L’exil de Napoléon

Il y a  deux cents ans, Napoléon arrivait à Saint-Hélène. David Chanteranne* raconte les derniers jours tragiques de la vie de l’ Empereur.

La chute d’un géant révèle souvent les plus bas instincts et des lâchetés insoupçonnées. Il y a tout juste deux cents ans, l’arrivée de Napoléon à Sainte-Hélène en offre le plus terrible exemple. Après une longue traversée de quelque soixante-dix jours à bord du navire Northumberland, son dernier exil commence. À quelque deux mille kilomètres des côtes africaines et trois mille du Brésil, oublié des siens, l’Empereur qui s’est pourtant présenté comme l’héritier de la Révolution et le successeur des rois de France est livré à ses geôliers.

Voilà quatre mois que Waterloo, ultime bataille perdue face aux Anglais de Wellington et aux Prussiens de Blücher, a rendu son verdict. Quatre jours plus tard, le 22 juin, il a été contraint d’abdiquer à l’Élysée. À cet instant, c’en est fini du pouvoir et des conquêtes. Mais où sont les anciens jacobins, les aristocrates émigrés qui ont été rétablis dans leurs droits? Faut-il expliquer cette absence par les terribles pertes territoriales subies par la France au cours des trois dernières années, par les drames de la conscription, par les humiliations militaires successives et la double occupation de Paris? Déjà, ses deux plus célèbres ministres ont rallié Louis XVIII. Dans les Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand décrit la scène: «Ensuite, je me rendis chez Sa Majesté […]. Tout à coup une porte s’ouvre: entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment.» La trahison est complète. Le souper de Jean-Claude Brisville, porté à l’écran par Molinaro avec Claude Brasseur et Claude Rich, marquera les esprits.

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Ce 15 octobre, au large de sa dernière île, Napoléon aperçoit les contours sombres de Sainte-Hélène. On est loin de la Corse natale ou de l’île d’Elbe. Parmi ses derniers compagnons d’infortune, Las Cases, qui n’a cessé d’écrire depuis qu’ils ont quitté Malmaison le 29 juin, attend sa réaction: «L’Empereur, contre son habitude, s’est habillé de bonne heure et a paru sur le pont ; il s’est avancé sur le passavant pour considérer le rivage plus à son aise. On voyait une espèce de village encaissé parmi d’énormes rochers arides et pelés qui s’élevaient jusqu’aux nues. Chaque plate-forme, chaque ouverture, toutes les crêtes se trouvaient hérissées de canons. L’Empereur parcourait le tout avec sa lunette ; j’étais à côté de lui ; mes yeux fixaient constamment son visage, je n’ai pu surprendre la plus légère impression, et pourtant c’était là désormais peut-être sa prison perpétuelle! Peut-être son tombeau!» Le rocher de basalte offre l’aspect d’un «amas de roches long d’un peu plus de 9 miles et large de 5 (environ 17 kilomètres sur 10), entouré d’une ceinture de falaises dénudées et abruptes plongeant dans l’océan d’une hauteur de plusieurs centaines de mètres».
À cette vue, Napoléon confie : « Ce n’est pas un joli séjour, j’aurais mieux fait de rester en Égypte, je serais maintenant empereur de tout l’Orient. »
Il se sent seul. Combien, parmi les plus généreusement dotés, ont accepté de partager ce dramatique exil? Aucun membre de sa famille, aucun maréchal. Murat lui-même est mort deux jours plus tôt mais, tout cela, il l’ignore encore.

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Le 17 octobre 1815, il arrive Jamestown. Une courte escale à Porteous House, modeste maison, lui apporte «la première leçon d’humilité infligée par ses vainqueurs». Les semaines qui suivent, en compagnie de la famille Balcombe dans le domaine des Briars, lui font goûter de nouveau aux joies de l’insularité. Mais il déchante vite: c’est sur les hauteurs de l’île qu’il lui faudra s’installer, dans une maison balayée par les alizés et dont l’humidité a été admirablement décrite par Jean-Paul Kauffmann (1). L’arrivée du nouveau gouverneur Hudson Lowe, en avril suivant, finira de transformer son isolement en martyre.

Pourtant, deux siècles après, et comme l’a souligné l’historien Louis Madelin, son bilan politique parle encore pour lui. Il est, parmi tous nos chefs d’État, sans doute le seul à être parvenu à offrir à la fois «l’armature de ses institutions et le reflet de sa gloire, l’inestimable bienfait de la paix civile rétablie»…
Aujourd’hui, en ce mois d’octobre 2015, Sainte-Hélène ne l’a pas oublié. La petite île britannique constellée de territoires français (2) achève sa mue. Après deux siècles d’isolement, un aéroport va permettre à ses habitants, dans quelques mois, d’accueillir de nouveaux visiteurs. Les mots de Henri Heine résonneront toujours: «Sur une petite île de la mer des Indes est sa tombe solitaire […] Sainte-Hélène [est] le saint sépulcre où les peuples de l’Orient et de l’Occident viendront en pèlerinage sur des vaisseaux pavoisés, et leur cœur se fortifiera par le grand souvenir du Christ temporel qui a souffert sous Hudson Lowe.» À quelques encablures du Cap et à moins de dix heures de l’Europe, la légende napoléonienne s’écrit encore.

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(1) La chambre noire de Longwood Le voyage à Sainte-Hélène, Paris, La Table ronde, 1997.
(2) Depuis le Second Empire, les lieux napoléoniens ont un statut d’extraterritorialité: les quatorze hectares des Domaines français (Longwood House, pavillon des Briars et vallée du Tombeau) sont placés sous la responsabilité d’un conservateur et consul honoraire, Michel Dancoisne-Martineau.

Historien et journaliste, David Chanteranne est rédacteur en chef de la Revue du Souvenir Napoléonien et du magazine Napoléon 1er. Auteur de nombreux ouvrages sur la période impériale, il a récemment publié L’insulaire. Les neuf vies de Napoléon (Éditions du Cerf, 272 p., 19 €).

*David Chanteranne est historien et historien de l’art, diplômé de l’université de Paris-Sorbonne, journaliste et écrivain. Il est l’auteur de L’Insulaire, les neuf vie de Napoléon paru aux éditions du Cerf.

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