L’argent du vice comme impôt ou quand l’État se fait racketeur de casinos…

Des Etats qui passent une partie de leurs nuits autour du tapis vert et une partie de leurs journées dans la fièvre des machines à sous.

On connaît des Etats providence, des Etats mafieux, des Etats terroristes. Mais connaît-on des Etats joueurs ? Autrement dit, des Etats qui s’immiscent profondément dans les mécanismes du hasard tarifé afin d’en tirer un maximum de profits ; des Etats qui, sans vergogne, prennent la place des gérants de casinos dans le but de brasser des fortunes. Les Etats-Unis entrent dans cette catégorie.
Ils ont fini par adopter la mentalité, les réflexes, les ambitions des Etats joueurs, des Etats qui passent une partie de leurs nuits autour du tapis vert et une partie de leurs journées dans la fièvre des machines à sous. Il existe plus d’un millier de casinos dans le pays, dont la moitié situés dans les réserves indiennes, ces territoires accordés aux différentes tribus, à la fin du XIXe siècle, par leur vainqueur, le gouvernement de Washington. Dans cette peau de léopard qui parle encore des Apaches, des Commanches et de quelques autres spécimens en voie de disparition, l’Etat ramasse des milliards de dollars, exactement comme les encaisseurs des syndicats du crime lorsqu’ils font payer les bars, restaurants et tripots, tous victimes d’une « protection » imposée. Pendant des décennies, ce genre de gangstérisme n’a pas dépassé les strictes frontières d’un milieu très spécialisé. Et puis, au début des années 90, l’Etat, toujours à la recherche d’une pompe à dollars, se dit, sans doute, qu’il serait bien coupable s’il restait en dehors de ce juteux circuit.
L’Etat entra donc dans l’univers infernal de la roulette, du baccara et de la loterie, avec, comme toujours dans ce type d’affaire, des gants de velours, pour sauver les apparences, et des bottes d’égoutier, pour témoigner de son cynisme. Quelques rats de bibliothèques juridiques se plurent à apaiser, en haut lieu, certaines consciences tourmentées, en faisant remarquer que si l’Etat a le devoir de lutter contre le crime, la morale constitutionnelle ne l’oblige en rien à poursuivre le vice : l’assassin est un coupable prédateur qu’il convient de châtier, alors que le joueur ne devient que sa propre victime. Nuance.
Fortes de cet argument qui leur sauvait la face, les autorités de Washington troquèrent les rats de bibliothèque contre des avocats marrons afin de forger, un peu partout, autour d’une simple petite boule blanche diaboliquement capricieuse, des alliances avec les chefs indiens, les élus locaux, les patrons du clandestin et tous ceux ayant autorité sur les porteurs de flingues et les artistes de la gâchette. Avec les lois qu’il fabrique, les règlements qu’il impose et les sanctions qu’il décide, l’Etat avait une bonne longueur d’avance sur ses partenaires. Il devint, par la force des choses, le « parrain » justicier de l’opération, une sorte de gourou suprême ayant voix prépondérante et, surtout, droit de veto. Comme l’appât du gain était son seul motif, l’Etat retrouva naturellement l’instinct de l’exterminateur fiscal et la rapacité du charognard social. Il balaya d’un coup les réserves murmurées par les âmes sensibles et transforma, aux yeux de tous, son racket en impôt.
La moitié des mille casinos installés aux Etats-Unis appartiennent à de grosses sociétés dont les noms, MGM Grand, Wynn, Las Vegas Sands, Caesar Entertainment, Harrah’s, entre autres, brillent de tous leurs feux sur les toits des métropoles. On les appelle les casinos commerciaux. Leurs revenus atteignent 40 milliards de dollars par an, soit 10 milliards de plus que la montagne de billets verts engrangés par l’autre moitié des casinos, ceux situés dans des réserves et qui appartiennent à des Indiens. L’Etat fédéral prélève entre 20% et 40% – tout dépend des accords passés avec chaque Etat fédéré – des sommes raflées par les casinos commerciaux mais, curieusement, (il faut y voir sans doute l’une des générosités d’Uncle Sam) ne s’approprie pas même un centime des bénéfices réalisés par les Native Americans.
Cependant, les deux catégories de casinos se rejoignent dans le même bouillon de culture d’une corruption typiquement américaine. Car, pour ouvrir un casino – commercial ou indien, qu’importe – il faut des lobbyistes qui obtiennent la faveur patentée du gouvernement de Washington et des élus qui arrachent un permis de construire au parlement local. Deux séries de démarches qui ont leur coût, ou plutôt leur tarif, en « arrosage », combines et pots-de-vin. Au cours des cinq dernières années seulement, les Indiens ont versé 235 millions de dollars dans les caisses des deux partis politiques et dans les poches d’une trentaine de députés et de sénateurs.
L’Etat du Connecticut, sur la côte est, est l’un des premiers à avoir conclu des accords avec des tribus indiennes afin d’organiser le jeu sur une grande échelle. Ses relations avec les casinos reflètent bien un parasitisme mutuel fait d’hypocrisie, d’immoralité et de perversion. L’histoire qui suit en est l’illustration. Richard Hayward est né à New London, dans le Connecticut. Après avoir sillonné l’Amérique en tous sens et accumulé des petits boulots de crève-la-faim, Richard se décide à regagner son Etat natal, car il a une idée pour bâtir une fortune. Lui, qui a la peau blanche comme un drap, va se faire passer pour un Indien. L’imposture paraît énorme et pourtant elle ne franchira jamais le seuil de l’incrédulité grâce à un petit bout de femme octogénaire qui se trouve être la grand-mère de Richard. Elle s’appelle Elizabeth. Dans les années 70, elle vivait seule comme une recluse au milieu des cent hectares de bois et de prairies d’une ancienne réserve indienne ayant appartenu à la tribu des Pequot, disparue depuis quatre siècles du Connecticut. Elizabeth a la peau blanche comme celle de son petit-fils et, autour d’elle, rien n’évoque la moindre activité présente ou passée d’une communauté répondant à la qualification officielle de « tribale ». Fâcheux détail que Hayward balaie d’un geste confiant. Il réussira tout de même à prouver que sa grand-mère est indienne. Grâce à un personnage hors du commun qui entre maintenant en scène.
Il s’appelle Tom Tureen. C’est un avocat. Mais pas un avocat en costume trois-pièces noyé dans un juridisme livresque et distingué. Tureen, c’est plutôt le côté western. On le voit en gilet, un Deringer passé dans la ceinture, le verbe cassant, les silences ambigus. Au moment où commence cette histoire, Tureen s’est fait un nom en utilisant une loi de 1790 (aucune terre indienne ne peut être transférée sans l’approbation des autorités fédérales) pour obliger ceux qui ont taillé leur domaine à l’intérieur de réserves à rendre leur titre de propriété aux Indiens. Il y eut des dizaines de procès, notamment dans l’Etat du Maine. Tureen en remporta beaucoup, suffisamment en tout cas pour devenir l’homme d’Hayward. Dossier épineux : le dernier des Pequot a disparu vers 1610 et voilà que l’on demande de prouver qu’il reste une descendante témoignant de la pérennité miraculeuse d’une ethnie dont personne ne parle.
Tureen relève le défi, accumule les labyrinthes juridiques, multiplie les pots-de-vin, entasse les pièges politiques et finit par avoir dans sa poche une majorité aux deux chambres du Congrès de l’Etat du Connecticut. Une loi est votée en 1982. Elle fait de Richard Hayward – sa grand-mère étant morte dans l’intervalle – le chef suprême de la tribu des Pequot régnant sur un terrain de plus de 500 hectares avec, dans ses caisses, une bonne pincée de millions de dollars de dommages et intérêts. La loi fut signée par Ronald Reagan. Personne ne fouilla dans la généalogie d’Hayward. Personne ne mit en cause la réalité des Pequot. Hayward a ouvert un casino en 1992, qui est devenu l’un des plus imposants du pays. Depuis, il vit sur une mine d’or.

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