Le champion des achats de Noël !!! Un Picte de vente : le dernier Astérix

Par Francis Bergeron

 Deux millions d’exemplaires vendus en quelques semaines, cinq millions avec les traductions, pour ce 35e volume des aventures d’Astérix : Astérix chez les Pictes. Astérix, c’est beaucoup plus qu’un simple phénomène d’édition. Mais il faut dire aussi que cette BD, c’est beaucoup plus que de la BD.

Disons-le tout net : cet album-là, Astérix chez les Pictes, ne tient pas tout à fait ses promesses. Pour les nostalgiques de l’âge d’or de la bande dessinée (les années Spirou, Tintin, Pilote, les années quarante à soixante, en gros), ce n’est pas cette grande fête de l’esprit, à laquelle nous avaient habitués Goscinny et Uderzo, les créateurs de ces héros. Le dessin de Didier Conrad tient la route. Le texte de Jean-Yves Ferri est un peu verbeux, même si quelques bons mots surnagent ici ou là (Ferri est bien mieux inspiré dans l’album De Gaulle à la plage ! qui, pour le coup, est un petit chef-d’œuvre d’humour).

Dans la veine d’Astérix chez les Bretons, en Hispanie, en Corse, chez les Helvètes ou chez les Belges, il s’agit de faire sourire le lecteur en confrontant les héros immuables de la saga aux travers et tropismes supposés des Ecossais (car les Pictes, pour ceux qui ne le sauraient pas, sont les ancêtres celtes du peuple écossais). L’ensemble est un peu laborieux et foisonnant, avec un goût de déjà vu. Mais gentil, et de bon esprit. Espérons que les deux millions et plus de lecteurs déjà acquis, et les millions d’autres, annoncés, y auront trouvé ou y trouveront leur compte. A commencer par les enfants.

Car c’est bien pour les enfants que la série fut créée, en 1959, dans les pages de l’hebdomadaire Pilote. « Astérix, Obélix, Abraracourcix, Panoramix sont nés en un après-midi », a raconté Goscinny. C’était au cours de l’été. Goscinny avait alors trente-trois ans. Un jour où il prenait le pastis chez son ami Uderzo, l’idée lui vint (ou leur vint ?) d’inventer ces héros gaulois dont les noms se termineraient en « ix », et de raconter leurs confrontations avec les envahisseurs romains, reconnaissables – entre autres – par leurs noms en « us ».

Astérix a la cote

A cette époque, la bande dessinée ne s’adressait qu’aux enfants. Aucun critique sérieux ne se serait avisé de commenter la parution d’un album de bande dessinée, pas plus Astérix le Gaulois qu’un autre.

Aucun critique sérieux ? Pas tout à fait. On trouve, dès décembre 1967, dans les pages de Spectacle du Monde, un article du (pas encore) célébrissime chroniqueur Alexandre Vialatte consacré à « l’heure d’Astérix ». Que nous dit Vialatte ? Que grâce à Goscinny et Uderzo, « la jeunesse française découvre avec stupéfaction qu’elle ne descend pas des Peaux-Rouges, du Shérif et de Davy Crockett, mais d’Astérix, d’Avoranfix, de Vercingétorix et d’Assurancetourix ». En disant cela, Vialatte note à juste titre qu’Astérix a constitué un véritable tournant dans l’imaginaire des enfants, ré-enracinant en quelque sorte « nos chères têtes blondes » dans leur passé national, et mettant un terme (provisoire) à l’américanisation galopante de leur univers ludique.

Au départ, personne ne pouvait imaginer quel succès hors du commun allait rencontrer cette saga. Et d’ailleurs, à sa sortie en album, Astérix le Gaulois ne fut tiré qu’à six mille exemplaires. Notons que les 16 et 17 novembre, à Drouot, Maître Gilles Neret-Minet disperse une collection de bandes dessinées (expert : Roland Buret), qui comporte notamment un exemplaire de ce premier tirage (estimation : 3 000 euros) et un dessin en couleur d’Uderzo, daté de 1968 (cote : 80 000 euros). Nous sortons largement du royaume de l’enfance…

Le second album (La Serpe d’or) sera tiré à 20 000 exemplaires, le troisième (Astérix et les Goths) à 40 000, et cette progression asymptotique ne s’arrêtera plus. D’autant que les dessins animés vont relancer la notoriété, le succès de ces petits personnages. Ce nouvel album, le 35e, donc, consacre un nouveau record de vente.

Une vie après la mort

Mais la parution de cet Astérix est aussi l’occasion d’ouvrir (ou plutôt de rouvrir) un éternel débat : faut-il accepter que les héros de papier échappent à leurs créateurs et soient pérennisés par d’autres ? Cet album est, en effet, le premier qui n’est signé ni par Goscinny (disparu en 1977) ni par Uderzo, toujours de ce monde.

Ce débat-là resurgit en effet régulièrement. A la parution des nouveaux albums inspirés des héros de Jacobs (Blake et Mortimer), ou de Jacques Martin (Alix, Lefranc) par exemple. Mais aussi à propos de suites données à l’œuvre de Conan Doyle (Sherlock Holmes), voire à celle de Victor Hugo.

Traduttore, traditore, dit-on (« traduire, c’est trahir »). Que penser alors de ces tentatives de faire survivre une œuvre au-delà de la disparition ou de l’effacement de son auteur ?

Hergé avait résolu le problème en interdisant la poursuite des aventures de Tintin après sa disparition. Il n’empêche qu’il s’était trahi lui-même, en quelque sorte, avec son dernier album : Tintin et les Picaros, l’album de trop. Mais comment ne pas crier à la trahison quand on découvre que Blake et Mortimer, qui ont laissé tomber la lutte contre le communisme et les Jaunes (Le Secret de l’Espadon), consacrent désormais l’essentiel de leurs forces à combattre l’extrême droite internationale ? Comment ne pas crier au scandale quand, au détour d’une aventure de Lefranc, nous avons droit à un petit couplet sur la bonne CGT ? Cela frise l’escroquerie, en particulier pour ceux qui ont connu Jacobs et Martin et leurs opinions politiques !

Ne parlons pas de trahison, pour la suite d’Astérix. Parlons peut-être de léger affadissement. Pas au niveau du dessin, car Conrad s’est parfaitement calqué sur le style Uderzo. Mais au niveau de ces recettes qui ont fait le succès de la série.

Quand Goscinny a surgi dans le paysage de la BD et du livre pour enfants, il a introduit une forme d’humour totalement nouvelle. Ses personnages : Astérix, bien entendu, mais aussi Lucky Luke, Iznogoud, le petit Nicolas, Oumpah-Pah, Modeste et Pompon, auxquels j’ajouterai le beaucoup moins connu Potache (La PotachologieLe Potache est servi) n’ont pas leur équivalent avant lui. Avant Goscinny, l’humour est presque toujours un humour de situation. Nous sommes d’ailleurs davantage dans le comique que dans l’humour.

Goscinny est le premier en France – et sans doute dans le monde – à introduire en plus, à destination de la jeunesse, un humour dans les mots, dans les anachronismes, dans les références culturelles, voire dans l’étalage d’une forte érudition (les citations latines, par exemple, nombreuses dans lesAstérix). C’est d’ailleurs ce qui a élargi son œuvre à tout type de public, les enfants n’étant que le « premier segment » (ou le segment de la lecture au premier degré) d’une œuvre qui intéresse toutes les générations, tous les pays, toutes les cultures. Et on peut même ajouter : toutes les époques, puisque le succès, loin de se démentir, ne fait que croître, plus d’un demi-siècle après la création de la série.

Pensez par exemple qu’aux deux millions d’albums Astérix chez les Pictes mis en place en France et dans les pays francophones (déjà en cours de retirage), viennent s’ajouter trois autres millions pour les différentes traductions ! En 2003, l’addition des albums vendus depuis l’origine représentait déjà 310 millions d’exemplaires ! Des albums traduits en 107 langues et dialectes !

Idéologix

Autre débat fréquent, à propos de l’œuvre de Goscinny : quelle idéologie (terme bien pompeux) ou plus modestement quel message véhicule la série ? Longtemps la gauche a tenté de diaboliser les AstérixLe Nouvel Observateur trouvait par exemple qu’Uderzo faisait de drôles de têtes aux étrangers, dans ses récits. Le Monde signalait le droitisme supposé de la série. Et la plupart des feuilles de gauche stigmatisaient régulièrement, à la fin des années soixante, « le nationalisme nauséabond d’Astérix ». Il est vrai qu’Astérix et Obélix combattent les envahisseurs romains, et qu’à ce titre ils font preuve d’un parfait patriotisme. Serge de Beketch, qui a bien connu Goscinny quand il collaborait à Pilote, rappelait que son Astérix présentait « le caractère éminemment commode de plaire à la fois à ceux qui y voyaient l’incarnation de la Résistance française » (la droite gaulliste), « et à ceux qui assuraient qu’il incarnait le rejet français de l’immigration sauvage » (la droite nationale et nationaliste).

Le succès aidant, les bien-pensants cherchent à présent à trouver dans les pages d’Astérix des propos politiquement corrects qui leur permettraient de s’annexer cette œuvre. Certains commentateurs ont ainsi pu gloser sur les deux lignes suivantes, prononcées par Abraracourcix, à la page 12 de l’album. Le chef gaulois accueille un Picte, trouvé sur la plage, et lui dit : « Dorénavant tu es ici chez toi. Car sache que pour nous, Gaulois, le droit d’asile n’est pas un vain mot . » Certains commentateurs ont cru y voir une fine allusion au sort de Leonarda et de sa famille ! Les albums d’Astérix devenaient du même coup l’organe central des sans-papiers et des immigrés clandestins ! Mais, bien évidemment, Astérix chez les Pictes avait été écrit et imprimé bien avant que l’affaire Leonarda n’éclate !

L’honnête homme

Que pensait réellement Goscinny ? Beketch – encore lui – estimait qu’il appartenait au PERDPAP, ou « Parti d’En Rire De Peur d’Avoir à en Pleurer ». En gros, Goscinny et son complice Uderzo étaient normalement patriotes et bien évidemment anticommunistes, comme la totalité des fondateurs et animateurs de Pilote, à commencer par l’autre génial scénariste de bandes dessinées, Jean-Michel Charlier. Mais Goscinny ne prétendait pas véhiculer un message idéologique quelconque. A ceux qui le critiquaient pour son supposé chauvinisme, il répondait invariablement : « Je ne suis ni un moraliste, ni un politicien. »

Une fois, une seule fois, Goscinny a perdu son flegme et sa bonhomie : en mai 1968, des dessinateurs et des scénaristes de Pilote lui ont signifié qu’il était ringard, et à la solde du Grand Capital. A ce titre, il convenait qu’il laisse immédiatement la direction du journal à un collectif autogéré de travailleurs. Furieux, il était rentré chez lui, refusant de revenir, « refusant d’applaudir à la prise du pouvoir par la classe ouvrière » (Serge de Beketch, dans Le Choc du Mois de mai 1988).

Les auteurs du Dictionnaire Goscinny (1 247 p., Lattès, 2003) nous racontent que le père d’Astérix était un homme « modeste et timide, respectueux de ses collaborateurs, toujours soucieux de partager ses lauriers ». Serge de Beketch, dans une interview à Présent en date du 2 avril 1998, ne disait pas autre chose : « un homme d’une extrême gentillesse, d’une extrême courtoisie, d’une extrême délicatesse, une sensibilité à fleur de peau. Il ne supportait pas la moindre incorrection ni la moindre intrusion dans sa vie privée », un « gentleman de la BD ». Et Beketch (sorte d’Obélix, à sa façon), ajoutait : « Il aimait réellement la France. Il la regardait avec l’œil de l’humoriste. »

C’est pourquoi Astérix, quoi qu’on puisse penser du caractère un peu répétitif des ressorts humoristiques, au 35e opus, mérite néanmoins une place de choix dans la bibliothèque familiale.

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