Michel Piccoli n’a plus le droit de jouer!

“S’il avait vécu, je serais nulle part.” “Il”, c’est le frère mort. Michel Piccoli, ce monument du cinéma français s’échappant par d’habiles pirouettes de toute question biographique, a décidé de raconter la personne qui n’aura cessé de l’accompagner durant ses quatre-vingt-neuf années de vie et ses soixante-dix ans de carrière. Ce jour-là, Michel Piccoli ne se souvient plus du prénom de ce mystérieux compagnon de route. “Mais il l’a su, il le sait, précise son épouse, Ludivine Clerc. Parfois, il préfère l’oublier. C’est trop lourd. De ce frère, il a fait l’explication de sa venue au monde.

(…) Naître par hasard et par compensation, c’est prendre la place d’un mort. Michel Piccoli est né en 1925. Sur la cheminée du trois-pièces où il vivait avec ses parents, une photo demeurait encadrée : celle d’un petit garçon blond mort à l’âge de 3 ans et que la venue au monde d’un autre enfant n’a jamais pu faire oublier. “Michel sait qu’il n’était pas désiré, explique Gilles Jacob. Ses parents ont refait un ­enfant parce que l’autre était mort.” “Pendant toute mon enfance, resté fils unique, il y avait donc ce fantôme avec moi et j’ai quelquefois eu l’impression que ma mère, qui parlait peu, ne se manifestait que pour évoquer ce frère mort”, écrit Michel Piccoli.

(…) Les parents étaient musiciens. D’ailleurs, sa mère a mis Michel au piano, avant de l’exclure de son univers. “Un jour, ma mère m’a dit : “Bon, on arrête.” Ça a commencé comme ça. C’était dur. J’étais triste d’arrêter le piano. Mes parents ­vivaient avec ces instruments ; moi, je vivais avec le futur.”

“Il est difficile de pénétrer l’esprit de Michel, mais on sent qu’il a eu une enfance douloureuse. Sa mère était une grande bourgeoise qui menait son mari à la baguette et maintenait son fils dans une certaine indifférence. Je l’ai vu l’engueuler comme s’il était encore un gamin de 10 ans”, se souvient Juliette Gréco, qui fut la femme de Michel Piccoli.

“Moi, je l’ai connue plus tard, resitue Ludivine Clerc. Peut-être avait-elle changé de caractère. C’était une femme originale, lettrée, rigolote, qui pouvait envoyer des vannes. Elle m’a même donné des cours de piano. Peut-être que la réussite exceptionnelle de Michel l’avait portée. La mort d’un enfant, ce n’est jamais fini. Mais elle ne semblait plus être dans un poids de la vie.”

Le frère du père était violoniste et sa femme pianiste, exactement comme les parents de Michel Piccoli. L’enfant de substitution en a fait des parents de substitution. Ces oncle et tante étaient des gens très joyeux. “Ils représentaient l’envers positif de mes parents. Ce sont des personnes qui m’ont gâté. Ils m’offraient du temps de vie et des moments privilégiés. […] Ils auraient été très heureux de m’avoir comme enfant”, écrit Michel Piccoli.

Dès lors, le jeune homme n’a cessé de vouloir se créer des ­familles. D’abord, il y a eu le Cartel, ces quatre metteurs en scène de théâtre qui émerveillaient l’apprenti acteur : Louis Jouvet, Charles Dullin, Gaston Baty et Georges Pitoëff. “L’amour du théâtre, ça a été sa révélation, confie Gilles Jacob. Il l’a pris à bras-le-corps, construisant sa chance. Il a fait tous les métiers, même réparateur de fauteuils.”

Puis, la guerre s’est terminée et l’acteur est monté sur les planches et a hanté les plateaux de cinéma. Michel Piccoli a eu 20 ans en 1945. “Il y a beaucoup de vies dont j’ai rêvé. C’était mon métier. Il fallait savoir plaire, étonner, éveiller de l’intérêt chez des acheteurs d’acteurs ou d’actrices. J’ai fait des choses très différentes, extravagantes, manipulantes. Ce métier, c’est jouer des belles vies.”

michel-piccoli

Michel Piccoli ferme les yeux. C’est un homme corpulent qui parle d’une voix hésitante, d’où s’échappe une candeur d’un autre âge. Ce visage est étrangement ­familier. On y retrouve tous ces classiques de Sautet, Buñuel, ­Ferreri, Rivette, jusqu’au personnage de pape en plein trouble existentiel dans l’Habemus papam de Nanni Moretti, son dernier rôle marquant, en 2011.

«Michel Piccoli n’est pas tombé amoureux de Brigitte Bardot (“mais nous avions en commun d’avoir chacun à l’époque une double vie”)»

Godard fut le premier, en 1963 avec Le Mépris, à en saisir toute la puissance animale. Dans son livre, Michel Piccoli consacre une large part à ce film mythique. Sur le tournage, Michel Piccoli n’est pas tombé amoureux de Brigitte Bardot (“mais nous avions en commun d’avoir chacun à l’époque une double vie”), trop occupé qu’il était à admirer ce réalisateur qui avait vu en lui un “double inversé”. Il évoque aussi ces longues discussions avec Fritz Lang, ce père du cinéma, durant le trajet qui les amenait quotidiennement vers la villa Malaparte à Capri, “une immense folie, avec ce toit sur lequel on marche sans rambarde au-dessus du vide”.

Le vide l’a rattrapé. Il n’y a plus de personnages pour combler l’absence. Depuis peu, Michel Piccoli se sent désœuvré. “C’est fini, je n’ai plus le droit de jouer. Problème d’assurances”, dit cet acteur à la filmographie immense. Il lui reste à se promener dans Paris sur les lieux de ses premiers théâtres rive droite, à voir ses amis de tout âge, à traverser la Seine pour se rendre chez son amie Jane Birkin avec qui il effectue des lectures autour de Serge Gainsbourg : “Nous avons été voisins rue de Verneuil. Il a toujours été là dans les moments difficiles et, au cinéma, il a joué mon père et mon mari. Il est comme une deuxième famille. Et pourtant, chez lui, je ne me suis jamais aventurée au-delà de son salon”, avoue-t-elle.

(…) Il a été riche, puis ruiné, comme sa mère s’était retrouvée désargentée. Pour la production d’un film, il a vu son appartement de l’avenue Mac-­Mahon vendu à la chandelle. Contrairement à sa mère, il se moque de l’argent. Il ajuste ses dépenses à ses entrées. C’est un homme libre qui croit aux familles que l’on se crée. Le 27 décembre prochain, il aura 90 ans. Mais il déteste les anniversaires. Ça remue trop de souvenirs. Ce n’est pas une raison pour vouloir mourir.

9782246858058-001-X_0

Source

Related Articles