Le couple Aubrac et l’énigme de la mort de Jean Moulin

Un lecteur pose à propos du couple Aubrac la question qui fâche : “Est-ce qu’Aubrac a un lien avec l’assassinat de Moulin ? Au sens où il l’aurait vendu ?”

Plutôt que de me contenter d’une “petite réponse” comme je le fais de temps en temps, je préfère lui consacrer une chronique entière. La dimension “policière” de cette énigme ne sera sans doute jamais entièrement résolue. Elle mérite un vrai développement à elle seule.

On sait que Jean Moulin, chef de la Résistance intérieure fut arrêté en juin 1943 lors du “rendez-vous de Caluire”, dans la banlieue lyonnaise. Torturé puis mis à mort, a-t-il été trahi ? La tentation est grande de s’interroger sur le rôle des dissensions internes des mouvements de résistance. On a, ainsi, chargé et sur-chargé René Hardy, pourtant “blanchi” par deux procès, mais ré-accusé, plus de 30 ans après la guerre, par Roger Wybot, ancien patron de la DST etc. Le brouillard autour de cette affaire ne disconvient sans doute pas aux amateurs de légendes. (1)

Au bout du compte on peut penser en effet que le PC suivait alors une ligne internationale qui s’est employée, dès 1938 en Espagne jusqu’aux procès de Prague de l’après-guerre, à liquider ses compagnons de route de l’ancienne ligne “antifasciste”. Dont Jean Moulin en France. C’est ce que j’essaye d’expliquer dans le chapitre X de mon livre L’Alliance Staline Hitler, à propos de Münzenberg, chef d’orchestre. (2)

L’année 1943 correspond à la date précise où le Kremlin mise sur une autre forme de géostratégie, après deux années de défaites face à la Wehrmacht. Les staliniens donneront désormais à cela le nom de Grande Guerre Patriotique, cherchant à y associer d’autres forces.

Mais de là à prouver que Raymond Aubrac lui-même aurait livré directement “Max” à la Gestapo, il y a un pas que Vergès, ne reculant jamais devant aucune provocation, a voulu tenter de franchir.

J’avoue ne pas lui donner raison et regretter aussi que Chauvy dans son livre si bien documenté par ailleurs ait hésité à écarter ces insinuations.

D’abord parce qu’elles s’appuient sur un prétendu “testament” de Barbie pratiquement, et moralement, sans valeur.

Ensuite parce qu’il existe, hélas, de nombreuses autres explications. Tous ceux qui ont eu une expérience, même limitée, de la lutte clandestine comprendront aisément l’une d’entre elles. Le “rendez-vous de Calluire” de juin 1943 dans la villa du Dr Dugoujon était connu de beaucoup trop de gens pour ne pas finir en guet-apens.

Enfin, beaucoup plus grave : tout au long des 67 dernières années, et dès 1945 dans la Marseillaise, les Aubrac ont donné des événements des récits à géométrie variable. Ceci donne hélas une fâcheuse impression. Le mensonge ne suffit pas à démontrer la culpabilité, mais si on a affaire à un juge d’instruction comme Mme Eva Joly, il laisse peu de place au doute chez une personne comme elle.

Une correspondante et amie m’écrit en particulier à ce sujet : “Vous rappelez la constitution, en 1997, d’une sorte de jury d’honneur demandé par Aubrac pour répondre aux accusations plus ou moins voilées de Chauvy et vous précisez, fort justement, que ce “jury” était “composé d’amis et de compagnons des deux héros”.

Pourtant, s’il a rejeté les accusations portées par Barbie (dont on peut en effet estimer qu’il s’agit d’un témoin peu digne de foi), ce jury d’honneur, contrairement à ce qu’ont toujours affirmé les époux Aubrac, n’a pas été pour eux le triomphe qu’ils espéraient.

En effet, les historiens qui le composaient, si favorables qu’ils aient pu être en principe aux époux Aubrac, ont fait l’œuvre d’historiens que l’on attendait d’eux.

Donnons donc quelques précisions.

L’entretien s’est déroulé le samedi 17 mai 1997, au siège de Libération.

Les interlocuteurs des Aubrac s’appelaient François Bédarida, Jean-Pierre Azéma, Laurent Douzou, Henry Rousso et Dominique Veillon, et surtout Daniel Cordier, compagnon de la Libération et secrétaire de Jean Moulin. “Raymond Aubrac a souhaité la présence de son ami Jean-Pierre Vernant : non pas tant comme historien – philosophe de formation, il se qualifie lui-même d’anthropologue de l’histoire de l’Antiquité classique – que comme résistant de la première heure. Maurice Agulhon, historien incontesté du XIXe siècle, a répondu lui aussi à l’invitation de ses amis Aubrac.” (3)

La confrontation dura cinq heures. Publiant le dossier de cet entretien en juillet, donc après deux mois de réflexion, Serge July n’hésitera pas à y voir “la leçon d’Histoire”. Façon de parler. En fait dans une très belle lettre à Lucie Aubrac, Daniel Cordier écrira le 11 juillet : “Chère Lucie, ce fut atroce, j’en conviens. Mais Raymond et vous ne furent pas les seuls à souffrir. Ce qui m’a frappé au cours de cette cruelle expérience, c’est votre réaction. Même si elle n’était pas distinctement exprimée, je pressentais que vous éprouviez une injustice, et même un outrage à être traitée de la sorte. C’était sensible en additionnant vos impatiences, votre courroux rentré. Oui, il y avait dans cette humeur le pathétique d’une reine déchue.”

François Bédarida, issu de Témoignage chrétien, a ainsi interpellé Raymond Aubrac : “Les historiens sont par définition des gens curieux. Comment un homme comme vous qui contrôle son langage, peut-il avoir oscillé sans cesse entre le fait de dire tantôt : ‘non, je n’ai pas été reconnu comme Aubrac’ et ‘oui, j’ai été identifié’?” (4).

Et son appréciation tombe, terrible : “Votre stratégie, destinée en principe à perpétuer l’image de la Résistance, me paraît à terme désastreuse … Pourquoi ? parce que si, sous couleur de rendre le passé plus vivant, on se met à l’enjoliver, à broder, voire à inventer des récits, au lieu de s’en tenir fidèlement et rigoureusement aux données de fait, alors on s’expose à un très grave choc en retour.”

C’est que, souligne ma correspondante, “s’ils n’ont sans doute pas trahi (ou s’ils l’ont fait, il n’y en actuellement pas de preuve), les époux Aubrac, Lucie surtout, étaient de fieffés menteurs.”

Il suffit, conclut-elle, de comparer les témoignages apportés en diverses occasions par Lucie Aubrac, les premiers en 1945, entre eux et avec ceux de son mari, et aussi avec les pièces officielles extraites des archives pour constater que Mme Aubrac était, pour le moins, brouillée avec la vérité.

Un exemple : Lucie Aubrac a affirmé à plusieurs reprises (5) qu’elle avait fait évader son mari de l’hôpital de l’Antiquaille le 24 mai 1943. Or, s’il y a bien eu une évasion à cette date de cet hôpital, Raymond Aubrac n’en a pas bénéficié : en effet, arrêté, sous le nom de François Vallet, le 15 mars 1943, lors d’une réunion de résistants, il avait été libéré le 10 mai 1943. Raymond Aubrac lui-même l’a reconnu à plusieurs reprises, y compris lors d’une audience où sa femme devait répéter sa version inexacte des faits. Henry Frenay, dès le 13 juin 1943, le dit aussi ; en atteste surtout l’avis de mise en liberté, sur ordre de M. Cohendy, juge d’instruction, signé le 10 mai 1943 par le gardien-chef de la prison de Saint-Paul.

Il existe également des contradictions dans les différentes versions que Mme Aubrac donne du second de ses exploits : l’évasion de son mari, arrêté à nouveau à Caluire, d’un fourgon cellulaire attaqué par la Résistance, en octobre 1943. Là aussi, d’autres témoignages et des documents d’archives la contredisent.

Or, bien que, dès cet entretien de 1997, Lucie Aubrac met ses mensonges sur le compte de sa “mémoire défaillante”, elle continua jusqu’à sa mort, à sillonner la France de collèges en lycées et autres lieux d’enseignement, pour y faire des conférences. On la présentait, et on la présente encore comme “la mémoire vivante” de la Résistance !

De mon point de vue, pour donner une conclusion personnelle, cette identification correspond exactement à la récupération du patriotisme par le parti communiste.

Cette imposture mémorielle a été rendue possible, penseront certains, par l’alliance permanente du mythe gaulliste, sur lequel ont misé les Soviétiques à partir de 1943. Mais ceci, aurait dit Kipling, est une autre histoire. Est-ce vraiment une autre histoire ? La disparition de Jean Moulin ne la facilitait-elle pas grandement ?

Cet article a été publié en partenariat avec L’Insolent.

1. Cf. Philippe Bernert, Roger Wybot et la bataille pour la DST, Presses de la Cité 1975.
2. Cf. L’Alliance Staline Hitler.
3. Cf. Libération du 9 juillet 1997.
4. Sur ce point, il existe malgré tout une ambiguïté. Sans doute très vite le pseudonyme de François Vallet a été identifié comme Raymond “Aubrac”, dirigeant de l’Armée secrète, mais non comme Samuel, sa véritable identité à l’état civil.
5. Et notamment en septembre 1945 dans le journal communiste La Marseillaise, article reproduit en annexe dans le livre de Chauvy.

Photo : Raymond Aubrac, Marie-Lan Nguyen.

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2 Comments

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  • hoaxman , 17 avril 2012 @ 22 h 58 min

    Vous écrivez: “D’abord parce qu’elles s’appuient sur un prétendu « testament » de Barbie pratiquement, et moralement, sans valeur.”

    Pourquoi, en soi, ce “testament” serait-il sans valeur historique ? Parce que ce ne serait pas lui qui l’aurait rédigé?

  • Charles , 18 avril 2012 @ 6 h 57 min

    Il est evident que Barbie represente la meilleure source sur ce dossier.

    Il etait l’officier qui coordonnait l’arrestation de J Moulin et donc etait l’interlocuteur
    qui avait negocié les informations avec les traitres.

    A son age et dans sa situation de prisonnier,il n’avait plus rien a cacher.

    On peut concevoir qu’il y eut une negociation secrete pour que
    ses memoires ne soient pas divulguées.Une sorte de donnant donnant

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