LES HERMINES ET LE LYS – CHAPITRE I

Il s’agit d’une histoire fictive. Le récit ne se veut pas un ouvrage historique. Si bon nombre de personnages y apparaissant ont bel et bien existé comme le Dauphin Charles, Yolande d’Aragon, Arthur de Richemont, Jeanne d’Arc (nous dirons ici Jehanne), Tugdual de Kermoysan, Philippe le Bon et d’autres, il en demeure de fictifs comme le personnage principal ; Aldric de Proilhac. Cependant, l’effort est mis sur le contexte politique, social et religieux de l’époque pour que le lecteur puisse avoir un aperçu sur la vie du Royaume de France alors en plein déchirement de la Guerre de Cent Ans. Enfin, bien entendu, l’accent est aussi mis sur l’évocation, des armes, des costumes et même de la cuisine de l’époque.

CHAPITRE I

Les vents d’automne balayaient la campagne tourangelle en ce jour du mois de novembre de l’année 1428. Les pluies avaient fait gonfler la Loire qui se perdait à travers les champs et les bosquets, sobre, inquiétante et majestueuse. Le long du fleuve, un petit chemin bordé d’ormes, de chênes et de marronniers semblait suivre exactement le tracé du fleuve. Le chemin était creusé par des flaques d’eau de pluie et couvert de petites branches, de feuilles mortes, de glands et de châtaignes. Plusieurs corbeaux virevoltaient au-dessus de la carcasse d’un vieux chevreuil et quelques lièvres décampèrent à l’approche du bruit que faisaient les sabots de trois chevaux. L’un était chargé de bagages et de sacs tandis que les deux autres étaient montés par deux cavaliers à l’allure à la fois sombre et farouche, comme si les deux hommes s’attendaient à être attaqués. Il faut dire qu’en ces temps, les campagnes n’étaient guère sûres. La guerre sans fin qui opposait le Dauphin Charles, au Roi d’Angleterre allié au Duc de Bourgogne avait cruellement affaibli le Royaume. Et la misère qui s’ensuivit avait poussé des gens sans aveu ou même des soldats désœuvrés à attaquer et détrousser les voyageurs.

Mais visiblement les deux cavaliers qui cheminaient sans dire mot semblaient le savoir puisqu’ils étaient sans cesse sur leurs gardes. Celui qui marchait en avant montait un destrier à robe blanche et était recouvert d’une longue cape noire, brodées d’armoiries à hauteur d’épaule et retenue au col par une simple broche de fer. Les armoiries représentaient un croissant et une tour d’argent sur fond azur barré de pourpre1. L’homme portait une pansière2 que l’on pouvait apercevoir sous les plis de la cape ainsi que des gantelets de fer. Il était chaussé de hautes bottes en peau qui remontaient jusqu’aux genoux. Il arborait une épée à pommeau de bronze à sa ceinture, un bouclier aux mêmes armoiries pendait à la selle du destrier ainsi qu’un bec de corbin, cette arme redoutable ressemblant quelque peu à un marteau effilé en une extrémité de sorte qu’il pouvait percer une armure. Enfin sa tête était coiffée d’un bassinet qui laissait apparaître un visage buriné, carré et aux traits émaciés ainsi qu’un nez fin et une légère balafre sur la joue gauche. Des yeux d’un noir profond lui donnaient un air encore plus sombre mais sûr de lui. Malgré ses signes révélant un homme d’arme déjà éprouvé, le cavalier semblait être dans la force de l’âge et porter une trentaine d’années. Enfin, de fortes jambes et de larges épaules montraient qu’il était vigoureux et endurant.

Le second cavalier qui montait un destrier à robe brune et tenait le roussin3 était légèrement plus petit. Revêtu d’un manteau à capuchon gris foncé, il avait un visage fin qui semblait plus doux et juvénile. Outre le manteau, il ne portait pas d’armure mais une simple tunique et une épée était attachée à son baudrier. Comme son compagnon de voyage, un écu frappé d’armoiries pendait à la selle de son cheval. Finalement, il prit la parole pour s’adresser à l’autre cavalier.

« – Messire Aldric, vous n’avez pas dit mot depuis que nous avons quitté Amboise. Seriez-vous soucieux ? » Le dénommé Amaury répondit d’une voix grave marqué par un fort accent du Sud-ouest du Royaume de France.

« – Je songe, mon bon Guillaume, aux raisons pour lesquelles Messire Tanneguy nous a prié de le rejoindre à Chinon. Dans sa lettre, il m’enjoignait de chevaucher au plus vite vers le Château où réside notre Souverain. Il ne disait rien de plus. »

Aldric de Proilhac était le fils du Seigneur Hugues de Proilhac, un petit gentilhomme gascon qui avait mis son épée au service des Rois Charles V le Sage et Charles VI de Fol. Il avait participé aux combats pour libérer les terres du Sud-Ouest des bandes anglaises et des Grandes Compagnies. Il avait aussi eu l’honneur de guerroyer avec le Connétable Bertrand du Guesclin dit « le dogue de Bretagne. » Après la mort de celui-ci et du Roi Sage en l’an 1380, Hugues de Proilhac avait choisi de regagner son petit domaine de Gascogne pour se marier avec une Dame cadette de basse noblesse de l’Astarac4, Adelaïs de Roquestoile. Il avait eu deux fils, Aldric l’aîné et Pierre le cadet. Malheureusement Adelaïs avait succombé aux douleurs de l’enfantement après la naissance de Pierre. Profondément affecté, Hugues de Proilhac ne se dévoua pas moins à l’éducation et à l’apprentissage de ses enfants. Finalement, à la mort d’Hugues Aldric hérita du domaine et de l’épée de son père et choisit lui aussi de se mettre au service de la cause du Roi de France. Aldric fut recommandé par son père à Arnaud Guilhem de Barbazan, « le Chevalier sans reproche5 », devenu plus tard Sénéchal de Gascogne et d’Agennois6. Devenu ainsi jeune écuyer dans les troupes de Barbazan, Aldric avait combattu les Cabochiens7 et les Bourguignons dans Paris et c’est là où Arnaud Guilhem l’avait présenté à Tanneguy du Chastel. Ce dernier était un noble breton de petite extraction qui avait acquis sa valeur au par sa vaillance au combat et sa loyauté envers le Dauphin de France. Au cours de l’année 1417 du Chastel, alors Prévôt de Paris, avait failli risquer sa vie pour faire sortir le Dauphin Charles hors des murs de la cité prise d’assaut par les soudards du Duc de Bourgogne Jean Sans Peur. Aldric de Proilhac avait aussi participé à la bataille de Baugé et au siège de Melun en l’an 1421. Lors de la prise de la ville par les hommes de Philippe le Bon, il avait réussi à échapper à la captivité en se déguisant en mendiant. De son côté Pierre choisit la vie religieuse et se retira comme novice à l’Abbaye de Saint Sever8.

Lors des combats dans Paris en 1417 Arnaud Guilhem présenta Amaury à Tanneguy qui avait pris le jeune Gascon en estime. Les deux hommes avaient participé à des entrevues communes, voire même des coups de main contre Anglais et Bourguignons. Aldric de Proilhac avait profité des derniers moments de paix fragile qui régnait depuis l’année 1425, pour raccompagner le chevalier de Barbazan en Gascogne. Le vieux guerrier connaissant quelques ennuis de santé dus à son âge, Amaury se mit donc à la disposition du Maréchal du Chastel trop heureux de pouvoir compter sur un homme sûr. Tanneguy perdait de l’influence à la Cour en raison des différents favoris qui se succédaient auprès du Dauphin : le très bon chef de guerre Arthur III Comte de Richemont très vite tombé en disgrâce, l’arriviste Pierre Comte de Giac9 qui avait été exécuté par Richemont en 1427, l’arrogant Le Camus de Beaulieu et enfin le Maréchal Georges de la Trémoille.10 Ce dernier avait habilement empêché le retour en grâce de Richemont tout en obtenant la charge de Grand Chambellan de France.

Durant tous ces évènements, Aldric de Proilhac s’était occupé de l’administration de son petit domaine. Sauf qu’en cette période de mauvaises récoltes et de disette, les fonds manquaient pour bon nombre de travaux. Il devait aussi assurer la protection des quelques paysans du domaine et des prêtres de la petite paroisse contre les brigands et soudards en maraude. Enfin, il avait pris sa protection son jeune cousin Guillaume de Roquestoile qui devint son écuyer.

Aldric et Guillaume chevauchaient donc le long de la Loire lorsqu’ils arrivèrent en vue du confluent du fleuve et de la Vienne. Le vent battait toujours la campagne et midi sonnait aux clochers lointains. Malgré ce signe révélateur de présence humaine, Amaury et Guillaume ne rencontrèrent personne. Ils guidèrent leurs chevaux encore quelques temps, lorsqu’ils tombèrent sur une petite cabane en bois abandonnée. Sans doute celle d’un bûcheron qui avait vécu là. Amaury mit alors pied-à-terre et dit à son cousin :

« – Arrêtons-nous ici Guillaume, nos bêtes doivent se reposer et nous sommes fourbus. Et la faim me tenaille le ventre depuis Laudes.

– Je suis de votre avis mon Cousin », lui répondit Guillaume d’un air satisfait. Il défit les deux destriers de leurs selles et de leurs brides et le roussin de son chargement. La bête fut soulagée de se décharger du poids sur son dos. Elle transportait en fait les affaires de guerre des deux hommes, ainsi que des provisions pour une semaine. Les deux gascons avaient pris soin d’emporter deux arbalètes avec leurs carreaux et deux haches d’armes. Guillaume prit alors un sac pour en sortir du lard séché, un gros morceau de pain noir, une outre de vin de Gascogne et quelques pommes. De son côté Amaury alla explorer les alentours, la main sur le pommeau de l’épée. Il revint après quelques minutes plus tard, satisfait de ne pas avoir aperçu âme qui vive. Il ôta ses gantelets, ses gants en peau de castor ainsi que son bassinet et passa sa main dans ses cheveux noirs coupés au bol. Il prit ensuite une gamelle en fer qu’il alla remplir à la rivière avant d’y tremper ses mains. Ceci fait, il s’assit sur l’herbe humide. Après avoir relevé son capuchon pour laisser apparaître des cheveux d’un noir d’encre, Guillaume tendit l’outre de vin à Amaury. Celui-ci avala une rasade et dit alors d’un air presque joyeux :

« – Peut-être les récoltes de blé et de son ont été médiocres cet été, mais au moins les vignes nous ont procuré un vin fort agréable pour la bouche. 

– Il me faut le goûter alors ! » Répliqua son cousin qui avait repris l’outre des mains d’Aldric avant de s’envoyer de grandes rasades.

Ventradiou ! Ne boit donc pas comme un ogre ! Tu risquerais de t’étouffer. Et que ferai-je sans mon écuyer si tu trépassais à cause d’une gorgée de vin ?

– Vous trouverez bien quelque autre larron et Jean-Foutre pour fonder votre bande et piller le pays, plaisanta Guillaume.

– Je ne m’abaisserai jamais à tel déshonneur ! » Répliqua Aldric l’air faussement outré.

Il prit alors un morceau de lard salé qu’il trancha avec sa dague avant de le mâcher. Guillaume fit de même avec le pain qu’il partagea avec son cousin. Reprenant son air sombre Aldric déclara :

« – Nous ne serons sans doute pas à Chinon avant demain. Il nous faut donc trouver un abri pour la nuit.

– Peut-être pourrons-nous trouver quelque homme de Dieu qui daignera nous accorder hospitalité.

– Puisse notre Seigneur t’entendre », déclara Aldric maussade, tout en continuant de tailler son morceau de lard.

Peu après, les deux compagnons s’offrirent encore quelques rasades de vin et croquèrent une pomme chacun. Le temps de se remettre en route était venu. Aldric et Guillaume sellèrent leurs deux chevaux qui avaient pu se repaître, se désaltérer et se reposer. Guillaume chargea le cheval de bât. Ils reprirent alors la route sur un chemin longeant la Vienne, parsemé de buissons rabougris et d’arbres qui ne portaient plus de feuille, ce qui donnait à l’endroit un aspect particulièrement triste et lugubre. Quelques heures plus tard, ils arrivèrent dans un village. Mais à leur vue, les quelques habitants préférèrent se réfugier chez eux. Aldric et Guillaume s’approchèrent de l’Eglise où ils trouvèrent porte close. Décidément, la peur s’était abattue sur la région comme les sauterelles sur les récoltes. S’interrogeant mutuellement du regard, Amaury et Guillaume convinrent de passer leur chemin.

Plusieurs heures monotones passèrent, seulement animées par le piaffement des chevaux, les coassements des corbeaux et les quelques mots qu’Aldric et Guillaume échangeaient à l’occasion. Chevauchant depuis les terres de Gascogne, les deux compagnons s’étaient à peu près tout raconté. L’un n’avait plus de secrets pour l’autre. Décidant de profiter de ses longs instants de silence, Aldric réfléchit à la requête du Maréchal du Chastel pendant que Guillaume fredonnait quelques airs connus du troubadour Thibault de Champagne. Aldric se demandait pourquoi Tanneguy l’avait fait appeler lui. N’avait-il pas assez confiance en d’autres personnes à Chinon. Amaury prit alors un petit étui en cuir marqué du sceau de sa famille et en sortit un parchemin frappé d’un sceau en cire aux insignes des Chastel. La missive avait aussi cette particularité d’être marquée de la Fleur de Lys, ce qui signifiait clairement par quel camp elle avait été envoyée. Amaury relit la lettre plusieurs fois sans y décerner le moindre message caché. Réfléchissant davantage, le chevalier de Proilhac n’ignorait pas que Tanneguy du Chastel souhaitait lui confier quelque mission, mais était-ce pour son propre compte ? Et de quelle nature était cette mission ? En tout cas Amaury savait pertinemment qu’elle allait être semée d’embûches et qu’il lui faudrait assurément jouer de l’épée et du bec de corbin.

Chemin faisant, Aldric et Guillaume aperçurent deux silhouettes qui bougeaient près de la rivière. Les deux cavaliers s’approchèrent et ils se rendirent compte qu’il s’agissait de deux paysannes coiffées de bonnets à turban et vêtues de robes sales, qui jetaient des ordures dans la Vienne à l’aide de seaux en bois. L’une était plus corpulente et plus âgée que la seconde. Sans doute s’agissait-il d’une mère et de sa fille. Guillaume les héla. Elles se retournèrent l’air à la fois surpris et apeuré. Aldric lui déclara de n’avoir aucune crainte et il porta sa main à la petite bourse de cuir pour en sortir trois sols d’argent. Soudainement rassurées, les deux paysannes se mirent à sourire, découvrant chacune une mâchoire édentée. Alors, Aldric questionna les deux femmes tout en leur montrant les deux pièces qu’il tenait entre deux doigts.

« – Pourriez-vous nous indiquer un endroit où passer la nuit. Nous devons être à Chinon demain.

– Vous pouvez vous rendre au petit prieuré Saint-Jacques qui se trouve à une petite lieue d’ici Messire. Il vous suffit de suivre le chemin qui traverse ce petit bosquet. Le Père Mathieu reçoit les honnêtes voyageurs et pèlerins mais il y a bien longtemps qu’il en est venu par ici », lança la paysanne la plus âgée qui continuait à fixer les deux pièces d’argent avec intérêt. Celle-ci poursuivit :

« – Il vient parfois ici des soudards depuis Chinon, mais ce n’est pas tous les jours ! Et ils nous laissent tranquilles.

– Je vous remercie de tout cœur, nous allons donc prendre congé », lui répondit Aldric en lui tendant les deux pièces que la femme empocha dans son tablier avec empressement. Il songea alors que les soudards en question devaient être des hommes gardant la forteresse de Chinon qui patrouillaient dans les environs contre d’éventuels brigands.

Alors que le jour était en train de tomber, les deux chevaliers firent tourner bride à leurs destriers et se lancèrent sur le chemin indiqué par la paysanne au petit trot. Ils arrivèrent ensuite au petit bosquet qu’ils traversèrent sous les chants peu rassurants des corbeaux et corneilles. Quelques instants plus tard ils ressortirent du bosquet pour voir apparaître un petit édifice ceint d’un muret de pierre. Il était coiffé d’un clocher et un petit porche prolongeait le mur ouest. Une masure était adossée au muret. Amaury et Guillaume firent donc accélérer le pas à leurs montures. Avec soulagement, ils aperçurent une lueur de bougie par une ouverture lucarne dans le mur, indiquant que le prêtre était toujours en train de veiller. Descendant de son cheval Aldric se dirigea vers la porte en chêne de la masure alors que Guillaume avait fait de même et attachait le cheval de bât à un épieu enfoncé de travers dans le sol. Aldric frappa à la porte à l’aide de l’anneau de fer. Collant son oreille à la porte, il perçu quelques bruits de pas étouffés. Soudain, le judas de la porte s’ouvrit et une voix chevrotante se fit entendre :

« – Que voulez-vous voyageurs ? C’est la Maison du Seigneur ici ! 

– N’ayez crainte mon Père, lui répondit Aldric, je suis le Chevalier de Proilhac. Je viens accompagné de mon Ecuyer Guillaume de Roquestoile. Nous devons nous rendre au château de notre souverain le Dauphin Charles demain à Vêpres. Nous vous demandons de nous accorder l’hospitalité pour cette nuit.

– Vous n’êtes donc pas des soudards de l’Anglois ? », répondit le clerc d’une voix qui se voulait plus menaçante.

« – Que nenni ! Notre épée est au service de Dieu et de Notre Souverain légitime le Gentil Dauphin Charles », lança Guillaume d’un air assuré.

Il n’y eut pas d’autres mots de l’autre côté de la porte, mais Amaury et Guillaume entendirent un bruit de clé que l’on tournait dans une serrure. La porte s’ouvrit et un petit homme chauve à la barbe d’un blanche et au visage décharné apparu que le pas. Il avait l’air peu rassuré et était armé d’un solide gourdin à la main. Il était aussi vêtu d’une simple robe de bure. Aux yeux de l’aspect famélique du personnage, Aldric et Guillaume ne se doutèrent guère que celui-ci vivait dans une ascèse qui était peut-être forcée par les temps qui couraient. Cependant les deux gascons ne purent s’empêcher d’esquisser un sourire premier à la vue du gourdin. Le clerc dit alors :

«  – Je suis le Père Mathieu, déclara le prêtre. Soyez les bienvenus dit-il l’air un peu plus rassuré lorsqu’il vit que les deux hommes d’armes ne semblaient guère avoir d’intentions hostiles.

– Je suis Aldric Chevalier de Proilhac et voici mon Ecuyer Guillaume Roquestoile », déclara Aldric en ôtant son bassinet et en s’inclinant respectueusement.

« – Vous pouvez demeurer en mon prieuré pour la nuit. Seulement, j’implore votre pardon car je n’ai que du pain noir et une bien maigre soupe à vous offrir », se plaignit le père Mathieu.

« – Ce n’est pas nous porter offense mon Père, lui répondit Guillaume un air faussement amusé, nous avons une livre de pain, encore un peu de lard et quelques pommes que nous pourrons partager ensemble en échange de votre Hospitalité. »

Le visage du clerc s’éclaira et il invita ses convives à pénétrer dans la petite demeure. Il y avait deux pièces dont l’une était chauffée par une cheminée dans laquelle cuisait une petite marmite de soupe. Elle était éclairée par quelques bougies posées sur une lourde table en chêne autour de laquelle étaient disposés deux bancs et quelques tabourets en bois. Un crucifix, une statue de bois de la Sainte Vierge à l’Enfant et une statue de pèlerin de Saint Jacques semblaient faire corps avec le mur. Le père Mathieu désigna l’autre pièce à Amaury et Guillaume et leur expliqua qu’ils pouvaient y dormir et que des paillasses étaient à leur disposition. Lui se contenterait de dormir dans la pièce commune. Le clerc retourna ensuite surveiller la cuisson de sa soupe avant de disposer trois coupes en bois, quelques couteaux et du pain noir sur la table. Pendant ce temps, Aldric et Guillaume dessellèrent leurs chevaux avant de les faire boire et de leur donner chacun un petit sac d’avoine. Puis, ils transportèrent leurs bagages dans la salle commune. Aldric sortit deux couvertures faites de peau d’ours et Guillaume présenta au Père Mathieu des sacs contenant le pain, le lard et les pommes. Aldric ôta son bassinet, sa cape et sa cuirasse pour laisser apparaître un gambison noir. De son côté, Guillaume ne conserva que sa tunique frappée des armes de sa famille : une étoile et une tour de gueule sur fond de sable11. Les deux hommes d’armes en profitèrent pour laver leurs mains dans de l’eau claire que le Père leur avait fait apporter dans une bassine de fer. Les trois hommes récitèrent ensuite le bénédicité, une Patenôtre et un Ave. Le Père Mathieu remplit tour-à-tour deux écuelles de soupe qu’il servit à ses convives, avant de s’en servir une pour lui. Aldric et Guillaume prirent en même temps leurs écuelles qui portèrent à leur bouche. Même si le breuvage ne contenait que quelques feuilles de choux et un peu de navets, les deux hommes le trouvèrent tout à fait à leur goût après une journée passée dans le vent et l’humidité. Le Père Mathieu préféra avaler sa soupe par petites gorgées à l’aide d’une cuiller en bois. Puis le prêtre demanda aux deux gascons de lui raconter leur histoire. Amaury narra l’essentiel de sa vie passée : la rencontre avec le chevalier de Barbazan, la fuite de Paris, la bataille de Baugé, les coups de mains contre anglais et bourguignons, le siège de Melun, ainsi que la misère et la désolation qu’il avait pu voir dans certaines provinces. Il tenta ensuite d’égayer un peu plus l’atmosphère en parlant des traditions culinaires et musicales de la Gascogne. Quant à Guillaume, il parla surtout de sa famille, de sa fonction d’écuyer et de chansons de geste, genre qu’il appréciait particulièrement. Mais le Père Mathieu rendit l’atmosphère plus sombre en évoquant le manque de récoltes, de la cruauté de certains soldats anglais qui l’avait conduit à quitter son ancienne charge, de la misère et de la désaffection des Evêques pour leurs ouailles. Les prélats préférant passer leur temps à aller demander au Roi d’obtenir des bénéfices en échange de leur fidélité. Ils parlèrent encore longtemps tout en partageant le vin, le lard séché, le pain et les pommes.

Puis Aldric et Guillaume prirent congé de leur hôte pour la soirée et se retirèrent dans la seconde pièce. Ils s’agenouillèrent un moment et rendirent grâce à Dieu pour le voyage et le prièrent d’arriver à Chinon sans encombre. Après la prière, ils s’étendirent sur leurs paillasses et s’endormirent immédiatement.

Le lendemain matin à Laudes, les deux hommes d’armes se réveillèrent, s’habillèrent de pied en cap et préparèrent leurs bagages. Après une prière, le Père Mathieu leur servit un peu de soupe et du pain. Après le rapide repas, Aldric offrit au Père Mathieu une petite bourse pour l’entretien des pauvres et Guillaume lui laissa un sac de victuailles que le clerc accepta bien volontiers. Ils estimèrent qu’ils seraient assez vite à Chinon pour s’y restaurer et au cas où cela serait nécessaire, ils avaient de quoi payer leur pitance. En remerciement, le Père leur offrit la bénédiction et Aldric et son écuyer s’agenouillèrent et se signèrent. Après avoir pris congé de leur hôte, les deux chevaliers reprirent la route vers Chinon suivant quelques conseils du Père pour y arriver plus vite. Ils cheminèrent donc toute la journée pour se rendre à Chinon s’arrêtant seulement en cours de parcours pour se restaurer. A mesure qu’ils avançaient ils découvrirent avec plaisir que la campagne était un peu plus animée. Ils passèrent devant un petit groupe de laboureurs qui entraînaient deux bœufs poussifs à tirer une charrue à soc. Près de la Vienne, ils longèrent une pêcherie où s’affairaient quelques hommes à jeter des filets dans les eaux pendant que d’autres s’employaient à recoudre les rets endommagés. Quelques gamins sales et mal vêtus chahutaient autour d’eux en se faisant parfois sévèrement réprimandés et houspillés. Aldric s’arrêta un instant pour demander si le château de Chinon était encore loin. L’un des pêcheurs au visage noirci à l’air débonnaire le regarda un moment. Sans faire l’effort d’articuler, il leur déclara qu’ils pouvaient y être avant Vêpres s’ils ne s’arrêtaient pas. Aldric et Guillaume le saluèrent et reprirent la route. Le pêcheur cracha par terre et retourna vaguer à ses occupations comme s’il venait déjà d’oublier la conversation.

Environ deux heures plus tard le Chevalier de Proilhac et son écuyer arrivèrent en vue du château de Chinon, dont le donjon, les trois forts et quatre tours dominaient la Vienne. Situé à la frontière entre l’Anjou et la Touraine, l’édifice avait été construit au Xe siècle par les comtes de Blois alors en guerre privée contre leurs voisins angevins. Au siècle d’après, Henri II Plantagenêt avait acquis la forteresse qu’il avait fait agrandir. En 1205 Philippe Auguste en guerre contre Jean Sans Terre, s’en était emparé et avait fait édifier le donjon. Cent ans plus tard, Philippe le Bel « le Roi de Fer » y avait fait enfermer le Grand Maître Jacques de Molay et plusieurs autres éminents membres de l’Ordre des Templiers. Maintenant, le Dauphin Charles avait choisi Chinon comme résidence de la Cour Royale pour sa proximité avec la frontière entre son royaume et les possessions anglaises de la rive droite de la Loire. Autant dire que la forteresse était fortement bien défendue. Depuis la rive droite de la Vienne, Aldric de Proilhac et Guillaume de Roquestoile purent discerner une forte activité sur les remparts et dans la petite ville qui était située en contrebas de la forteresse. Un pont de bateaux permettait de relier les deux rives et un petit camp de soldats fait de tentes blanches et de couleurs et ceint d’épieux dressés, protégeait l’entrée du pont sur la rive droite. Aldric et Guillaume n’eurent d’autre choix que de s’y diriger.

A l’entrée du campement, deux soudards à l’air patibulaire vêtus chacun d’une brigantine et coiffés d’une barbute, jouaient aux dés sur un petit tonneau. Lorsqu’ils virent arriver Guillaume et Aldric, les deux hommes d’arme abandonnèrent leur distraction, se redressèrent l’air menaçant, guisarmes au poing. Ils arboraient aussi un fauchon. Lorsqu’Amaury et Guillaume s’approchèrent de l’entrée, l’un des deux soudards aux épaules larges, au visage rond mal rasé et aux yeux de porc s’avança en brandissant sa guisarme, imité par son comparse. Ce dernier était tout aussi corpulent mais présentait un visage anguleux, un nez de rat et un œil en moins. Le premier soudard apostropha Amaury et Guillaume avec une voix rocailleuse :

« – Qui êtes-vous et que voulez-vous ? J’ai ordre de questionner quiconque veuille franchir le pont. » Sans se laisser impressionner par la brute épaisse, Amaury lui lança.

– Je suis le Chevalier Amaury de Proilhac, et voici mon écuyer Guillaume de Roquestoile. Nous venons des terres de Gascogne pour nous entretenir avec Messire Tanneguy du Chastel, avec qui j’ai eu l’honneur de battre jadis Anglois et Bourguignons. Nous sommes fidèles à la cause de notre Gentil Dauphin, seul Roi et Souverain de France devant Notre Seigneur Dieu. » A ces mots les deux soudards changèrent soudainement d’humeur, alors qu’Amaury sortait la lettre de Tanneguy de son étui. Le borgne à la face de rat s’exclama alors :

« Pourfandiou ! Vous êtes donc aussi Gascons ! J’ai été au service du Comte d’Armagnac avant de rejoindre les bandes de Barbazan » dit l’homme d’un air gaillard et un brin nostalgique.

A ces mots Guillaume réprima un frisson, tellement la sinistre réputation des soudards de Bernard d’Armagnac n’était plus à faire. L’autre compère au visage rond renchérit d’un air tout aussi gaillard :

« – Moi j’ai été dans la bande du Seigneur La Hire avec qui nous avons occis du traître de Bourguignon dans la Champagne et la Lorraine. Et puis, nous avons été tous deux au service de Messire d’Orléans12 avant de nous trouver ici. »

Jean dit le  «Bâtard d’Orléans », était le fils illégitime de Louis d’Orléans et de Marguerite d’Enghien. Il était réputé être profondément loyal envers le Dauphin. Désormais, il dirigeait la défense d’Orléans assiégée par Jean Talbot.

« – J’ai aussi prêté mon épée au Chevalier Sans Reproches », dit tout simplement Amaury qui ne voulait pas s’attarder en de vaines palabres. « Voici une lettre portant le sceau de Messire du Chastel ainsi que la Fleur de Lys. » Le soudard aux yeux porcins la prit des mains d’Aldric mais se contenta seulement de regarder le sceau et l’insigne de la Royauté Française. Visiblement, se dit le Chevalier de Proilhac à lui-même, le bougre ne savait pas lire. Le soudard maugréa quelque chose à son compère borgne qui hocha la tête en signe d’assentiment.

« – C’est bon ! Vous pouvez traverser le campement et rejoindre la forteresse. Mais il vous faudra encore montrer votre missive aux gardes de la porte de l’est.

– Soyez remercié compaing » lui répondit Aldric satisfait, « Guillaume offre leur un peu de vin de Gascogne. » Un peu à contrecœur, l’écuyer d’Aldric lança l’outre en peau au borgne qui la rattrapa en adressant un remerciement de la tête l’air mauvais.

Aldric et Guillaume traversèrent le campement ou s’affairaient plusieurs dizaines d’hommes d’armes harnachés et casqués de barbutes ou de berruyers. Les piétons portaient généralement des brigantines sur lesquelles étaient attachées des cubitières13 et des colletins14. Certains avaient les jambes protégées par des jambières, d’autres non. Ils étaient armés généralement de vouges, d’épieux, de fauchards, de pertuisanes et de guisarmes dont on pouvait user contre les charges de cavalerie ou d’infanterie. Pour le combat au corps-à-corps, les autres piétons tenaient des masses d’arme, des haches, des bardiches15, des marteaux de guerre, des langues de bœuf, des fauchons, des langues-de-bœuf, des levantines de confection italienne, des espontons et certains arboraient des goupillons. Aldric et Guillaume aperçurent aussi un capitaine tout en armure de plate, coiffé d’un bassinet et une épée pendant à son côté. L’homme qui semblait faire autorité, s’entretenait avec quelques-uns des hommes. La garde était laissée à des archers ainsi qu’à des arbalétriers qui se tenaient derrière leurs pavois. Pendant qu’ils marchaient, Amaury et Guillaume purent reconnaître quelques accents : castillan, aragonais, italien et écossais. Il faut dire que l’Armée du « Roi de Bourges » comptait un très grand nombre de mercenaires et soudards venus de Castille, d’Aragon, du Piémont, de Lombardie et d’Ecosse. Ceux venant de ce dernier pays étaient les plus nombreux et réputés rudes combattants. Cela ne les avait pas empêché d’être sévèrement battus à la bataille de Verneuil,16 aux côtés de leurs compagnons français.

Après avoir traversé le campement, Aldric et Guillaume s’engagèrent sur le pont de bateaux qu’ils mirent un certain temps à passer en raison des allers-et-venues de nombreux gens d’armes. Finalement, ils parvinrent dans Chinon plutôt animée ce qui tranchait avec la monotonie de leur voyage. Ils tombèrent face à un nombre impressionnant d’hommes en armes et de sergents qui aboyaient leurs ordres et sur des journaliers qui transportaient de lourds sacs ou d’importantes quantités de bois. Dans les rues en terre jonchées d’immondices dégageant une forte puanteur, des paysans en simple chemise et coiffés de bonnets en laine guidaient des chèvres ou des oies au son d’un joyeux concert de bêlements et de gloussements. Des pêcheurs portaient des paniers en osiers garnis de poissons, tandis que des femmes corpulentes déplumaient des volailles dans de petites échoppes. Aldric et Guillaume se frayèrent un chemin comme ils purent dans toute cette cohue pour atteindre le pied du château. Ils arrivèrent alors devant la porte de l’est que dominait le Fort Saint-Georges. Plusieurs piétons armés de pertuisanes et de guisarmes tenaient cantonade devant la herse, tandis que des arbalétriers étaient postés derrière les créneaux. Dès qu’Amaury et Guillaume s’approchèrent de la porte du fort, un groupe de gens d’armes vint à leur rencontre l’air peu engageant. Il était mené par un petit sergent trapu coiffé d’un chapel de fer17 et au visage barré d’une moustache en croc. Mais à la vue des armoiries de Proilhac et de Roquestoile, le sergent s’adressa aux deux gascons d’un ton rude mais plutôt respectueux.

« – Holà Messires ! Que nous vaut votre arrivée en le château de Seigneur Notre Roi ? » L’apostrophe ne paraissait pas hostile mais Aldric vit que les arbalétriers postés sur les murs pointaient leurs arbalètes sur lui et Guillaume et, que le sergent tenait fermement sa hache d’arme. Amaury avait sorti la lettre rédigée par Chastel de son étui et dit :

« – Je suis le Chevalier Aldric de Proilhac et voici mon écuyer Guillaume de Roquestoile. Nous accourons de Gascogne à la demande de Messire le Maréchal du Chastel » déclara Aldric en tendant la lettre scellée et marquée de la fleur de lys. A la vue des insignes, le sergent fit signe de s’approcher à un autre soldat gardant la herse. L’homme accouru et le sergent lui tint des propos tout bas qu’Aldric ne put entendre. Le soldat couru ensuite vers l’intérieur du château tandis que le sergent demanda à Aldric et Guillaume d’attendre. Les deux gascons mirent donc pied à terre tout en continuant de tenir leurs montures par la bride. Le sergent qui ne semblait pourtant pas être mauvais bougre, expliqua à Aldric et Guillaume qu’il y avait un fort parti de soldats gascons au château et qu’ils étaient réputés gouailleurs, joueurs, mais loyaux et forts bons combattants. Guillaume et Aldric se sentirent flattés mais continuèrent d’observer les arbalétriers qui n’avaient toujours pas abaissé leurs armes.

Après plusieurs minutes d’attente, alors que Vêpres venaient de sonner, le soldat envoyé à l’intérieur du château revint en courant vers le sergent. Il lui murmura quelques mots et le sergent s’adressa à Aldric :

« – Parfait Chevalier, vous êtes bien attendu. Vous pouvez passer la herse et laisser vos chevaux aux écuyers du château. Jehan – c’était le prénom de l’autre soldat – va vous accompagner vers les appartements de Dame Yolande.» En entendant la prononciation de ce nom, Amaury et Guillaume tressaillirent. Ainsi ce n’était pas tant Tanneguy qui les avait fait mander, mais Yolande d’Aragon. Cela pouvait donc expliquer pourquoi la missive était marquée d’un Lys ! Yolande d’Aragon était aussi la Duchesse d’Anjou et la belle-mère du Dauphin qu’elle avait pris sous sa protection. Depuis, Charles lui vouait une réelle affection et la considérait comme sa propre mère. Aldric s’interrogeait davantage. Quelle partie pouvait donc bien se jouer pour que la Duchesse d’Anjou – réputée pour son fin sens politique et son acharnement à défendre les intérêts de la Couronne des Valois – l’avait fait parcourir tant de lieues, lui le petit noble de Gascogne tout juste bon à manier une épée et un bec de corbin ? Mais Guillaume le tira de sa réflexion en lui murmurant :

« – Vous voici donc bien honoré mon Cousin, si la Dame d’Aragon a fait appel à vous, c’est que vous le méritez. » Amaury ne sut quoi répondre se contenta de sourire et de donner une tape amicale sur l’épaule de son écuyer.

Aldric et Guillaume ne prirent pas le temps de se poser davantage de questions. Ils tirèrent leurs chevaux par la bride et franchirent la herse pour se retrouver dans la première cour du château. Là, un petit groupe de valets et de palefreniers les attendait pour s’occuper immédiatement de leurs chevaux. Trois valets se chargèrent de porter les bagages vers le Château du Milieu, l’édifice central de la forteresse qui abritait le donjon et les appartements royaux. Emboîtant toujours le pas à l’homme d’arme prénommé Jehan, Aldric et Guillaume passèrent sur le pont-levis qui enjambait un large fossé creusé entre le Fort Saint-Georges et la Tour de l’Horloge. Celle-ci permettait d’accéder à la cour du Château du Milieu. Aldric et Guillaume purent alors voir qu’une horloge était pendue au mur de la tour – d’où son nom –, de même qu’une cloche que l’on appelait la « Marie Javelle ». Tout en marchant, ils ignoraient les soudards et les capitaines qui les dévisageaient férocement comme s’ils étaient des envoyés du duc de Bedford ou de Philippe le Bon. Après être passés sous le porche de la « Tour de l’Horloge », Jehan, Aldric et Guillaume aboutirent dans la cour du Château du Milieu. Celui-ci était dominé par le donjon et par deux tours qui formaient la courtine nord : la tour dite « de l’échauguette » et la « Tour du Chenil » qui abritait les chiens servant aux battues dans les forêts du voisinage. Les deux Gascons et Jehan gagnèrent le donjon et le soldat les dirigea vers la gauche pour passer une porte rectangulaire et gravir un escalier en colimaçon. Après plusieurs dizaines de marches, ils parvinrent dans une antichambre éclairée grâce à un candélabre. L’antichambre menait à plusieurs portes closes aux frontons sculptés et vers un petit couloir plus sombre.

Jehan dit aux deux Gascons d’attendre et leur tourna les talons pour retourner à sa charge. Il y avait là plusieurs dames en habit de velours bleu, vert et rouge, coiffées de chaperons brodés et de hennins, ses grandes coiffes de forme conique en papier rigide sur lesquelles était cousu un voile appelé barbette qui cachait les cheveux et le cou. Un peu honteux d’être peu présentables après leur harassant voyage, Aldric et Guillaume s’inclinèrent toutefois courtoisement et les jeunes dames leur répondirent chacune par une révérence et un léger sourire. Les deux cousins s’assirent alors sur un banc qui était adossé au mur de la pièce. Mais ils n’eurent pas à attendre longtemps, puisque un valet d’arme vêtu d’une tunique aux armes du duché d’Anjou, apparu de derrière l’une des portes. Il s’avança vers eux d’un air hautain, une bâtarde à la taille. Et d’une voix nasillarde au ton outrancièrement prétentieux, il leur lança :

« – Chevalier de Proilhac, Dame Yolande Duchesse d’Anjou Reine de Sicile, d’Aragon, de Jérusalem et de Chypre, vous attend. Votre écuyer doit demeurer ici. » Guillaume fit comprendre d’un regard à son cousin qu’il se pliait à l’ordre, mais qu’il avait eu aussi la furieuse envie de souffleter le Valet à l’allure de coquelet. Après avoir détaché son épée, ôté ses gantelets et son bassinet qu’il laissa à la garde de son écuyer, Aldric se leva et suivit le valet d’armes. Celui-ci fit un demi-tour sur lui-même et s’avança vers la porte, le torse bombé et marchant d’une manière aussi assurée que saccadée, ce qui donnait un caractère grotesque du personnage. De son côté, Guillaume essayait d’ignorer les murmures amusés des jeunes dames qui se plaisaient à le jauger. Aldric et le valet franchirent la porte qui accédait à un petit escalier montant vers une porte entrouverte. Le valet d’arme poussa la porte en avant et se rangea de côté en articulant de sa voix nasillarde :

« – Le Chevalier de Proilhac Ma Dame ! »

« – Qu’il entre ! » Répondit une voix féminine particulièrement ferme et marquée par un fier accent venu d’Espagne. Aldric soudain anxieux, pénétra dans la salle en feignant d’ignorer le valet. La pièce était plutôt grande. De grosses bûches de châtaigner se consumaient dans l’âtre d’une belle cheminée aux motifs sculptés. Deux écus, l’un français aux armes d’Anjou et l’autre hispanique aux armes d’Aragon, étaient accrochés au fronton de la cheminée. La pièce était médiocrement éclairée par une fenêtre en verre de Lombardie. Au centre, une table en chêne massif avec des pieds en forme de pattes de lions reposait sur un tapis aux motifs rouges et or. Plusieurs chaises en bois à haut-dossier étaient disposées autour de la table et quelques tabourets à coussin de couleur rouge-sang étaient répartis aux quatre coins de la salle. Tout près de la cheminée, un jeu d’échec était posé sur une petite table ronde en bois de châtaigner. Adossée au mur de droite, une bibliothèque de belle taille exposait de gros ouvrages reliés de cuir ainsi qu’un important lot de parchemins portant différents sceaux de cire. Juste à gauche de la bibliothèque, une petite porte formait l’angle avec le mur de la cheminée. Dans la légère pénombre, Aldric de Proilhac vit que trois personnes étaient présentes, dont la femme qui lui avait dit d’entrer. L’un des deux hommes s’approcha d’Amaury d’une démarche ravie malgré son air sombre. Il avait le visage rude et les cheveux grisonnant coupés courts. Il était revêtu de chausses et d’un gippon dissimulé sous une huque frappée d’un blason d’or fascé de gueule. Une dague à lame fine accrochée à la ceinture pendait à son flanc. Aldric reconnut immédiatement Tanneguy du Chastel qui lui serra l’avant-bras chaleureusement en guise de bienvenue.

« – Je suis fort heureux de vous revoir enfin Chevalier de Proilhac ! J’espère que votre voyage s’est passé pour le meilleur.

– Oui Messire. Nous n’avons souffert d’aucune vilénie, mon écuyer et moi » se contenta de répondre Aldric. Tanneguy l’invita à s’asseoir, ce qu’il fit volontiers en prenant un petit tabouret qui se trouvait à côté de la table à l’échiquier.

« – Et comment se porte mon bon vieil ami Arnaud ? » S’empressa de demander le Maréchal. Aldric décela alors une pointe d’inquiétude dans la voix du noble breton. Il se chargea donc de le rassurer.

« – Son dos lui a procuré quelques tourments, mais quand je suis allé lui rendre visite pour la fête de la Saint Louis, il s’était remis en selle pour traquer le sanglier sur ses terres près de la Bonne Ville d’Agen. 

– Je m’en réjouis ! J’espère qu’il sera bientôt parmi nous. » Tanneguy du Chastel fit alors silence tout en reculant d’un pas et la femme qui se tenait dans pénombre prit la parole, tout en s’avançant près de la cheminée avec une prestance qui lui semblait toute naturelle :

« – Soyez le bienvenu en le château de Chinon Chevalier de Proilhac. Le Maréchal du Chastel m’a fait état de vos faits d’armes, de votre droiture et de votre loyauté envers notre cause. Mais permettez-moi tout d’abord de me présenter à vous. Je suis Yolande d’Aragon Duchesse d’Anjou et Reine de Sicile mais aussi belle-mère de Notre Dauphin. C’est sur ma demande que le Maréchal du Chastel vous a fait parvenir missive. »

Se sentant honoré, Aldric s’inclina respectueusement, la main droite apposée sur le cœur avant de se redresser sans dire mot. Là, il put contempler plus longuement la Duchesse d’Anjou qui attendait sa visite et qu’il n’avait pourtant jamais vu auparavant. Elle était vêtue d’une cotardie18 violette en taffetas, serrée d’un demi ceint à la taille et qui se prolongeait à la traîne. La cotardie avait un décolleté en triangle brodé et des manches évasées brodées à hauteur des poignets. Le décolleté laissait aussi apparaître une chemise blanche sur laquelle reposait une croix en argent. La Dame d’Aragon était coiffée d’une huve blanche ; coiffure en forme de cornette qui était retenue aux cheveux par de grandes épingles. La huve était bordée de plis blancs et ses pans retombaient dans le cou. Mais ce qui frappa Aldric, c’était ce visage marqué par l’âge mais qui avait conservé d’agréables traits, un joli nez fin et de fines lèvres. En revanche, le chevalier sentit un certain malaise l’envahir quand les yeux de feu de la Duchesse d’Anjou se posèrent sur lui. Il faut dire que malgré bientôt la cinquantaine d’années, Yolande d’Aragon avait toujours été considérée comme une très belle dame par les chroniqueurs et troubadours. Mais à côté de cela, elle était aussi tout le contraire de son ennemie Isabeau de Bavière. Epouse fidèle de feu Louis II d’Anjou, elle s’était dévouée à une fratrie de six enfants dont un était mort à la naissance. Dotée d’un sens politique et d’un courage que nul ne lui contestait, elle avait tout fait pour protéger le Dauphin qui était devenu son gendre en épousant sa fille aînée Marie. En devenant en sorte conseillère et tutrice de Charles, elle avait réussi à casser l’alliance entre Henri V et le duc de Bretagne Jehan V en 1424, et nommer le frère de ce dernier, Arthur de Richemont, connétable. Mais l’arrivée du douteux Pierre de Giac auprès de son beau-fils avait ruiné tous ses efforts. Et malgré l’assassinat de Giac l’année précédente, les choses ne s’étaient pas arrangées avec le nouveau favori, le Maréchal de la Trémoille qu’elle détestait. Mais si le Dauphin ne semblait pu l’écouter pour les affaires du Royaume, il lui avait gardé son affection. Sauf que pour la conserver, Yolande n’hésitait pas à conseiller à son propre fils Louis II d’Anjou – donc le beau-frère du Dauphin – de permettre à Charles de passer plusieurs nuits en très galante compagnie pour tromper l’ennui conjugal dans lequel le jeune roi était enfermé avec Marie. C’est dire si la Duchesse d’Anjou était elle aussi capable d’employer certains moyens qui n’étaient pas forcément en accord avec la morale chrétienne.

Yolande d’Aragon reprit la parole tout en gardant ses yeux fixés sur le Chevalier de Proilhac :

« – Nous avons une mission pour vous Chevalier. Je vois à votre air interrogateur que vous ignorez de quoi il s’agit. Nous allons vous expliquer de quoi nous vous chargeons. J’espère juste que Tanneguy ne s’est pas trompé sur vos états. » Après le sentiment d’honneur précédent, ce propos sonnait comme une sourde menace aux oreilles d’Aldric. Il crut percevoir un très bref échange de regard entre la Duchesse et le noble breton dont les yeux restaient inexpressifs. La Duchesse reprit :

« – Il s’agira pour vous d’empêcher une tentative d’assassinat. Si cette tentative réussit, l’avenir de notre Royaume sera sans doute encore plus assombri. 

– A la vie de qui veut-on donc porter atteinte ? » se risqua à demander Aldric. Yolande d’Aragon resta alors silencieuse et se tourna vers le troisième homme au physique très corpulent qui n’avait dit mot. Il s’était contenté de faire quelques pas dans la salle et de déplacer quelques pièces sur l’échiquier en feignant de ne rien retenir de la conversation. Il était vêtu d’un pourpoint fourré à hauteur du coup et des poignets ainsi que d’un chaperon à cornette coiffé en bonnet, en guise de couvre-chef. Il échangea un regard avec Yolande d’Aragon et du Chastel avant de dévisager le chevalier de Proilhac en joignant les bouts de ses gros doigts. Amaury fixa à son tour le gros homme qui présentait une face de bœuf caractérisée par des cheveux gris coupés courts, de larges oreilles, de petits yeux ronds, un nez proéminent et un bourrelet qui pendait en-dessous du menton. Enfin, ses traits vieillis faisaient comprendre qu’il devait avoir bien plus de soixante années. Après ce petit moment marqué par un duel de regards, le curieux personnage se décida à parler :

« – Je suis Jehan Juvénal des Ursins19, Chevalier de Proilhac » dit-il posément. « La personne que l’on veut assassiner pourra sans doute nous aider à sauver le Royaume. Si elle venait ainsi à disparaître, nous tarderions à trouver quelqu’un pour le remplacer et le temps nous est compté. 

– Qui donc cela puisse-être ? S’enquit le Gascon en s’efforçant de dissimuler son agacement face à tant de mystères. Jouvenel des Ursins, marqua une courte pause en baissant les yeux avant de relever son gros menton pour dire d’une voix calme mais grave :

« – Arthur Comte de Richemont, l’ancien Connétable de Notre Dauphin. »

FIN DU CHAPITRE I

A suivre… Retrouvez jeudi prochain en exclusivité sur Nouvelles de France le chapitre 2 !

1 Nous avons voulu décrire ici les armoiries le plus simplement possible pour le lecteur. La désignation exacte serait plutôt : « D’Azur barré de pourpre à Tour d’Argent ajourée maçonnée de sable en 1 et Croissant d’Argent en 3. »

2 Pièce de cuirasse protégeant le bas-ventre.

3 Cheval de bât.

4 Ce qui correspond actuellement au sud du département du Gers, soit à peu près l’actuel arrondissement de Mirande.

5 A ne pas confondre avec Pierre Terrail Seigneur de Bayard, le célèbre Capitaine de François Ier dit « le Chevalier Sans Peur et Sans Reproche. »

6 1360-1431. Tué à la bataille de Bulgnéville dans les Vosges.

7 Ils étaient menés par Simon Le Couteiller dit Caboche, chef de la très puissante Corporation des Bouchers. Le Couteiller avait prêté allégeance à Jean Sans Peur.

8 Fondée en 988 par Guillaume Sanche Comte de Gascogne. Elle existe toujours dans l’actuel département des Landes.

9 (1377-1427) Amant d’Isabeau de Bavière, il avait fait tué sa première femme Jeanne de Naillac qui était enceinte. Remarié à Catherine de l’Isle-Bouchard, il devint favori de Charles VII sur qui il exerça une véritable ascendance. Après son exécution par Richemont, Georges de la Trémoille prit Catherine comme épouse.

10 (1384-1446)

11 De Sable avec Etoile Tour d ’Argent ouverte maçonnée d’argent

12 (1402-1468) Il prendra le titre de Comte de Dunois en 1439.

13 Pièces d’armures en métal protégeant les coudes.

14 Pièces d’armures en métal protégeant les épaules et le cou.

15 Arme composée d’un long manche en bois et d’un fer allongé en forme de hache.

16 17 août 1424

17 Casque en forme de dôme à large bord.

18 Le terme était généralement employé à l’époque pour désigner la robe.

19 (1360-1431)

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