A la Fondation Custodia : Georges Michel, le chaînon manquant

Qui est Georges Michel (1763-1843), peintre disséminé dans de multiples collections publiques mais connu seulement d’un petit nombre de spécialistes ? De son vivant il a eu ses amateurs, après sa mort ses fanatiques, mais jamais la faveur d’un public établie, assurée. Ce n’est pas un hasard si la survie de Georges Michel dans les mémoires est due en partie au marchand Paul Durand-Ruel qui rassembla beaucoup de ses toiles dans les années 1870 et commanda à Alfred Sensier l’étude qui reste la base de nos connaissances (Etude sur Georges Michel, Paris, Alphonse Lemerre, 1873). Durand-Ruel fut amené à soutenir les peintres impressionnistes parce qu’il sentait leur continuité avec l’école de Barbizon dont les toiles avaient longtemps été sa passion, or Georges Michel apparaît comme un chaînon qui mène du paysage du XVIIIe siècle à Barbizon. C’est en ce sens qu’on peut le considérer comme un chaînon manquant, sans la tonalité darwinienne d’une évolution qui serait le Progrès, mais au sens cézanien d’être un maillon dans la chaîne des peintres ; et à coup sûr il fut un maillon pour Van Gogh (voir encadré).

Le goût du sublime

Michel commença par peindre des paysages agrémentés de figures, en collaboration avec d’autres peintres. Des choses assez sages. Mais son goût pour les peintres hollandais le fit s’intéresser aux ciels tourmentés sous lesquels les champs et les bosquets paraissent fragiles. Les événements climatiques aux allures dramatiques au-dessus de l’Ile-de-France devinrent son obsession. Fut-il le « premier peintre de Montmartre » – l’ancrage d’une nouvelle chaîne ? La butte était encore sauvage, creusée de carrières de plâtre et ponctuée de moulins : il y trouva motif. De là on avait vue sur la plaine Saint-Denis, rythmée par les clochers et les moulins : il en donna de multiples versions, orageuses, pluvieuses, venteuses… dans le goût du « sublime » théorisé à la fin du XVIIIe siècle, qui exprime la petitesse de l’homme face à la démesure des phénomènes naturels. Certains de ces ciels les plus bousculés ne sont pas sans analogies avec des Turner ou des Constable. Les avait-il vus ou est-on en présence d’une floraison simultanée d’idées et de sensations ?

Le sauvage aux huit enfants

Il y a davantage de questions que de réponses, concernant la vie et les œuvres de Georges Michel. Les informations que donne Alfred Sensier, il les a recueillies trente ans après la mort de l’artiste, auprès de sa veuve – que Michel avait épousée à 65 ans, en secondes noces. Marié une première fois à 16 ans, Michel eut huit enfants ; mais il les perdra les huit, puis sa femme (en 1837).

Sauvage, Michel ne l’était pas au point d’être associable. Jeune, il parcourt les environs de Paris en compagnie de peintres (Bruandet par exemple), plus âgé il ouvre son atelier à des élèves. Mais il reste volontiers en retrait, particulièrement à partir des années 1815 où il « disparaît » de l’actualité artistique visible. Sauvagerie (aggravée par la perte de ses enfants, peut-on penser) et républicanisme expliqueraient bien sa disparition des Salons à partir de 1814. Plusieurs de ses tableaux sont refusés à partir de 1812, la Restauration arrive là-dessus : deux bonnes raisons de continuer son œuvre dans son coin, sans souci du jury ni du public. Ce trou des trente dernières années de sa vie n’aide pas à cerner son évolution.

Une manière bien à lui

les plus grossièrement barbouillées. C’est dire combien sa patte est sauvage lorsqu’il ne se mêle pas de « finir ». Le ciel est souvent contrasté, sombres nuages où se pose une lumière éclatante, terrains ocres, verdâtres, illuminés ici par une flaque jaune (chemin, escarpement). Il aime opposer un ciel gris anthracite à un sable jaune de Naples. Tout détail est sacrifié à l’effet à rendre, dans un empâtement qui n’autorise pas à pignocher les feuillés ni les champs. L’effet est son sujet, ce qui n’aide vraiment pas à distinguer des toiles dont tous les titres ou à peu près sont interchangeables. Telle « plaine près de Paris » pourrait être aussi « moulin sous la pluie », tel « moulin » un « orage », tel « effet de pluie » une « plaine près de Paris ». Le chercheur qui rédigera le catalogue de l’œuvre complet s’arrachera les cheveux.

Dans la suite de toiles passionnées qui composent l’œuvre de Michel, il n’y a qu’un effet qui est raté, son Montmartre en hiver (catalogue 33), où la neige est d’un gris de zinc totalement faux : il était réservé aux impressionnistes de retrouver plus tard la luminosité de la neige et ses ombres bleutées.

Toute une section est consacrée à Michel dessinateur. Des rapides croquis aux dessins lavés d’un peu de couleur – en passant par de beaux « portraits d’arbres » comme aurait dit Henri Charlier – tout un pan de son activité artistique incessante s’y dévoile. Passée d’abord par le monastère royal de Brou (Bourg-en-Bresse), cette exposition de la Fondation Custodia est un pari. Celui d’attirer le public vers un peintre difficile par sa manière et par ses sujets – qui aime le mauvais temps, d’autant qu’on en soupe depuis des mois ? Le pari, également, de relancer durablement l’intérêt pour ce peintre, ce qui s’accompagnera de la découverte de toiles oubliées, de fouinages d’archives d’où on tirera des faits positifs. L’histoire de l’art et notre admiration doivent bien cela à un artiste français qui eut sa part (je cite Alfred Sensier) « de création, d’originalité et de franchise ».

 

  • Georges Michel – Le paysage sublime. Jusqu’au 29 avril 2018, Fondation Custodia (121, rue de Lille, Paris).

Deux précisions

Alfred Sensier (p. 108) était en possession d’une pièce de vers « plus que médiocres » écrits de la main de Georges Michel, vers d’inspiration chrétienne alors que « toute sa vie paraît être l’inverse des sentiments qui y sont exprimés ».

O mes amis, vivons en bons chrétiens !

C’est le parti, croyez-moi, qu’il faut prendre…

Sensier ne sait pas s’il a composé ces vers ou les a recopiés. C’est une copie, il s’agit de la tirade du cordelier Grisbourdon, par laquelle commence le chant V de La Pucelle d’Orléans, de Voltaire. Ces vers sont plus que médiocres en effet, et d’inspiration satirique.

  • S’intéressant aux débuts de la carrière de Michel, Sensier a trouvé quelques indications critiques sur ses tableaux exposés au Salon de 1791. Il regrette de n’avoir pas trouvé, pour le Salon de 1793, une brochure intitulée Explication par ordre des numéros, et jugement motivé des ouvrages de peinture, sculpture, architecture et gravure, exposés au Palais national des Arts: « Peut-être y aurions-nous trouvé quelques mots intéressants sur Michel » (p. 30-31). Le catalogue de l’exposition Custodia indique que « le nom de Michel est cité par les critiques une seule fois en 1793 dans une liste [manuscrite] de quatorze paysagistes » (p. 13). Non, son nom est également cité et deux de ses cinq tableaux commentés dans cette Explication que n’avait pas trouvée Sensier, après une introduction qui appelle les arts à « l’amour de la patrie, de l’humanité, de la vertu » :

Vue de Suisse : « Ce tableau réunit la vérité du paysage à l’élégance de ses figures » (p. 5).

— Autre Vue de Suisse : « Les devants sur la droite sont comme la nature, l’eau est trop verte » (p. 40).

Commentaires laconiques. En l’absence du tableau nous ne saurons pas si cette « eau trop verte » était une maladresse du peintre ou déjà un parti pris de coloriste, incompréhensible pour le critique.


Michel et Van Gogh

Georges Michel est cité une trentaine de fois dans la correspondance de Van Gogh. En septembre 1875, Van Gogh achète le livre de Sensier, l’envoie ensuite à son frère. Enthousiaste, il suggère à Theo de faire suivre le livre au cousin Mauve, le peintre ; et pourquoi pas à leur père ? En mars 1876 il a la chance de voir un lot de Michel : « Comme j’aurais voulu que tu sois là ! Des chemins creux dans un sol sablonneux, allant vers un moulin, ou bien un homme qui rentre chez lui à travers la lande de sable, et, par-dessus tout cela, des ciels gris, si simples et si beaux. J’imagine que les pèlerins d’Emmaüs voyaient la nature comme Michel la voit. Je pense toujours à eux quand je vois un de ses tableaux. » Van Gogh ne peint pas à l’époque, son mysticisme affleure. En avril 1878 il réfléchit sur la peinture et la spiritualité : on doit pouvoir tirer des leçons « même des moulins et des sablières de Michel » ?

En septembre 1880, Vincent demande à Théo de lui renvoyer le livre de Sensier, s’il l’a toujours. Car maintenant qu’il peint, il verra d’un autre œil les gravures qui l’illustrent. Peignant dans la Drenthe en 1883, il songe à Michel. « Montmartre doit offrir ces jours-ci les effets typiques que Michel, par exemple, a fixés sur ses toiles, savoir l’herbe desséchée et le sable contrastant avec le ciel gris », etc. : « La nature me rappelle souvent les couleurs de Michel ; tu sais qu’il peint, lui aussi, des ciels gris (parfois gris ardoise) et des sols bruns avec des nuances gris jaune. » Theo finit par s’interroger : est-ce que Vincent n’est pas trop influencé par Michel ? Non, répond Vincent, qui par ailleurs devait trouver en Michel, retiré de la vie artistique publique pour mener son œuvre en toute indépendance des jugements du temps, une ressemblance avec sa propre vie.

Le directeur de la Fondation Custodia, Ger Luijten, remarque que, dans le célèbre Champ de blé aux corbeaux,ceux-ci semblent une citation directe d’une toile de Michel, L’Orage (p. 8-9 du catalogue) – la touche grasse elle-même est apparentée. Là où les psys aiment constater un « état de confusion mentale avancé », il ne s’agit peut-être, encore et toujours chez Van Gogh, et dépassant la maladie, que de peinture.


En tête : Georges Michel, Le Moulin d’Argenteuil, vers 1830. Huile sur toile. – 100 × 86 cm. Pau, musée des Beaux-Arts, inv. 78.4.1. Photo : Dist. RMN-Grand Palais/Benoît Touchard.

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