais efficace couche de diabolisation, qui a pu rebuter les bourgeois et bien-pensants de tout poil incapables de se départir de leur respectabilité. Pour autant, il ne faut pas oublier que le parti a fait son entrée dans les deux derniers Landtage dont il était absent. Par ailleurs, il consolide ses positions sur l’Allemagne entière à plus de 15 %, et y a pris l’ascendant sur la SPD. Bien plus, l’automne prochain, avec les élections aux Landtage du Brandebourg, de Saxe – toutes les deux le 1er septembre 2019, et de Thuringe le 27 octobre 2019, devrait lui offrir l’occasion de faire une démonstration de force, et peut-être de sortir en tête au Brandebourg, devant la CDU.

Le paysage politique allemand au sortir de l’ère Merkel

Nous écrivions il y a déjà plus d’un an : Merkel est entrée en agonie politique. Avec l’annonce de son renoncement à la candidature pour la présidence fédérale de la CDU, la chancelière fait un pas décisif vers la sortie, devançant ses opposants, et espérant ainsi pouvoir sauver son mandat. En faisant cela, elle contrevient directement à une règle qu’elle avait elle-même énoncée, selon laquelle on ne saurait tenir la chancellerie sans tenir également le parti. Quel meilleur signe de cette faiblesse nouvelle avec laquelle elle doit apprendre à vivre. Angela a déclaré qu’elle souhaitait aller au bout de son mandat, sans préciser les modalités de cette fin de mandat. Il est aujourd’hui parfaitement clair que la rupture de la « Grosse Koalition » est l’événement le plus probable pouvant conduire à cette fin. L’autre événement est une tension entre la chancellerie et la direction du parti, qui aurait alors échappé à Merkel. Elle avait pourtant bien préparé son affaire, arrachant Annegret Kramp-Karrenbauer à la présidence de la Sarre pour en faire la secrétaire-générale du parti. Personne ne peut croire un instant que la fidèle Annegret ait pu quitter sa présidence pour un poste aussi ingrat sans l’assurance qu’il ne s’agissait que d’une situation transitoire : elle devait succéder à Angela à plus ou moins brève échéance, et assurer la protection de la chancelière contre les vautours et les loups que l’odeur de la mort devaient attirer immanquablement.

Patatras : à peine connue la décision de Merkel, voilà que Jens Spahn, le très droitier – c’est l’image qui est donné de lui par les médias, depuis qu’il a ouvertement critiqué la politique migratoire de sa patronne – ministre fédéral de la santé, et Friedrich Merz, familier du monde la finance et rival malheureux de Merkel – elle l’a écarté de la présidence de la CDU avant de prendre sa place en … 2002 – sont sortis du bois et ont annoncé leur candidature contre la candidate d’Angela, mettant à mal ses plans de retraites, qu’elle espérait effectuer sur des positions bien préparées à l’avance. La personnalité clivante de Spahn, homosexuel déclaré, et considéré comme encore trop inexpérimenté, suscite une hostilité indéniable, y compris dans les rangs des responsables et élus les plus hostiles à l’accueil des migrants. Ses chances de succès sont assez modestes. Merz a clairement le soutien des apparatchiks les plus conservateurs. Il a surtout, comme l’a révélé le « Spiegel », le soutien de Wolfgang Schäuble, puissant et influent président du Bundestag, et gardien du temple au service de l’oligarchie. Il s’agit d’un signe manifeste que l’on a, en haut lieu, abandonné Merkel à son sort. Le parallèle avec l’affaire Benalla, qui a empoisonné l’été du locataire de l’Élysée, est remarquable. Face à lui, Kramp-Karrenbauer peut encore l’emporter, mais la lutte va être féroce d’ici le congrès de Hambourg, début décembre. L’affaire est d’autant plus importante pour Merkel qu’indépendamment de son vieux contentieux avec Merz – qu’elle a évincé sans ménagement en 2002 : lui affirme qu’il n’a rien à faire payer à qui que ce soit – la personnalité de son vieux rival suscite déjà la réprobation du partenaire de coalition, la très agonisante SPD, qui verrait dans l’élection de celui-ci une cause de rupture.

A la SPD justement, on assiste impuissant à l’effondrement de la maison. Certains ne s’y résolvent pas, comme les sociaux-démocrates bavarois, qui appellent Kevin Kühnert, le patron des « JuSos », les jeunes socialistes, à affronter Andrea Nahles pour lui ravir la présidence fédérale. Kühnert est précisément le chef de file des opposants à la GroKo au sein du parti. Ils sont de plus en plus nombreux à préférer un sabordage – ils connaissent l’état des finances du parti, et l’incapacité de faire campagne qu’il implique – espérant semer ainsi les ferments de la renaissance … ce que les réalistes, autour de Nahles, réfutent, sachant trop bien qu’à côté de finances déplorables, le parti souffre bien plus encore d’une absence totale de personnalité de premier plan, capable de l’entraîner vers une victoire électorale chaque jour plus éloignée. Entre les deux camps, les affrontements devraient logiquement redoubler dans les semaines qui viennent, tandis qu’en silence, sur la pointes des pieds, les militants et sympathisants prendront la tangente et iront gonfler les rangs des abstentionnistes, des Verts, de Die Linke et de l’AfD. L’élection à la Bürgerschaft (le parlement local) de la ville-état de Brême, le 26 mai 2019, pourrait provoquer la déflagration attendue – si elle ne se produit pas d’ici là : dans cette ville tenue par la SPD sans interruption depuis 1946, et qui a toujours placé les socialistes en tête de puis 1919, la possible victoire d’une CDU sur le déclin – les sondages mettent actuellement SPD et CDU au coude-à-coude – voire des Grünen ferait l’effet d’une bombe.

Voici donc, au sortir de l’ère Merkel, une époque de trouble et d’incertitude – et donc d’espérance – qui s’annonce pour l’Allemagne : de vieux partis fatigués, où des seconds couteaux sans imagination s’agitent désespérément en des combats de cloportes pour trouver une solution infra-politique au problème du temps, qui les dépasse ; un parti écologiste conquérant et en passe de rallier tous les oikophobes et autres citoyens du monde d’un pays qui n’en manque pas ; un système politique inadapté au multipartisme alors que les coalitions à trois vont se multiplier, dégradant sensiblement la stabilité politique ; un pays à nouveau coupé en deux, où l’on voit que la ré-éducation soviétique a été moins sérieuse et efficace que l’américaine, et un peuple parcouru, déchiré par la sourde quête d’une identité à laquelle il n’ose pas encore se livrer – parce qu’il n’en a pas le droit. La seule question est : trouvera-t-il encore la force de le prendre ?

François Stecher – Polémia

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