Paul Morand

On ne se lasse pas d’écouter Paul Morand, agréable causeur. On ne se lasse pas, car le personnage reste énigmatique. La mémoire et la vivacité intactes à 82 ans (c’est P.A. Boutang qui trébuche, et dit Hong-Kong pour Saïgon, ou James, à l’anglaise, pour Jammes). Disert, mais rarement brillant (une formule jaillit à la fin, sur sa rencontre avec Malraux à Saïgon en 1925 : « Nous étions alors des contraires… la différence entre l’espadrille et l’uniforme »). Sa diction est particulière : des nasales, des n’est-ce pas…, des chuintements (voyacher plutôt que voyager), une totale ignorance du subjonctif imparfait, toutes choses qu’on retrouve chez Jacques Chardonne ; mais aussi des fautes répétées (vingt fois un espèce de…, ou bien : ils allaient-z-à Paris), une façon d’avaler les e entre deux consonnes (« Proust à V’nise, avec sa p’lisse de loutre usée, …comme on f’sait à l’époque ») mais aussi d’en ajouter à la fin des mots (« j’ai beaucoup-e couru…, ils ont-e vu… »). Ce parfait angliciste, qui fut collégien à Londres et Oxford, rejette la prononciation anglaise quand il parle français : l’Automobil’clüb, Lévis et Irène, Hamlé (on prononçait donc ainsi dans la fameuse adaptation que son père fit en 1899 pour Sarah Bernhardt !) ; mais il dit à l’anglaise : « J’allais au Bœuf sur le Toit et à Fouquett’s. »
Venons-en au fond. Certains sujets sont passés sous silence : il y a une question sur sa foi (Morand croyait comme Hugo à « l’immortalité de l’âme »), mais aucune sur la franc-maçonnerie (sans laquelle la carrière de son père, haut-fonctionnaire sous Loubet, ne peut s’expliquer) ; il y a une question sur Pétain, mais aucune sur Laval (que J.-J. Marchand détestait, mais Morand fut un de ses proches sous l’Occupation, même s’il n’écrivait pas ses discours comme on l’a dit) ; aucune sur Céline (ni P.A. Boutang, ni Marchand, plutôt féru de jeunes et vieux poètes, de petites revues, de peinture et de cinéma, ne s’intéressaient à l’auteur de Mort à Crédit, que Morand fréquenta pendant l’Occupation).

Propos incorrects
Je ne suis pas très morandien… Je trouve ses biographies consternantes (écrire un Fouquet quand on ne sait pas la différence entre un jésuite et un janséniste, ou entre Racine et Corneille…). Ses goûts littéraires sont rarement les miens. Ces entretiens me l’ont confirmé. Il place très haut Zola et Maupassant, dont il fut nourri enfant, ou Cendrars ; en homme du monde, il écarte comme des mouches importunes Léautaud et Mirbeau, quand P.A.B. fait allusion à eux.
Au fond, je préfère Morand quand il parle de la littérature anglo-américaine, qu’il a mieux connue que la française, peut-être parce qu’il a eu 16 ans à Londres : Walt Whitman, le mouvement Vortex et « Ezra Pound avec sa houppe rouge sur le crâne ». Je n’oublie pas, même s’il n’en est pas question ici, qu’il est le premier à avoir parlé d’Evelyn Waugh en France (dans Londres, en 1933) : c’est probablement lui qui a suggéré à Giraudoux d’éditer la traduction de Black Mischief par Marie Canavaggia (Diablerie, 1938). A la fin des entretiens, il se met à ressembler à Graham Greene.
On trouve donc surtout dans les propos de Morand une bonne évocation des années 1900, puis 1920 (les années folles), de quelques peintres (il méprise Corot ; il a fait la course contre Derain en Bugatti), mais qu’on n’attende pas trop de propos politiquement incorrects. Entre le premier entretien (tourné en extérieur à l’été 1970) et le dernier (où Morand a revêtu costume et cravate), De Gaulle est mort. On ose donc poser une question sur lui. Réponse : « C’est un monstre… Mais j’admire le monstre. » L’autre phrase « osée » porte sur l’avenir du monde, qui l’inquiète : « C’est une immense tragédie que la disparition de la race blanche… »
— Cela vous peine… Pourquoi ?
— Parce que c’est la mienne.

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