Oscar Wilde, de l’art pour l’art à la souffrance…

 

 Considéré longtemps comme un bel esprit superficiel aux mœurs débridés, Wilde est aujourd’hui redécouvert ; sous une carapace flamboyante d’esthète et de dandy, on s’émeut de sa poignante humanité, qu’il révèle dans De profundis et la Ballade de la geôle de Reading. L’auteur, Danielle Guérin-Rose, est vice-présidente de la société Oscar Wilde et rédactrice de sa revue Rue des Beaux-Arts.

Unknown-14Avec son roman Le portrait de Dorian Gray, Wilde déclenche un tollé de protestations en affirmant privilégier l’esthétique sur l’éthique. Pouvez-vous nous expliquer sa conception de l’art ?


— Dès les années passées au Trinity Collège de Dublin, Wilde commence à forger sa conception artistique, sous l’influence de son directeur d’études, le révérend John Mahaffy, qui lui apprend à aimer la civilisation grecque. L’idéal socratique y enseignait que le propos de la vie était d’être heureux par la poursuite du bon et du beau.
C’est à Oxford, cependant, que Wilde va compléter et affiner sa formation intellectuelle à travers l’enseignement de deux de ses maîtres, John Ruskin et Walter Pater. L’un et l’autre sont des chantres de la beauté, mais d’une façon différente et presque opposée. Pour John Ruskin, que Wilde adopte comme guide spirituel jusqu’à sa rencontre avec Pater, l’esthétique ne va pas sans l’éthique. Sa conception de l’art est avant tout liée au bien, hautement morale et sociale. Ruskin prône une philosophie en lutte contre les pires aspects de l’industrialisation galopante et se fait le champion de l’élévation des classes laborieuses par l’éducation artistique.
C’est en troisième année que Wilde suit les cours de Walter Pater, mais il connaît et apprécie déjà son livre Studies in the History of the Renaissance, qu’il nommera toujours son « livre d’or ». Pater est lui aussi un érudit et un esthète, mais sa conception est beaucoup plus hédoniste et sensuelle. Pour lui, la recherche de la sensation et de la jouissance, qui peuvent naître d’une « excitation intellectuelle », est essentielle. Adepte de l’art pour l’art, il prône la réalisation personnelle comme « l’ultime objet de la vie ». Son enseignement est une révélation pour Wilde, qui y reconnait ses aspirations les plus profondes. C’est l’épanouissement de soi prôné par Pater qui sera désormais son credo. Sublimer sa vie jusqu’à en faire une œuvre d’art sera la doctrine qui formera l’épine dorsale de Dorian Gray, celle que Wilde lui-même s’efforcera d’appliquer, et en dépit de tout, jusqu’à son dernier souffle.

— Lorsqu’André Gide évoque « le goût furieux de la vie » que lui a révélé Oscar Wilde, qu’est-ce que cela signifie ? Leur amitié fut-elle autre chose que purement intellectuelle ?

— Wilde a rencontré Gide au cours d’un séjour à Paris en novembre 1891. C’est son ami Pierre Louÿs qui les a présentés au café d’Harcourt, qui se trouvait Place de la Sorbonne. Wilde n’est pas attiré sensuellement par Gide, mais ce jeune homme de 22 ans (Wilde en a 36) l’intéresse par son intelligence et sa culture. Et il pressent qu’il cache, sous sa rigueur protestante, une fièvre secrète, un désir de jouissance inassouvi. Il va être celui qui le révélera à lui-même, en le poussant à assumer sa personnalité, à vivre sa vie de façon intense, en la transposant sur le plan de l’art. Gide en sera à la fois subjugué et bouleversé, parce que Wilde fait voler en éclats toutes ses certitudes, qu’il l’incite à exister pleinement, à ses risques et périls. Inlassablement, il le pousse à reconsidérer sa vie sous l’angle de la liberté et de la fantaisie, l’obligeant sans relâche à se confronter à lui-même, à se transformer et à s’accomplir. Cela n’ira pas sans douleur. Gide, étourdi, ébloui, et peut-être amoureux (« Wilde ! Wilde ! Wilde ! » a-t-il jeté en travers des pages de son journal) ne sait plus où il en est. « Depuis Wilde, je n’existe plus que très peu », écrit-il à son ami Paul Valéry, après le départ d’Oscar pour Londres. Wilde lui propose une vie exaltante et terrible, dont l’acmé sera sans doute atteinte avec l’aventure sulfureuse du café de Biskra quatre ans plus tard, quand Gide dévore des yeux le beau joueur de flûte adolescent assis près d’eux, et que Wilde lui glisse à l’oreille ce propos d’entremetteur : « Dear, vous voulez le petit musicien ? »
Oscar Wilde n’a pas été le corrupteur de Gide, qui a déjà connu des expériences homosexuelles, mais il fait cependant figure d’initiateur et de révélateur, comme le sera plus tard Ménalque, le personnage gidien des Nourritures terrestres, double littéraire à peine masqué d’Oscar Wilde.

— Oscar Wilde écrivit à Gide que la prison l’a « complètement changé ». A-t-il pour autant renié sa vie sexuelle et sa morale individualiste ?

— Ce n’est pas sur le plan des mœurs que se place Oscar Wilde quand il déclare à André Gide que la prison l’a complètement changé. Dans ce domaine, il est resté le même et refuse de se renier : « Un poète en prison par amour des garçons aime les garçons », écrira-t-il à Robbie Ross. « Avoir changé de vie eût été admettre que l’uranisme est ignoble. » De même, il n’est pas question pour lui de renoncer à sa morale individualiste. Wilde reste individualiste dans l’âme. Fidèle à la philosophie fondatrice de son existence, ce qu’il se reproche, ce n’est pas sa conduite, c’est d’avoir trahi son individualisme en faisant appel à une société qu’il méprise pour lui rendre justice contre le marquis de Queensberry, père de son jeune amant, Bosie. « La seule action honteuse, impardonnable et à jamais méprisable de ma vie fut de me laisser aller à faire appel à l’aide et à la protection de la société », déclare-t-il dans De profundis, la longue lettre qu’il écrivit en prison.
Le changement qu’il évoque se situe à un autre niveau, celui de sa relation avec les autres. Wilde, qui était d’une générosité folle, n’a jamais été indifférent à autrui. Mais, ainsi qu’il l’écrit dans De profundis : « Je m’amusais à être un flâneur, un dandy, un homme à la mode. » Il emplissait sa vie de plaisir. En prison, il découvre un autre monde, totalement étranger à sa sphère, où il n’est plus rien. Pour échapper au désespoir et à la folie, il ne lui reste plus qu’à accepter la souffrance, à s’y soumettre avec humilité et à la transcender pour en faire quelque chose de noble, et que cette souffrance serve de point de départ à une vie nouvelle.
C’est la compassion pour le sort de ses compagnons d’infortune qui le soutiendra dans l’épreuve. Au fond de sa cellule, il va découvrir le sentiment de solidarité avec ceux qui souffrent. A sa libération, il écrira deux longues lettres aux journaux pour protester contre le sort inhumain fait aux prisonniers, et plus particulièrement, celui des jeunes enfants. Il en avait vus certains, terrifiés et affamés, à Wandsworth et à Reading, et cela lui avait brisé le cœur. C’est pour témoigner de la dure réalité de la prison qu’il écrira aussi son magnifique poème, La Ballade de la Geôle de Reading. Camus affirmera que c’est la découverte de la douleur qui permit à Wilde de « percer les secrets de l’art » et d’écrire « l’un des plus beaux livres qui soient nés de la souffrance d’un homme, De profundis. »

— Dans son dénuement carcéral, Wilde a découvert le Christ. Pouvez-vous nous en dire deux mots ?

— Je ne sais pas si on peut dire que Wilde a découvert le Christ, ou bien s’il l’a simplement retrouvé. La relation de Wilde à la religion est certes ambiguë, mais il a toujours été attiré par le catholicisme, et il fut reçu dans l’Eglise romaine juste avant de mourir. Ses préoccupations religieuses traversent déjà certains de ses poèmes de 1881. A Oxford, sous l’influence d’un de ses amis, David Hunter Blair qui, d’ailleurs, deviendra le père supérieur de l’abbaye de Dunfermline, Wilde sera près de se convertir (il était protestant d’origine). Dans sa chambre trônait une petite statue en plâtre de la Vierge et un portrait du pape. Mais c’est en effet en prison que Wilde se tournera vraiment vers le Christ. Dans les souffrances du Christ, il trouve un réconfort à celles qu’il subit. C’est la dimension merveilleusement humaine de Jésus qui touche Wilde au cœur. Le Christ est un frère en souffrance, humilié, trahi, qui a subi la cruelle moquerie des hommes et l’inexorable dureté de la loi, comme il les a subies lui-même.
Aux yeux de Wilde, le Christ est un poète : la place du Christ, en vérité, se trouve parmi les poètes, écrit-il. Toute sa vie est le plus merveilleux des poèmes. Il est l’artiste suprême, dont la perfection et la personnalité fascinèrent le monde à travers les siècles, un être d’exception capable de témoigner aux pécheurs et aux déshérités cette sympathie imaginative qui, dans le domaine de l’art, est l’unique secret de la création. Poussant son raisonnement à son terme, Wilde considère Jésus comme l’artiste suprême, le premier de l’Histoire à placer si haut l’âme de l’homme. Le Christ est celui qui bouscule les règles dans une totale liberté, qui unit le saint et le pêcheur dans son amour infini. Sa morale est toute de sympathie, exactement ce que devrait être la morale, de même que sa justice est toute poétique, exactement ce que devrait être la justice. L’immense miséricorde christique purifie l’âme de Wilde et l’absout de ses péchés. Car celui qui vécut parmi les lépreux et mourut crucifié entre deux larrons ne peut pas être pour lui un juge implacable. Il faut aller en prison pour le comprendre, écrit Wilde. En tout cas, peut-être cela vaut-il la peine d’aller en prison.

• Qui suis-je? Oscar Wilde par Danielle Guérin-Rose. Editions Pardès, 44 rue Wilson, 77880 Grez-sur-Loing. 12 euros

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