René Benjamin, auteur méconnu…

 Notre ami Xavier Soleil s’est beaucoup dépensé pour faire revivre un écrivain qu’il admire et qu’il aime : René Benjamin. Après une petite biographie dans la célèbre collection Qui suis-je ? des éditions Pardès, en 2011, il a créé, avec ce même éditeur, les Cahiers René Benjamin. Ceux-ci ont publié, à ce jour, trois importants inédits de cet écrivain : Balzac, pièce de théâtre reçue à la Comédie-Française en 1934, à l’unanimité du comité de lecture, et écartée de la scène pour des raisons politiques (1er semestre 2013) ; les Carnets de Guerre (1939-1948) de l’écrivain (2e semestre 2013) ; et, pour le 1er semestre 2014, vient de paraître un numéro de plus de deux cents pages, intitulé René Benjamin journaliste, dans lequel sont réunis vingt-cinq articles, parus, entre 1920 et 1940 , dans Candide, Le Figaro, L’Action Française ou Gringoire.

Nous avons naturellement demandé à Xavier Soleil de nous faire partager son enthousiasme pour cet écrivain, qu’il a, en quelque sorte, ressuscité.

2015 – 130e anniversaire de sa naissance – sera-t-elle l’année Benjamin et verrons-nous tomber définitivement le mur du silence qui, pendant plus d’un demi-siècle, a caché aux Français l’œuvre et jusqu’à l’existence même d’un écrivain brillant et émouvant, aux dons les plus variés ?

Bien longtemps après sa mort le 4 octobre 1948, son fils François écrivait : « En réalité, René Benjamin est mort trop tôt après “l’épuration”. Il est ainsi entré dans une zone d’ombre et d’oubli absolu que ne méritait pas son grand talent, ni son œuvre, très vaste et très diverse, allant du roman aux peintures de mœurs, aux essais politiques parfois prophétiques, aux portraits très nombreux et remplis de vie, au théâtre, au cinéma même, à des réflexions sur l’éducation, sur l’âme enfin et avant tout. »

Dans toute la France, mais aussi à l’étranger – en Suisse et en Belgique notamment, où il donna si souvent ses merveilleuses conférences –, ses nombreux amis se sont longtemps souvenus de lui. Eux aussi ont peu à peu disparu, ne laissant que de rares témoignages sur un de leurs écrivains de prédilection.

Toute sa vie, René Benjamin a recherché la grandeur, il a fait frémir la fièvre des génies et leur drame, battre leur cœur avec un extraordinaire don de vie. Il a été aussi un témoin de son temps. Mais toute sa vie aussi, il a été à la recherche de son âme. C’est le titre d’un de ses livres : L’Homme à la recherche de son âme, publié en 1943. Il y raconte « comment dans ces cinquante dernières tumultueuses années, un homme, né vers la fin du dernier siècle en France, n’a pas cessé d’être angoissé de cette âme qui lui était prêtée, et qui lui échappait, puis qu’il retrouvait, mais qu’il reperdait, hélas, parce que depuis cinquante ans nos vies ont été tellement difficiles, arides et bousculées que nous n’avons pas souvent rencontré les moyens d’aimer… Ce sont ces défaites et ces victoires que je souhaiterais raconter, en disant, avec leurs dates et leurs noms, les événements et les hommes qui nous ont étouffés ou sauvés. » La vie de l’âme fut, en effet, un thème récurrent de son œuvre, avec une consonance véritablement tragique dans ses derniers écrits. N’oublions pas que nous parlons d’un écrivain, qui a vécu cette période que son contemporain Henri Massis appela « la guerre de trente ans (1) ».

René Benjamin était né à Paris en 1885. Après avoir fréquenté la Sorbonne, il fit ses débuts dans le journalisme en 1910. Dès lors, il veut tout voir, étudier la société dans tous ses aspects : la Sorbonne, la Justice, l’Armée, l’Hôtel des Ventes, les foires parisiennes, les rues, les boulevards, la Faculté de médecine. Parlant de Paris, il écrit : « Quelle ville absurde et sublime ! Il n’y a qu’à regarder et qu’à entendre. Ah ! si Dieu me prête vie, j’ai cent bouquins à pondre, dont cinquante sur la bourgeoisie ! » La bourgeoisie, héritière de cent vingt ans de révolution, il n’aimait pas !

Il donne des articles au Gil Blas, à L’Opinion, à L’Echo de Paris. Mais rapidement il se rend compte qu’un journaliste débutant ne peut se permettre de décrire ce qu’il voit en disant ce qu’il pense. Ce sera le prix Goncourt, attribué à Gaspard en 1915, qui lui assurera une liberté entière.

Lorsque survient la guerre, il a déjà publié ou préparé ses premières « Etudes de mœurs », La Farce de la Sorbonne en 1911, Les Justices de paix ou les vingt façons de juger dans Paris en 1913, L’Hôtel des Ventes, sous-titré Paris, sa faune et ses mœurs, en 1914, et Le Palais et ses gens de justice qui ne paraîtra qu’en 1919.

L’entre-deux-guerres voit Benjamin s’orienter vers la droite, au point de devenir rapidement l’ami de Léon Daudet et de Maurras. Il fera partie de cette phalange d’écrivains décidés à mettre un frein aux désordres de la démocratie. Comme ses amis, il sait que l’inaction de la France, le pacifisme mou de ses dirigeants, conduisent inéluctablement son pays vers une troisième guerre en 70 ans, c’est-à-dire une troisième invasion et une troisième occupation. Il sait qu’il doit à tout prix l’empêcher, et, comme eux, il est prêt à se battre sur tous les fronts pour y arriver. C’est l’héritage de ses enfants, leur vie même, qui sont en jeu.

Cette ambition de diriger la société, il la manifeste clairement, par exemple, à propos de la condamnation de L’Action française par Pie XI en 1926. Bien que n’étant ni royaliste, ni d’Action française, il écrit :

« L’obéissance est indispensable aux enfants […] Mais il y a ceux qui par leurs fonctions ou leurs talents ont à diriger ou à conseiller une société. Ceux-là n’ont pas le droit d’être aveugles et d’obéir aveuglément. Ce que je vous expose là n’est pas une attitude de révolté. J’ai un métier qui serait ridicule – oui, ridicule et réduit à 0, si j’étais soumis aveuglément. Ce dernier adverbe […] n’est pas tolérable, il est la folie même pour des hommes en activité, et qui doivent s’imposer aux autres par la parole, par l’écrit, par l’idée. »

Une évocation de René Benjamin doit faire une place à sa femme et à ses enfants. Elisabeth Lecoy, fille d’un notaire de Saumur, infirmière bénévole à l’hôpital de cette ville, vers lequel il fut évacué après sa blessure près de Verdun, qu’il épousera le 26 juin 1916 à Saché, fut, durant leurs années parisiennes des années 20 et 30, sa muse, sa complice et sa première admiratrice.

Ils eurent trois enfants : Jean-Loup, né en 1917, qui, après huit ans passés sous les drapeaux, tombera devant Strasbourg, après avoir fait les campagnes de Tunisie, d’Italie et d’Alsace ; Henriette, née l’année suivante ; et François, né en 1925, qui, en 1968, épousera Catherine Fontaine, grâce à l’amitié de qui j’ai pu avoir accès aux archives de son beau-père.

Après la guerre, et jusqu’en 1921, les Benjamin passèrent leurs vacances à Saché, propriété de M. Lecoy ; puis le château, qui était en indivision, fut vendu, à leur grand regret, car Elisabeth y retrouvait son enfance et René le souvenir de Balzac. Quelques années plus tard, leur ami Carvallo, propriétaire de Villandry, leur dénicha une belle propriété, à quelques kilomètres, Le Plessis, qu’ils achetèrent. Où, dès lors, ils vinrent tous les étés et où Benjamin pouvait travailler sereinement, loin de Paris. Car la vie au 111 boulevard Saint-Michel était survoltée. « Là, écrira-t-il plus tard, j’ai travaillé de toute mon âme et donné de moi vraiment. Là, j’ai trouvé le refuge espéré depuis longtemps ; là, j’ai mesuré mes forces et ma faiblesse ; là, tout seul, j’ai aimé la vie jusqu’à en pleurer… là enfin me sont venues la résignation et l’indulgence. »

Journalisme, théâtre, satires sociales et politiques, portraits, biographies et, coiffant le tout, conférences, les domaines qu’aborde Benjamin sont nombreux, et malgré cela, inspirés par une même volonté et une même passion de la vie.

Son « métier » de conférencier l’occupait six mois par an. Le terme de « conférence » le surprenait d’ailleurs, car son art était dérivé de son amour du théâtre. Il disait :« la conférence est une représentation, mieux encore, c’est une action parlée ». Et Sacha Guitry a bien compris que, chaque fois qu’il parlait, le conférencier « écrivait un nouveau livre à haute voix. Il réunissait en somme ses lecteurs, et c’est sous leurs yeux qu’il le composait, ce livre. […] Il en corrigeait les épreuves de ville en ville […] et quand son livre était au point, […] il se le dictait alors à lui-même – et le donnait à imprimer. »

Ainsi naquirent ces merveilleux tableaux vivants, que sont Antoine déchaîné, en 1923 ; Le Soliloque de Maurice Barrès, en 1924 ; Sous l’œil en fleur de Madame de Noailles, en 1928 ; Les Paroles du maréchal Joffre, en 1929.

Très tôt, René Benjamin avait ressenti l’appel du théâtre. C’est Antoine, l’un des deux grands réformateurs de l’art dramatique, qui, en 1911, monte à l’Odéon sa première pièce, Le Pacha, agréable comédie en deux actes. En 1922, Les Plaisirs du hasard sont joués au Vieux-Colombier, par la troupe de l’autre grand réformateur de l’art dramatique, Jacques Copeau. Mais déjà sa réputation de droiture intellectuelle est faite, et les succès au théâtre lui sont interdits par une critique violemment hostile, qui par ailleurs encense les comédies semi-érotiques d’un Porto-Riche. Deux ans après, Il faut que chacun soit à sa place « comédie antidémocratique […] où l’on voit, à la cadence de vieux airs français, danser tous les pontifes et les idiots du régime », subira le même sort.

René Benjamin consacrera, plus tard, un chapitre de L’Homme à la recherche de son âme à son ami Copeau. Ce qu’il admirait le plus en lui, c’est qu’ « il ne s’occupait que de l’âme, en ayant l’air de faire du théâtre. La retrouver et lui rendre sa place qui est la première. »

Le démon du théâtre ne le lâcha jamais. Paris est une pièce en 2 actes et 8 tableaux, faite d’amour et de poésie, représentée pour la première fois au Théâtre de la Porte Saint-Martin le 22 janvier 1932. Elle fut, elle aussi, assassinée par la critique, et souvent de façon ignoble. « J’ai contre moi, écrit-il à sa belle-mère quelques jours après la générale, tous les crapauds de Paris. » Mais il est applaudi par Daudet, Bonnard, Anna de Noailles, Antoine, « tous les poètes », et même par le « froid » Bainville, qui lui offrira La Revue Universelle« qui n’a jamais donné aucune pièce d’aucune sorte, pour publier la mienne ! » En 1936, le cinéaste Jean Choux en fit un film, avec une musique originale de Jacques Ibert et une distribution prestigieuse comprenant Harry Baur et Renée Saint-Cyr.

Aliborons et Démagogues est l’un des chefs-d’œuvre de René Benjamin et, dans le domaine du pamphlet, un des meilleurs de la littérature française. En 1926, ayant appris que les instituteurs laïques et syndiqués allaient se réunir en congrès à Strasbourg, il décide d’y assister. Pendant quatre longues journées, il est présent à toutes les séances, observe, écoute, prend des notes. « Ce furent pour moi quatre jours de stupeur, puis d’immense gaîté, puis de dégoût, puis de colère ». La campagne de presse que déclenchèrent ses articles dans L’Avenir tourna au tragique lorsque la CGT décida d’empêcher l’auteur de donner des conférences. Il y eut des scènes révolutionnaires, notamment à Lyon et à Saint-Étienne, où un Camelot du roi fut tué.

Avec Les Augures de Genève, paru en 1929, il s’attaque à d’autres tabous, et pas des moindres : la Société des Nations, et Briand, colonne vertébrale du pacifisme mou de ces années sans âme, l’homme qui avait mis « la guerre hors la loi », préparant ainsi la politique de désarmement qui polluera les années 30.

Comme tous les grands écrivains, René Benjamin a mis une part de lui-même dans chacun de ses livres, même dans La prodigieuse vie d’Honoré de Balzac (1925) et dans son Molière (1936), mais le plus intime se trouve dans ceux qu’il écrivit dans les dix dernières années de sa vie, parce qu’ils sont un retour sur le combat qu’il a mené sans fléchir un instant, et sur ceux qui ont combattu avec lui. Ces livres merveilleux – et qu’il faudrait rééditer, et faire lire à la France qui enfin se réveille – sontChronique d’un temps troublé (1938), Le Printemps tragique (1940), L’Homme à la recherche de son âme (1943), Les Innocents dans la tempête (1947) et Le Divin Visage (1948).

Dès la signature de l’armistice, il soutint la politique du Maréchal Pétain, qu’il admirait profondément. Vivant en zone occupée et en province, il a, dès le début de l’année 1941, la possibilité de se rendre à Vichy et de s’entretenir longuement avec lui. Il l’accompagne dans plusieurs de ses déplacements en province, notamment à Saint-Etienne et à Vienne. Et il écrit : « Avec le Maréchal, j’ai vu le miracle d’un peuple transfiguré par son seul passage, sa seule présence, parce que l’amour naît sous ses pas. C’est le Roi des légendes, qui délivre les pauvres de leurs haines, de leurs erreurs, de leurs misères, de leurs malheurs. Il paraît, et les larmes coulent. […] Il guérit tout un peuple. Quand on n’a pas vu l’exaltation qu’il suscite, on ne peut pas se la figurer. Quand on l’a vue, on en demeure bouleversé pour le reste de ses jours. » Et il publie Le Maréchal et son peuple, et les demandes de conférence se multiplient. Il écrit aussi – mais en 1943, et déjà la guerre civile est commencée : « Ou la France se relèvera, et la page du Maréchal sera une des plus pures au cœur de notre Histoire. Ou la France est perdue… et ce sera la dernière page, impérissable. Jeunes Français qui voulez continuer de porter ce nom, joignez vos forces à sa sagesse, pour que la France vive ! »

En octobre 1944, René Benjamin est arrêté « comme écrivain pro-allemand » et interné dans des conditions dégradantes. L’apprenant, en novembre, en plein combat, son fils Jean-Loup écrit au Commissaire de la République d’Angers, et, lui rappelant ses états de service depuis 1937, il ajoute : « Je vous rapporte ces titres, non certes pour m’en targuer, mais pour en reporter le mérite sur mon père, à qui je dois d’être le soldat que je suis. » Il ne put revoir son père qu’une demi-heure, entre deux gendarmes. Après la mort de son fils Jean-Loup en Alsace, René Benjamin écrira ce livre bouleversant, L’Enfant tué.

René Benjamin est mort à Tours le 4 octobre 1948. On a dit qu’il était mort trop tôt. Est-ce si sûr ? Qu’aurait-il vu s’il avait vécu dix ans de plus ? Le Maréchal mourir dans sa cellule de l’île d’Yeu, ses collaborateurs persécutés jusqu’au milieu des années 50. Maurras gracié en 1952 « pour raisons médicales » par le Président de la République. La France, gouvernée à la va-vite par quelques-uns des plus malfaisants des politiciens d’avant-guerre, perdre son empire et ses colonies. Enfin et surtout la peur régner à nouveau sur l’Europe dévastée. Comment eût-il supporté un tel recul dans une telle ambiance ? Aurait-il eu encore le courage d’écrire ? N’avait-il pas dit son dernier mot avec Le Divin Visage ?

Au lendemain de sa mort, Charles Maurras écrivait : « Quelqu’un qui l’a bien connu et admiré me dit que René Benjamin ne pouvait plus vivre. Exactement, son cœur, qui était tout lui-même, ne survivait pas à “L’Enfant tué”, au cœur de son cœur… Le plein aveu de sa douleur était scellé dans quelques pages immortelles… » Ces lignes, avec bien d’autres témoignages, se trouvent dans le bouquet d’hommages rassemblé alors par Pierre Lanauve de Tartas.

Il y a peut-être une vérité plus profonde encore : René Benjamin, comme le docteur Thierry de Martel à la mémoire duquel il avait dédié Le Printemps tragique, n’est-il pas mort, lui aussi, de la mort de la France, cette Reine de la Civilisation qu’il a vue peu à peu disparaître sous les coups conjugués de la Bêtise et de la Barbarie ?

 

(1). Henri Massis, La Guerre de trente ans, Destin d’un Âge 1909-1939 – Plon, 1940.

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