Au musée de Cluny : le berceau gothique

L’histoire de l’architecture et de la sculpture médiévales – le roman, le gothique – est complexe et soumise à remise en question. Les origines, les influences directes, indirectes, réciproques, les datations, en l’absence de documents fiables et du fait des destructions, remaniements, restaurations, tout cela forme un écheveau qu’on n’a jamais fini de débrouiller. Ici le musée de Cluny s’intéresse aux années décisives – 1135-1150 – où naît la sculpture gothique. Où, du moins, sans être gothiquement épanouie, elle n’est plus tout à fait romane.

Le rôle de Suger (1080-1151) est déterminant. Réformateur de l’abbaye de Saint-Denis, il entreprend d’agrandir l’abbatiale d’origine carolingienne. Elle se métamorphose. Pour la façade, il fait appel à des sculpteurs mosans et chartrains. Ceux-ci apportent leur savoir-faire et leurs motifs. Mais Suger a aussi ses idées iconographiques et architecturales, particulièrement les fameuses statues-colonnes qui ornent les portails. Le chantier de Saint-Denis achevé, les sculpteurs repartent à Chartres où ils vont développer le « style chartrain » qui rayonne jusqu’à Bourges, Angers, jusqu’en Brie champenoise… avec ce type de portail bien reconnaissable : au tympan, le Christ en gloire entouré du Tétramorphe, aux ébrasements les rois et reines, les prophètes.

A l’art roman qui incorporait la sculpture au mur dans une fusion massive et puissante, succède l’art gothique qui détache la sculpture du mur – l’architecture gothique sera d’ailleurs de moins en moins faite de murs – et lui confère plus d’élégance. Empruntons quelques lignes éclairantes à Louis Grodecki : « A Chartres, aux statuettes des voussures, détachées du ruban continu du fond de l’archivolte, dans les reliefs des tympans, composés par registres et dégagés sur une surface nue qui en fait valoir les formes, comme aussi aux statues des piédroits, accrochées ou “suspendues” aux colonnettes (leurs pieds ne reposent pas, leurs épaules ou têtes ne portent pas, c’est le contraire de l’“atlante” antique ou roman), sont créées les conditions nouvelles d’indépendance formelle ou expressive… » (« La “première sculpture gothique”. Wilhelm Vöge et l’état actuel des problèmes », Bulletin monumental, 1959).

Rois et reines

Que d’éclats de beauté pour en juger ! Têtes de Saint-Denis déposées en 1770, têtes mutilées en 1793 et déposées en 1839-1840, têtes cassées à Mantes en 1794, sculptures de l’ancienne abbatiale Sainte-Geneviève déposées en 1807, vestiges du cloître de Saint-Denis déposé à partir de 1751 par des chanoines empressés d’en avoir un au goût du jour… Des fouilles relativement récentes permettent d’étudier la question avec de nouveaux éléments : des chapiteaux mis au jour en 1983 à Saint-Denis, en 1991-1992 à Chelles. On se promène dans une forêt de colonnes, de têtes, de chapiteaux aux motifs mis en rapport avec les enluminures d’Ile-de-France. Là est le berceau gothique : Saint-Denis, Paris, Chartres. Outre les lieux cités, voici des statues-colonnes de Saint-Maur-des-Fossés, des chapiteaux de Saint-Martin-des-Champs, de Deuil-la-Barre.

Les tronçons de colonettes bien refouillées s’animent de bêtes et d’hommes parmi les rinceaux. Sur l’une on trouve une série de motifs romans : le jongleur, le harpiste, l’homme qui se retire une épine du pied, l’homme qui combat un lion – mais avec moins de « violence » formelle. Très romane, encore, une statue-colonne du cloître de Saint-Maur-des-Fossés : le futur saint Nicolas est dans les bras de sa mère, il se détourne de son sein pour respecter le jeûne. La tête maternelle massive, les yeux percés à la mèche, le sein volumineux (ah, dire qu’existera un jour l’art sulpicien tout coincé dans ses plâtres mesquins !), la torsion de l’enfant ne sont pas encore gothiques. Mais dans bien des têtes et des corps on décèle les traits de ce que sera ce grand art : une plus grande attention à la réalité sans que la forme perde sa spiritualité, une subtilité du modelé plus expressive que précieuse : superbes têtes de Moïse, de Samuel, qui sont des fragments de statues-colonnes de Mantes. Et encore Isaïe, la reine de Saba, le roi David, autres rois et reines non identifiés, saint Pierre, soit les deux Testaments formant une haie d’honneur au Christ.

  • Naissance de la sculpture gothique. Saint-Denis, Paris, Chartres, 1135-1150. Jusqu’au 21 janvier 2019, Musée de Cluny.

Samuel Martin – Présent

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