Georges Duhamel

L’écrivain Georges Duhamel, né à Paris en juin 1884, est mort le 13 avril 1966. Un Haut Comité des commémorations nationales nous suggère de célébrer ce cinquantenaire. Nous avons demandé à Robert Le Blanc ce qu’il en pensait.

— Au fond, c’est assez comique… de vouloir ressusciter, par décision administrative, un écrivain passé de mode. Un écrivain qui ne subsistait déjà plus à sa mort que comme auteur pour dictées et extraits scolaires. Dans les librairies, les pochothèques des grands magasins, vous constaterez d’ailleurs qu’il n’y a plus rien entre Dugain (Marc) et Dumas (Alexandre). Céline le surnommait « Bénin Duhamel », et lui attribuait comme tic de langage l’expression « non médiocre », mais je ne suis pas sûr qu’elle lui soit propre, Céline est souvent approximatif. C’est d’ailleurs un latinisme, cette litote…

— Duhamel a tout de même été prix Goncourt, secrétaire perpétuel de l’Académie française…

— N’en jetez plus ! Georges Lecomte aussi a été secrétaire perpétuel (j’ai envie d’ajouter : et Maurice Genevoix, mais je ne veux pas me fâcher avec les amateurs de Raboliot, autre Prix Goncourt). Comme secrétaire perpétuel, Duhamel a présidé à l’éviction de Pétain, Maurras, Bonnard, Hermant, en 1944-1945. Ce qui me paraît le plus intéressant, ce sont les débuts de Duhamel : jeune médecin tenté par la littérature, il a commencé par la poésie, comme cela se faisait à l’époque (voyez ses contemporains Mauriac, Romains, Morand…) ; il fut même le « critique de poésie » de la revue Le Mercure de France, où il compara Alcools, le recueil d’Apollinaire, à une « boutique de brocanteur », justifiant assez bien sa formule, mais ajoutant : « C’est à peine si par les trous d’une chasuble miteuse on aperçoit l’œil ironique et candide du marchand, qui tient à la fois du juif levantin, de l’Américain du Sud, du gentilhomme polonais et du facchino. »

— C’était en 1913…

— Oui… Passons par-dessus la guerre de 1914, que Duhamel fait comme chirurgien aux Armées, et dont il tire (sous pseudonyme) deux livres à connotation plutôt pacifiste : Vie des Martyrs en 1917 et Civilisation en 1918 (le titre est ironique), qui obtient le Goncourt en décembre. C’est alors qu’il se renouvelle et commence, avec Confession de minuit (1920), une série romanesque sur un « anti-héros », Salavin. On peut dire qu’il est précurseur ici, et que les personnages d’Emmanuel Bove, d’Albert Camus, ou le Bardamu de Céline, le Roquentin de Sartre, le Plume de Michaux lui doivent tous un peu…

— Sa Chronique des Pasquier (à partir de 1930) n’est-elle pas plus connue ?

— Si, mais moins originale. Elle s’inscrit dans la grande mode des romans-fleuves. Il est amusant de penser qu’André Maurois a inventé l’expression à propos de quelques romans de Maurice Baring en 1926. Mais il y avait eu déjà la Saga des Forsythe de Galsworthy ; en France même, le succès de La Recherche du Temps perdu de Proust, à partir de 1918, quoique d’une conception très différente, peut avoir donné des idées. Roger Martin du Gard a commencé à publier Les Thibault (8 vol.) en 1922, Jules Romains ses Hommes de bonne volonté (26 vol.) en 1924. Et je me dois de mentionner l’Histoire d’une société (16 vol.) de René Béhaine, chère à Xavier Soleil !

— Vous trouvez que Duhamel fait le poids face à eux ?

— Je vais peut-être surprendre certains, mais j’ai gardé meilleur souvenir des Pasquier (10 vol.) que des fabrications de Martin du Gard et de Romains. On peut certes apprendre des choses dans leurs reconstitutions de la Grande Guerre (celle de Martin du Gard est très fausse, imprégnée des idées de la gauche… d’après-guerre). Mais l’admiration de certains de mes vieux amis disparus pour les Hommes de bonne volonté, série que je trouve franchement putassière, reste pour moi un mystère : François Chamoux évoquait avec émerveillement, à 90 ans, le jour où, encore étudiant, il avait lu Le Six Octobre, et Willy de Spens, à 70 ans, celui où il avait ouvert La Douceur de la vie : il y a sûrement une fraîcheur qui fait illusion dans certains livres à leur parution et qui passe aussi vite que les roses… Je supporte mieux les Pasquier parce qu’on y devine les souvenirs de Duhamel. Il y a chez lui une nostalgie de la famille où il est né, un peu de tendresse pour un père assez fantasque. Alors que les héros de Jules Romains sont hors-sol ; sa série est d’ailleurs une apologie de l’arrivisme, du divorce, du délitement social de la Troisième République. Cela dit, la « saga » française que je préfère, dans cet entre-deux-guerres, c’est le Gaspard des montagnes d’Henri Pourrat ; il me semble que cette tétralogie a une saveur vraiment originale (et qui survit mieux que les autres dans l’adaptation filmée de Jean-Pierre Decourt, consultable en DVD ou sur internet). Quand je pense que le manuel XXe siècle de Xavier Darcos en 1989, un concurrent du Lagarde-et-Michard, a éliminé jusqu’au nom de Pourrat, et aussi celui de Chardonne, je veux espérer qu’il a des remords, parfois, l’après-midi, dans son fauteuil académique : Dors-tu content, Darcos… ?

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Scènes de la Vie future : l’édition populaire illustrée de 1934

— A propos, n’oubliez-vous pas Les Destinées sentimentales de Chardonne parmi ces sagas ?

— Cette trilogie de 1934 est de dimension plus modeste, ce qui lui a d’ailleurs permis d’accéder au cinéma (en 1999) alors que les Thibault et les Pasquier ont dû se contenter de la télévision. Mais les vrais titres de gloire de Chardonne romancier ce sont, avant 1939, L’Epithalame, roman du mariage, et surtout Claire, roman du veuvage qui annonce déjà les romans très modernes d’après 1945, Lettres à Roger Nimier, un roman sur rien ! ou Vivre à Madère. Il y a chez Chardonne une qualité d’humour que j’attribue à son ascendance Haviland, car elle est très rare dans la littérature française, qui préfère l’ironie. Mais nous sommes en train d’oublier Bénin Duhamel. Or je voulais rappeler son plus grand titre de gloire (avec peut-être son Salavin). C’est son essai sur les Etats-Unis : Scènes de la vie future (1930). Il n’est pas donné à tout le monde d’inspirer deux génies de son siècle : Céline et Hergé. Car la satire de New York dans Voyage au bout de la nuit, les abattoirs de Chicago dans Tintin en Amérique doivent beaucoup à ce livre, où l’on trouve aussi une condamnation, longtemps fameuse, du cinématographe : « C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés… un spectacle qui ne demande aucun effort, ne suppose aucune suite dans les idées, n’excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d’être un jour star à Los Angeles… » Il y avait parfois en Duhamel un fieffé réactionnaire !

— Est-ce qu’on peut le dire aussi en politique ?

— Pas vraiment. Il a été un assez lamentable représentant de cette bourgeoisie française qui a suivi entre 1919 et 1939 la politique du chien crevé au fil de l’eau. Pas d’ennemis à gauche, pas de concession aux cléricaux. Son coupable voyage à Moscou, dont il tira un livre complaisant en 1927, prépare celui d’Edouard Herriot en 1933. La façon dont le parti radical gérait les affaires au jour le jour le satisfaisait. D’ailleurs, il a fini par travailler pour Daladier, comme Paul Valéry, comme Giraudoux et Romains, qu’il a rejoints à la Radio nationale en septembre 1939. Comment pouvait-on faire confiance à ces vocations tardives « d’hommes de bronze », alors qu’ils avaient laissé le Front populaire donner l’illusion que demain on raserait gratis ?

Duhamel signait les pétitions de gauche les yeux fermés, et parlait du cœur comme d’autres parlent du nez, pour reprendre le mot de Gide sur Jean Guéhenno. Quand il voulut, en 1953, faire signer à son « cher confrère et ami » Claudel la pétition demandant la grâce des époux Rosenberg, Claudel le traita de touche-à-tout, de mélimélomane (sic). Car Duhamel jouait de la flûte, pour accompagner son épouse la pianiste Blanche Albane. Leur troisième fils, Antoine, mort quasi-centenaire en 2014, fut d’ailleurs un grand compositeur de musique de films (il avait été élève à l’Ecole des Roches à Verneuil, puis Maslacq, en 1940). Il a notamment composé celle du Pierrot le Fou de Godard en 1965. Je ne pense pas que son père soit allé voir le film ! C’eût été un reniement, une palinodie.

Propos recueillis par Coriosol pour Présent

Illustration: portrait de Duhamel par Berthold Mahn, qui fut aussi l’un des amis et illustrateurs d’Henri Pourrat.

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