Ezra Pound éducateur et père

Lorsque le poète écossais John Sutherland Fraser publia une biographie de son « confrère » Ezra Pound, il n’hésita pas à la faire débuter par ces mots : « Ezra Pound est l’écrivain le plus controversé de ce siècle, du point de vue esthétique, moral et culturel. » Le jugement est de 1960, doit-il être révisé ? Aujourd’hui, Pound est certainement plus oublié que contesté, même si la traduction en langue française de la biographie de sa fille Mary de Rachewiltz a récemment donné l’occasion aux petits pères la critique de tirer leurs ridicules salves anti-fascistes.

Hyper-modernité ou anti-modernité ?

Les notices des dictionnaires font bien souvent de Pound le père du modernisme en littérature. Ami intime de Yeats, dont il fut le secrétaire entre 1913 et 1916, il fréquenta dans les années 1920 aussi bien Fitzgerald que Cocteau et Hemingway. Le petit professeur de français et d’espagnol à Crawfordsville, dans l’Indiana, avait pourtant quitté son pays en vagabond, muni d’une maigre bourse d’étude, sautant à Gibraltar d’un bateau transportant du bétail. S’il visita alors l’Espagne, le midi de la France et Venise, c’est Londres qui le fit naître écrivain. Il y vécut de belles années de bohème, s’amusant à passer pour un sauvage auprès de la gentry. Il fut reconnu par ses pairs – qui l’admiraient ou le méprisaient – sans parvenir à toucher le grand public. Imposante tignasse blonde et barbe rousse, Pound était ce traducteur désinvolte qui cherchait dans les langues romanes la quintessence de l’énergie européenne. Aspiration trop étrangère à son époque, qui voyait les grands polémistes occuper l’arène. Avant même son arrivée en France, où il demeura de 1921 à 1925, Pound était déjà en pointe de l’avant-garde littéraire. A sa manière cependant, lui qui était à des années-lumière de l’homme-masse communiant dans le progressisme égalitaire. De l’Imagisme au Vorticisme, il n’était partisan du renouveau que dans la mesure où il permettait à la tradition de se survivre.

Les “Cantos”

Ezra Pound est inséparable de ses Cantos, qu’il débuta dès 1915. Cette épopée tirée du XXe siècle est, tant par ses proportions que par sa profondeur abyssale, par les milliers de réfractions qu’elle offre au lecteur, la pièce maîtresse de son œuvre. Certes, Le Travail et l’Usure et Comment lire sont des essais passionnants, mais ils ne sont en comparaison des Chants que travaux secondaires. Se plonger dans les Cantos, c’est être happé, irrésistiblement soumis à l’impératif de la haute culture, aux milliers de clefs, de signes de piste laissés par un poète d’une érudition inouïe. Sans Pound, « j’aurais pu ne jamais entendre parler de Cavalcanti, de Propertius, des origines de l’histoire des Etats-Unis, d’une grande partie de la Renaissance italienne, des Métamorphosesd’Ovide, de la poésie chinoise, des haiku japonais, des pré-raphaélites et des décadents anglais, entre autres, et rester fermé à une quantité de sujets », confesse J.S. Fraser. Les Cantos sont semblables à des orgues basaltiques, fruit des tensions qui marquèrent la vie du poète, parfois si dissemblables que l’on peine à retrouver la cohérence de l’ensemble. Cantos purement poétiques des débuts, Cantos marqués par les recherches idéologiques durant la période italienne, Cantos pisans des lourdes semaines de détention et du retour sur soi. Toujours impénétrables, réservés au lecteur aguerri, inutile de le nier, qui, passé les premiers efforts, y découvrira des trésors.

Pound et les Chemises noires

Pound, qui incarnait si bien la figure de l’artiste total, aurait pu se désintéresser totalement de la question sociale. Il n’en fut rien. Dès les années 1910, Pound se penchait sur le sort des masses laborieuses et maudissait l’usure. Le contrôle de la monnaie devint son obsession. Mais c’est son installation en Italie, en 1925, probablement due à l’attirance pour la figure de Gabriele D’Annunzio, qui accéléra son évolution idéologique. A rebours de la figure du désengagé, il officialisa sans ambages son soutien au mouvement fasciste. Son ami Hemingway n’hésite pas à le railler : « Depuis quand es-tu économiste, mon pote ? La dernière fois que je t’ai vu, tu nous emmerdais à jouer du basson ! » En 1933, le poète rencontre Mussolini et obtient une émission à la radio italienne, qui lui permettra de livrer ses opinions – frôlant souvent le fantasque – jusqu’à la chute du régime dix ans plus tard.

Il n’est pas farfelu de considérer le « ralliement » de Pound comme un pied de nez au puritanisme Wasp qu’il abhorrait et surtout à cette conviction que la réussite économique était signe d’élection spirituelle. C’est aussi contre ces « fous d’argent » qu’il publie en 1936 l’étonnant portrait croisé Jefferson et/ou Mussolini. « J’insiste sur l’identité de notre révolution américaine de 1776 et votre révolution fasciste. Ce sont là deux chapitres de la même guerre contre l’usure », écrit-il. L’antisémitisme qui lui fut si lourdement reproché, loin d’être original, devait beaucoup à la haine qu’il vouait à l’oligarchie financière.

Le grand silence

Bien que n’ayant jamais été membre actif du parti fasciste, les cadres de ce dernier le considérant comme un intellectuel excentrique, Pound est emprisonné en 1945 pour ses sympathies pour le régime et ses nombreuses déclarations à la radio de Rome. Il eut alors à subir des conditions de détention très difficiles, enfermé dans une cage de fil de fer barbelé. Ezra Pound n’est plus un jeune homme, six semaines de ce traitement l’épuisent physiquement et nerveusement. Devant son délabrement, l’administration américaine le transfère dans une tente guère plus confortable, dans laquelle il peut cependant lire – deux livres : la Bible et un recueil de Confucius – et écrire. Extradé aux Etats-Unis à l’hiver 1945, il y est déclaré fou par la commission médicale, procédé confortable qui évitait d’offrir au poète une nouvelle tribune. Après douze années d’asile, Pound retrouve la liberté et trouve refuge chez sa fille et son gendre, dans leur château du Tyrol italien, non loin de sa chère Venise. Pound s’y enfoncera peu à peu dans un profond silence. Celui qui brûlait de l’idée que ne durera que ce que nous aurons suffisamment aimé avait dit l’essentiel. Mais de tels Chants pouvaient-ils être entendus dans le tumulte de l’époque ?

  •  Ezra Pound éducateur et père, par Mary de Rachewiltz, traduction de Claire Vajou, éditions P.-G. de Roux, 432 pages, 25 euros.

Pierre Saint-Servant – Présent

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