Le business des berges de la Seine!

 

Arnaud, Tiffany, Guillaume et leurs amis se retrouvent sur une petite embarcation quai Malaquais, à l’ombre du Pont des Arts. Nous sommes début octobre. Ils profitent des derniers jours de beau temps pour un pique-nique improvisé. Leur point commun : ils vivent tous grâce aux berges de Seine. “Tout le monde se connaît plus ou moins chez les petits exploitants”, s’amuse Arnaud Seité, gérant de la péniche Marcounet, qui travaille depuis dix ans sur des embarcations parisiennes. Avec le réaménagement des quais, leur univers de travail est en plein chamboulement. L’activité progresse sur le fleuve de la capitale et de nouveaux acteurs débarquent. Challenges.fr revient sur ce phénomène.

1. Une activité en forte hausse

La gestion de l’activité fluviale étant éclatée autour de plusieurs acteurs, il est très difficile de trouver des estimations centralisées sur le sujet. Du point de vue touristique, Ports de Paris, qui gère plus de 90% des quais parisiens, revendique la première place mondiale des ports intérieurs touristiques. Il dénombre ainsi 7 millions de passagers passés de la terre à l’eau en 2012. Mais ces données concernent toute l’Ile-de-France et pas seulement Paris.

L’activité est quoi qu’il en soit indéniablement en forte progression. Entre 2001 et 2010 par exemple, l’offre de bateaux promenade a augmenté de près de 30% dans l’Hexagone, selon un rapport de l’Observatoire national du tourisme fluvial. La France disposait ainsi d’une flotte de 386 navires de ce type en 2010, contre seulement 298 une décennie auparavant. La plupart d’entre eux sont concentrés à Paris.

D’ailleurs, à l’époque, sur les 9,4 millions de passagers transportés sur les fleuves par ce moyen de transport dans toute la France, 6 millions l’étaient en Ile-de-France. La région parisienne concentre donc plus de 60% du trafic touristique sur les fleuves. Autour de l’île de la cité par exemple, l’un des endroits les plus prisés des touristes, 200 bateaux tournent chaque jour autour de Notre-Dame.

4.000 euros pour une croisière parisienne

Autre tendance forte, le développement de la croisière fluviale. Entre 2006 et 2010, le nombre de passagers transportés par les paquebots fluviaux a augmenté d’environ 40% sur l’ensemble du territoire. Et le mouvement s’est plutôt renforcé depuis. La Seine accueille de plus en plus de navires de ce type. “La croisière fluviale avec hébergement en cabine existe depuis de nombreuses années sur d’autres fleuves comme le Danube. Mais pendant longtemps, cette activité était assez peu développée sur la Seine car ce n’est pas un fleuve très large”, explique Alexis Rouque, directeur général de Ports de Paris.

“Aujourd’hui, on voit de plus en plus ce genre de bateaux de 110 à 115 mètres de long sur la Seine. L’activité émerge vraiment depuis trois ou quatre ans”, détaille-t-il. “2013 a vu se confirmer une nouvelle offre de croisières sur la Seine”, confirme aussi Alain Monteil, directeur territorial Bassin de la Seine chez Voies navigables de France, dans son rapport d’activité 2013.

Aussi, environ 70.000 passagers sont pris en charge par an sur ces embarcations, avec un panier moyen par client souvent très élevé. Pour une croisière de 10 jours à Paris sur le Swiss Sapphire par exemple, il faudra débourser plus de 4.000 euros.

Une tonne de marchandises par Parisien

Globalement, en 2007, le réseau national du tourisme fluvial estimait dans une enquête que la consommation touristique totale sur le réseau VNF (voies navigables de France), qui gère une grande partie des berges de France (mais très peu de quais dans Paris même, cf. ci-dessous), s’élevait à 31 millions d’euros. Ici aussi, une grande partie de cette activité est liée à la région parisienne. Ce tourisme fluvial permettrait aujourd’hui d’assurer environ 1.000 emplois directs dans la capitale, selon les données de Ports de Paris.

L’activité fluviale, c’est aussi le transport de marchandises. “Dans ce domaine, Paris a plutôt de l’avance par rapport à d’autres capitales”, estime Alexis Rouque. Chaque année, 2 millions de tonnes de matériaux de construction ou de produits finis sont chargés ou déchargés dans Paris intra-muros. Cela représente 1 tonne par an et par Parisien. La majorité du temps, il s’agit de matériaux bruts. Mais il y a aussi des choses plus surprenantes, à l’instar des magasins Franprix qui font aussi transiter une partie de leurs marchandises via le fleuve.

2. Ce qu’a changé l’aménagement des quais

L’aménagement des berges de Seine à Paris a été une belle opportunité pour attirer de nouvelles activités sur les quais. Rive droite, la voie Georges Pompidou a été transformée, il y a 2 ans, en boulevard urbain avec 6 traversées piétonnes créées pour accéder à une nouvelle promenade de 1,5 km en bord de quai entre le square de l’Hôtel de Ville et le bassin de l’Arsenal. Sur la rive gauche, les aménagements achevés en juin 2013 ont transformé en zone piétonne les 2,3 km de l’ancienne voie expresse entre le Musée d’Orsay et le Musée du Quai Branly.

De nouveaux emplacements ont ainsi pu voir le jour pour des bars, des restaurants, que ce soit sur des péniches ou directement sur les quais. C’est le cas par exemple d’Arnaud Seité, avec sa péniche Marcounet, qui s’est mis à son compte en septembre 2012 à l’occasion de l’ouverture d’un nouvel emplacement sur la rive droite par Ports de Paris, quai de l’Hôtel de Ville. La rive gauche, déjà bien fournie, a aussi vu l’arrivée de nouveaux bateaux, comme le Rosa Bonheur, un endroit très prisé des bobos parisiens.

Contrairement à l’impression qu’on peut avoir, la quasi-totalité des quais sont pris et les places vacantes sont rares. En effet, certains emplacements sont réservés à des escales pour le transport de passagers ou de marchandises. Ensuite, une partie des quais ne peut pas être occupée par des embarcations pour des raisons de sécurité.

Ces aménagements ne font cependant pas que des heureux, en particulier du côté des automobilistes et des entreprises qui déplorent des conditions de circulation de plus en plus pénibles dans la capitale. En janvier dernier, le Medef avait réalisé une enquête sur l’impact de l’aménagement des voies sur berges en interrogeant 1.000 entreprises de la capitale. Les dirigeants constataient des difficultés très importantes de circulation, avec des problèmes pour livrer voire pour réaliser certaines opérations. A l’époque, la Mairie de Paris avait répliqué que les nouvelles activités avaient permis de générer 70 emplois, avec des installations pouvant accueillir jusqu’à 2.000 personnes par jour.

3. A qui appartiennent les berges ?

Il faut de longues heures au non-initié pour s’y retrouver. Les quais appartiennent in fine à l’Etat. Ils font partie du domaine public, au même titre que certains monuments. Dans Paris intra-muros, la gestion des différents ports (il y en a un peu moins d’une trentaine) est confiée à trois intervenants différents : Ports de Paris, Voies navigables de France (VNF) et la Mairie de Paris.

La confortable marge de Port de Paris

Ports de Paris est une structure créée en 1968 sous le nom de Port autonome de Paris. Il s’agit d’un Epic, un établissement public à caractère industriel et commercial. Les Epic sont des sociétés de droit public chargées de gérer une activité de service public. Depuis fin 2013, Ports de Paris participe par ailleurs au groupement d’intérêt économique “Haropa”, qui rassemble les ports du Havre, de Rouen et de Paris. Dans la capitale, Ports de Paris gère 24 kilomètres de berges sur 26, soit plus de 90% des quais. Il en est propriétaire pour le compte de l’Etat. A l’instar d’une boutique dans un aéroport public ou des restaurants dans les jardins publics, les commerçants et les plaisanciers doivent lui verser une redevance au titre de l’occupation du domaine public.

L’occupant des lieux bénéficie alors d’une autorisation temporaire d’occupation. Pendant la durée de la convention, il est pleinement propriétaire des lieux tant qu’il paie sa redevance. A son issue, les lieux reviennent au domaine public. C’est un peu le même fonctionnement que les concessions pour les autoroutes. Ainsi, la Mairie de Paris est locataire auprès de Ports de Paris de la plupart des emplacements dont elle se sert, comme à l’occasion de Paris Plage.

Ports de Paris gère 70 ports sur 500 kilomètres de rivières dans la région francilienne. Il est chargé de l’entretien des quais, de la gestion des escales (par exemple pour les bateaux-mouches), des accès aux ports, ainsi que du raccordement des réseaux d’électricité, d’eau et des égouts. “Nous fabriquons des quartiers entiers”, s’enthousiasme Alexis Rouque, directeur général de Ports de Paris. “On crée le cadre, on refait les réseaux, les voiries, les espaces verts, les parkings”, détaille-t-il.

Ports de Paris (Paris et hors Paris compris) a enregistré en 2013 un chiffre d’affaires de 85,3 millions d’euros. Le budget d’investissement a atteint 33,4 millions d’euros. L’Epic affiche aussi un résultat net qui ferait pâlir bon nombre d’entreprises privées : 18,2 millions d’euros, soit un taux de marge nette de près de 21%. Ces chiffres sont toutefois à nuancer. La marge est gonflée par le fait que Ports de Paris ne paie pas d’impôt sur les sociétés. A contrario, il verse à l’Etat un important dividende : 8,3 millions d’euros en 2014 au titre des résultats de 2012.

Voies navigables de France et ses redevances

Voies navigables de France (VNF) est un ancien Epic créé en 1991 et devenu en 2013 un EPA (établissement public administratif). Il regroupe à la fois les agents publics et des salariés de droit privé qui sont au service de la voie d’eau. Dans la capitale, VNF a hérité de 2 kilomètres de quais sur la rive droite, situés entre le pont Royal et le pont des Invalides. Administrativement, cela recouvre trois ports destinés aux péniches de particuliers : le port des Champs-Elysées, celui de la Concorde et celui des Tuileries. Le fonctionnement global est similaire à celui de Ports de Paris : VNF est propriétaire de ces quais pour le compte de l’Etat et les occupants lui versent une redevance.

A la base, VNF est un spécialiste des barrages, des écluses et des berges. Dans Paris, en dehors des péniches et autres bateaux transformés en logement, il est assez rare qu’il loue les lieux à des professionnels extérieurs, sauf dans le cadre d’événements culturels. VNF a ainsi loué une partie des quais à l’occasion de la dernière Foire d’art contemporain (Fiac) et pour un salon des antiquaires. En revanche, VNF autorise rarement des événements privés, que ce soit pour de la publicité ou des tournages.

Par exemple, à l’occasion du dernier Mondial de l’automobile à Paris, Land Rover souhaitait réaliser une présentation de 4×4 sur les quais des Champs-Elysées, avec un mini-parcours tout terrain. VNF a refusé et la marque s’est rabattue sur une péniche, afin de présenter son nouveau modèle Discovery Sport.

VNF dépend du ministère de l’Ecologie. La direction territoriale Bassin de Seine (DTBS) s’occupe de 1.468 kilomètres de voies navigables. Elle couvre 6 régions en tout dont l’Ile-de-France et 6 fleuves différents dont la Seine. VNF apporte aussi un soutien technique à l’Etat pour la police de la navigation. La DTBS de VNF a la charge d’une cinquantaine de concessions portuaires, d’outillages publics et de ports de plaisance.

Les recettes de la direction territoriale bassin de la Seine (DTBS) s’élevait à 49,6 millions d’euros en 2013, dont les deux tiers proviennent de la taxe hydraulique et de subventions. Les redevances domaniales pèsent 9,3 millions d’euros pour l’ensemble de cette zone (qui couvre 6 régions dont l’Ile-de-France). Les dépenses (hors personnels) sont elles de 75 millions d’euros sur la même période selon le dernier rapport d’activité.

La mairie de Paris plutôt gagne-petit

La mairie de Paris est bien moins impliquée sur le plan foncier. Elle est propriétaire des canaux (canal Saint-Martin, canal Saint-Denis et canal de l’Ourcq), du port de l’Arsenal-La Bastille et de la halte nautique de La Villette. La gestion de ces ports a été confiée à une société privée : Fayolle Marine. Cette société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU), présidée par Bruno Fayolle, a ainsi reçue une délégation de service public. Sur le port de l’Arsenal et le bassin de la Villette on compte environ 200 bateaux à demeure. En 2013, Fayolle Marine a enregistré un chiffre d’affaires de 1,35 million d’euros pour un résultat net de seulement 8.500 euros. Tous les bénéfices dégagés sont généralement réinvestis dans les pontons et les infrastructures des ports de plaisance.

4. Mais qui prend en charge les dépenses ?

Ce n’est pas nécessairement celui qui reçoit les redevances des particuliers ou des professionnels qui finance la plus grande part des travaux. La logique est celle d’un domaine public. En ce qui concerne l’aménagement récent des quais de Seine, la mairie de Paris indique avoir investi 35 millions d’euros en tout : 7 millions pour les aménagements rive droite, 26,6 millions pour les aménagements rive gauche et enfin 1,4 million d’euros en études transversales et autres aménagements.

Ports de Paris a aussi mis la main à la poche en mettant 2,5 millions d’euros sur la table dans le but de créer une dizaine de postes d’amarrage pour des bateaux stationnaires ou pour des escales. Cet argent a aussi servi à aménager une plate-forme de logistique fluviale au port du Gros Caillou pour le transport de marchandises.

Reste que Ports de Paris investit chaque année entre 30 et 40 millions d’euros en Ile-de-France. Une part importante sert à faire des travaux dans la capitale.

Certaines parties des berges sont confiées en gestion à la Ville de Paris par Ports de Paris, gratuitement pour un usage de promenade ou contre redevance pour y organiser des activités et animations. La Ville paie ainsi pour la rive gauche piétonne une redevance annuelle à Ports de Paris de 360.000 euros HT. La propreté des berges est intégrée aux dépenses des services techniques de la Ville. Les montants en jeu sont parfois loin d’être négligeables. Pour la rive gauche piétonne, la municipalité dépense près de 1 million d’euros chaque année pour le nettoyage du site, la gestion et l’entretien des sanitaires ainsi que la maintenance des équipements techniques.

5. Et vivre à quai, combien ça coûte ?

Le prix de l’anneau dépend de la taille du bateau et de son port d’attache. Mais la différence entre les zones très touristiques et les moins exposées est faible. Les tarifs varient ainsi de seulement 20 à 30% par rapport à la localisation. En fonction des ports, les redevances sont payées à VNF, Ports de Paris ou à Fayolle Marine.

“Il y a 20 ans, c’était encore rock’n roll, certains bateaux s’amarraient sur les quais sans prévenir personne. Ca s’est structuré depuis et c’est beaucoup plus contrôlé maintenant”, explique Arnaud Seité. “Avant, certains avaient une vraie vie de bohême. Aujourd’hui, il faut beaucoup plus d’argent pour se lancer”, confie-t-il également.

Effectivement côté résidentiel, le prix de certaines péniches dépasse facilement le million d’euros. Le tarif est bien supérieur au prix de l’embarcation. Pourtant, l’emplacement sur le quai n’est ni acquis ni cessible. Dans les faits, il est tout de même rare que les autorités demandent au nouveau propriétaire d’une péniche-logement de changer de place. Tous les ans, il faut inspecter la coque. Quand il y a une réparation à réaliser, le prix peut vite flamber entre 10.000 euros et 100.000 euros.

Au port de l’Arsenal, le prix de l’anneau des contrats à l’année varie de 2.500 euros à presque 14.000 euros en fonction de la catégorie du bateau, qui ne peut excéder un gabarit de 25 mètres par 5m20. A cela, il faut rajouter l’électricité et l’eau. En outre, le bateau doit sortir du port au moins 21 jours par an. Les bateaux ne sont pas considérés comme des logements même si l’habitation est tolérée.

Pour les professionnels, une péniche Freycinet en bon état, de 38 mètres de long sur 5 de large, le gabarit le plus courant sur la Seine, coûte environ 400.000 euros à l’achat. Rive droite, quai de l’hôtel de Ville, un professionnel doit payer chaque mois 4.000 euros HT pour l’anneau à Ports de Paris avec ce type de bateau. Pour profiter du quai et installer une terrasse à cet endroit, il faut rajouter environ 120 euros par m2 et par an. Un prix pas très éloigné des redevances payées par les restaurateurs à la Mairie de Paris pour une terrasse dans les quartiers chics de la capitale.

6. Comment sont attribuées les places ?

Le système est assez transparent. Les différents intervenants ont mis en place des listes d’attente pour les particuliers avec un ordre de priorité. Pour les activités commerciales, il n’y a pas d’enchères. Tout se passe par le biais d’appels à projet. Le prix est fixé par le propriétaire du quai. La différence se fait sur le reste (intérêt culturel, concurrence avec d’autres activités similaires, etc.). Le projet choisi est celui qui obtient la meilleure note.

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