La discrimination positive à l’entrée de l’ENA et de l’X : un contresens total

Éminente personnalité à la croisée du monde intellectuel et de la haute fonction publique, Arnaud Teyssier* explique les raisons de sa très vive opposition à la création d’une discrimination positive à l’entrée de l’ENA, comme de Polytechnique et des autres grandes écoles publiques.

L’annonce faite récemment par le président de la République d’une “suppression” de l’ENA, qui prendra peut-être la forme d’une transformation plus globale des grandes écoles de service public, a fait resurgir une question lancinante dans le débat public français : la discrimination positive.
Comme souvent – c’est également le cas avec le “spoils system” (système des dépouilles) -, nous importons, dans une certaine confusion, des concepts ou des idées empruntés pour l’essentiel à la société américaine, mais qui, là-bas, ont une signification précise et s’inscrivent dans une culture différente. Techniquement, que signifie la discrimination positive ? Un universitaire, Baptiste Villenave dans la revue Vie sociale (2006/3), la définissait fort bien : « Il s’agit d’instituer des inégalités pour promouvoir l’égalité, en accordant à certains un traitement préférentiel. On espère de la sorte rétablir une égalité des chances compromise par deux phénomènes : la généralisation ou la persistance de pratiques racistes ou sexistes d’une part, une accentuation des inégalités socio-économiques d’autre part. »
Cet auteur ajoutait que la mise en œuvre des politiques de discrimination positive obéit en réalité à deux logiques très différentes: s’il s’agit de réduire des pratiques racistes ou sexistes, il faudra définir une « population cible » à partir de « traits innés et indélébiles, appartenant à l’identité de l’individu (le sexe et la race aux États-Unis, le sexe et l’origine étrangère en France) » ; en revanche, s’il s’agit de résorber des inégalités plus matérielles, « la définition des bénéficiaires passera par le critère de leur situation socio-économique ». En France, nous confondons les deux approches.

Il y a cinquante ans, la crise étudiante de Mai 68 n’avait pas suscité ce débat sur la discrimination positive – c’était un peu tôt -, mais avait déjà posé brutalement la question des inégalités car elle correspondait à un bouleversement de grande ampleur : l’explosion démographique de la génération d’après-guerre en âge de poursuivre des études supérieures, qui allait de pair avec un désir général d’ascension sociale par l’université. Il s’agissait d’un phénomène de masse que de Gaulle, dans ses Mémoires d’espoir, qualifiera de “gestation énorme”.
À l’époque, le débat est déjà sous l’emprise du livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers (1964), dont le propos de départ est si banal et évident qu’il est en lui-même difficilement réfutable – les jeunes gens des familles aisées ont plus de chance de faire et de réussir des études supérieures que ceux qui sont issus de milieux populaires ou défavorisés -, mais dont les prolongements sont contestés vigoureusement à l’époque : selon Bourdieu, loin de porter remède aux inégalités, le système méritocratique républicain les entretiendrait sous le paravent du système du concours, qui ne serait en réalité qu’un mode plus subtil et plus élaboré de reproduction sociale dans la mesure où il conforte les modes de transmission traditionnels.
La pensée bourdieusienne n’a cessé, depuis, d’exercer son empire – notamment au sujet de l’ENA, devenue le parangon de tous les vices attribués aux grandes écoles : parce que cette école est la plus visible, en raison de sa proximité inévitable avec les sphères du pouvoir ; et parce qu’elle est la source principale de recrutement de ces fameux grands corps de l’État qui ne cessent de défrayer une chronique toute parisienne.

Mais aujourd’hui, la société française est confrontée à une autre “gestation énorme”, qui vient singulièrement compliquer le vieux débat de 68 et qui n’est autre que “l’intégration”. La société française a évidemment beaucoup changé depuis trente ans, sous l’effet d’une immigration importante qui est devenue d’ailleurs – comment pourrait-il en être autrement ? – un objet fort encombrant du débat politique.
Les inégalités socio-économiques traditionnelles, qui recoupent cette réalité sans la résumer totalement, n’ont pas disparu pour autant – elles se sont même aggravées sous l’effet de la “fracture territoriale” et d’un phénomène désormais bien connu et fort bien identifié par le concept de France périphérique. La crise est donc majeure, et l’exigence démocratique qui s’impose à nous est à sa mesure.
Cette crise trouve ses racines dès l’école primaire, puis le collège, pour s’emparer ensuite de la chaîne tout entière. Pensons à la fuite systématique vers l’enseignement privé de nombreuses familles – même modestes -, dans le sentiment général que l’enseignement public est ici ou là livré à l’abandon.
On a cru régler le problème selon la méthode éprouvée jadis par l’excellent Edgar Faure et poursuivie avec constance depuis : on rend les armes intellectuellement, on adopte plus ou moins ouvertement le raisonnement à la Bourdieu, on gomme progressivement toutes les formes de sélection possibles jusqu’à faire du baccalauréat le symbole d’une méritocratie qui a renoncé au mérite… mais arrivé au point terminal qui est l’enseignement supérieur, on retombe sur le même problème, mille fois aggravé par la poursuite des “gestations énormes”. Les grandes écoles, symboles du concours et de l’excellence française, sont donc plus que jamais désignées comme les responsables – donc la solution – d’une question qu’on s’est refusé à traiter en amont et dont l’État, étranglé budgétairement, se défausse de plus en plus.

C’est ici qu’intervient, au début des années 2000, la très habile démarche de Richard Descoings à Sciences Po – une institution qui souffrait tout particulièrement de son image supposée bourgeoise et parisienne : dénonçant dans la presse “la panne de l’ascenseur social”, il fait le pari d’intégrer des jeunes issus d’établissements des zones d’éducation prioritaire (ZEP) par une procédure de sélection dérogatoire au concours, tout en maintenant, en parallèle, un système traditionnel coûteux et élitiste. Depuis, il est admis que la discrimination positive est possible en France au prix d’une entorse caractérisée au principe du concours, et Sciences Po, le vent en poupe, devient le modèle partout cité, relayé, soutenu.
L’ENA en revanche, qui, quelle que soit la majorité politique, ne s’est jamais vu accorder par l’État les mêmes moyens ni la même licence universelle, a fait le choix d’une politique d’égalité des chances moins bruyante, plus conforme au modèle républicain classique en créant sa classe préparatoire intégrée, qui permet, avec un succès croissant, de préparer aux grands concours administratifs des étudiants issus de milieux défavorisés.

Mais le système Sciences Po des “conventions ZEP” (baptisé conventions d’éducation prioritaire, CEP), en marge de la filière d’examen classique, rencontre tragiquement ses limites… Selon un constat récent (2017) fait par l’IEP lui-même, 40 % des élèves admis via les CEP sont issus de familles “catégories sociales supérieures” – contre 17 % en 2001. Les parents de ces élèves, très à l’aise dans cet univers de sigles, ont donc inscrit leurs enfants dans un lycée de réseau d’éducation prioritaire quand celui-ci a passé une convention avec Sciences Po.
La vérité est qu’une fois le système du concours contourné et le système du recrutement “sur dossier” consacré, le principe d’équité prend l’eau. Aussi doit-on revenir à l’idée, inévitable, que les inégalités et les discriminations, réelles ou supposées, ne peuvent se traiter vraiment qu’en amont du système, mais avec les moyens nécessaires et une lucidité implacable. Affaiblissez le concours, et la sélection par le milieu ou par l’argent, si difficile par nature à combattre, s’imposera chaque jour davantage.
Or nous empruntons une voie qui cumule les défauts de tous les systèmes : un peu de concours et de méritocratie républicaine – de moins en moins ; un peu de “recrutement sur dossier” et de discrimination positive – de plus en plus. Et en définitive un système qui dysfonctionne pour le plus grand profit de ceux qui, par leur position sociale ou simplement leur milieu professionnel, auront toujours les moyens et les réseaux pour se faufiler dans le grand désordre et pour tirer profit des effets de mode discutables comme l’importance aujourd’hui accordée aux activités extra-scolaires des candidats, facteur d’arbitraire.

Dans ce contexte, les grandes écoles publiques – ENA en tête – forment plus que jamais une cible de choix. Car voici une autre rengaine qui resurgit : celle des épreuves qui présenteraient par nature un caractère discriminatoire. Au premier rang des accusés : la culture générale. Dans les écoles publiques – les plus directement concernées -, le concours d’entrée comporte généralement une épreuve écrite qui n’a rien de littéraire, mais a pour objet d’évaluer la capacité d’analyser et de comprendre les grands phénomènes contemporains à l’aide de connaissances, de références, de concepts que le candidat tire à la fois de ses acquis personnels et de la formation spécifique qui lui a été délivrée pendant sa préparation. On estime qu’un candidat destiné aux carrières de la haute fonction publique doit avoir quelques références de fond pour comprendre – par exemple – les enjeux actuels de la laïcité et disposer des techniques élémentaires pour en faire l’analyse. Ce n’est pas un exercice de brio littéraire ou érudit, mais un travail demandant à tous – même à ceux que l’on croirait les mieux préparés par leur milieu d’origine – un effort d’application considérable, et la capacité à porter un regard analytique et critique sur les questions d’actualité.
Or l’administration a un besoin impérieux de ces qualités-là, qui s’enseignent et sont accessibles à tous avec le soutien adéquat : « La véritable école du commandement est la culture générale », écrivait exactement dans cet esprit le colonel de Gaulle en 1934… Vieillerie nostalgique ? Cette phrase a été placée par le sociologue des organisations, spécialiste du management, François Dupuy, en exergue de son livre récent La Faillite de la pensée managériale (qui a pour merveilleux sous-titre “Lost in management”). Tous ceux qui sont chargés de réfléchir aujourd’hui, dans la confusion générale des slogans politiques et des effets d’annonce, aux questions de réforme des grandes écoles devraient lire ce livre, qui rappelle que « l’évidence n’est pas toujours évidente. » François Dupuy démonte avec humour les « affirmations vagues » et le « verbiage mou » qui « flottent dans le cloud managérial », nourrissent des « décisions paresseuses », provoquent confusion et démobilisation, au détriment du « sens commun » que seule favorise justement une certaine culture générale.

Au lieu d’admirer béatement le modèle managérial de l’entreprise, plus contrasté qu’on ne le rêve dans l’administration, il est temps de quitter le pays du “verbiage mou” et des trompeuses évidences pour ressaisir la substance même de “la grande promesse” faite au Tiers État il y a plus de deux siècles. La discrimination positive, surtout telle que nous l’entendons à la française, les quotas qu’on pourrait imaginer ici ou là, pour l’accès à tel ou tel corps, les voies d’accès dérogatoires, toutes ces cotes mal taillées ne sont qu’un vaste alibi pour l’inaction : mais un alibi avantageux pour les privilégiés et destructeur pour ceux qui n’ont plus que l’académisme – autrement dit les connaissances et l’effort personnel – pour se défendre.
« Les grandes écoles doivent ressembler à la société »: ce mot d’ordre est bien paradoxal. Que dire, à cet égard, des partis et des majorités politiques d’hier et d’aujourd’hui… Les écoles doivent être ouvertes le plus largement possible, mais elles doivent aussi, pour la défense de l’intérêt général et le service du citoyen, continuer de garantir une irréprochable excellence. L’académisme est parfois la seule protection du faible, qui a, lui aussi, droit à l’excellence, loin de toute forme de ghettoïsation.
Sous la Révolution, Sieyès avait eu une très belle formule pour définir ce que nous appelons aujourd’hui l’égalité des chances : il avait parlé de « l’égalité d’espérance ». Une telle ambition ne peut s’accomplir qu’au prix d’un grand effort collectif, lui-même nourri par un grand souci d’honnêteté intellectuelle. En récusant, selon une formule fort judicieuse de Lyautey jadis, cette vieille manie de la classe dirigeante française qui décidément se porte bien : « le mensonge des mots, le masque des grands sentiments, l’hypocrisie des déclarations théâtrales et des prises de Bastilles ouvertes. »

Arnaud TEYSSIER
Haut fonctionnaire et Historien
Ancien élève de l’Ecole normale supérieure et de l’ENA

Ancien président de l’association des anciens élèves de l’ENA. Arnaud Teyssier est l’auteur de nombreuses biographies saluées par la critique, consacrées à Richelieu, Louis-Philippe, Charles Péguy ou Lyautey. Ancien collaborateur de Philippe Séguin, à qui il a consacré un essai remarqué, “Philippe Séguin. Le Remords de la droite” (Perrin, 2017), Arnaud Teyssier vient de publier “De Gaulle, 1969. L’autre révolution” (Perrin, 2019, 380 p., 22 €).

Source

Related Articles