Intellectuels, pièges à cons

   Ils sont rares les intellectuels lucides alors que la clairvoyance et le discernement devraient être leurs qualités principales. Sauf quelques très rares exceptions, songeons à Albert Camus, leur histoire est remplie de preuves qu’ils se montrent, niais, naïfs, ingénus, simples, sinon simplets, crédules, innocents, nigauds, dadais, benêts…

Jadis, cette candeur générait des charniers: de la Terreur de 1793 à Pol-Pot, en passant par les fascismes bruns ou rouge, sans oublier le maoïsme, ou bien encore aujourd’hui le compagnonnage avec l’islam politique terroriste, les “intellectuels” ont été nombreux à cautionner les entreprises politiques sanglantes. Mais comme on ne demande jamais de compte aux compagnons de route intellectuels des génocidaires, ils peuvent continuer à se tromper sans risquer l’opprobre.

Aujourd’hui, l’errance des intellectuels, tout le monde s’en moque -pour ne pas dire: tout le monde s’en fout… Du moins, il me faut préciser: l’errance des intellectuels de gauche, tout le monde s’en fout. Car l’errance d’un intellectuel de droite est une marque infamante pour toute la vie: par exemple, Alain de Benoist paie d’avoir sympathisé avec la cause de l’Algérie française il y a un demi-siècle, même après avoir plaidé la jeunesse. Mais ni BHL ni Sollers, ni Badiou ni Kristeva, ni Le Bris ni July, ni Finkielkraut, ni Bruckner, aujourd’hui politiquement propres sur eux [1], n’ont eu à souffrir d’avoir été maoïstes ou gauchistes, sans jamais, eux, avoir avoué qu’ils ont erré… Deux poids, deux mesures.

Aujourd’hui, les intellectuels qui n’ont pas appelé à voter Macron aux dernière présidentielles sous prétexte que Marine Le Pen représentait le danger fasciste, nazi, antisémite, hitlérien et apocalyptique, sont à compter sur les doigts d’une main déjà amputée de quelques doigts…

Récemment, le Prince libéral a convoqué une soixantaine d’intellectuels chez lui, à l’Élysée. France-Culture, radio d’État nationale, sinon radio de l’État national, a été priée de servir de porte-voix hexagonal à la rencontre. Ce qu’elle a fait, sachant habituellement si bien le faire. Mais France-Inter aurait tout aussi bien fait l’affaire, mais c’eut été moins classe… Les règles de la convocation n’ont pas été données. Certains qui n’ont peut-être pas même été invités ont fait savoir bruyamment qu’ils avaient refusé. D’autres, qui l’ont été, ont eux-aussi fait du bruit pour faire savoir qu’ils ne s’y étaient pas rendus. Mais, de la même manière que Satie disait de Ravel, qui avait refusé la Légion d’honneur qu’on lui avait attribuée sans son accord, que “toute sa musique l’acceptait”, d’aucuns avaient une pensée qui méritait d’être invitée, la preuve, ils ont été conviés [2]…

Née en 1962, Dominique Méda a fait partie de ceux qui ont reçu le carton. La dame coche les bonnes cases du trajet comme il faut dans le monde intellectuel: hypokhâgne et khâgne à Henri-IV,  normalienne, agrégée de philosophie, énarque, inspectrice générale des affaires sociales, responsable de missions, directrice de recherche au Centre d’études de l’emploi, thèse d’habilitation, professeur de sociologie à l’université, directrice de choses importantes cachées derrière leurs sigles, officier de la Légion d’honneur, rubricarde au journal Le Monde, conseillère de Benoît Hamon aux dernières présidentielles, membre associée à l’Académie royale de Belgique. De l’université à l’Académie belge, en passant par l’ordre national de la Légion d’Honneur, cette dame est un intellectuel labellisé haut-de-gamme. Normal que Macron l’invite…

Mais voici t’y pas que cette dame capée en signes extérieurs d’intelligence signe une tribune dans Libération, un journal capé en anciens signes d’intelligence, parce qu’elle estime, dit le titre, “que la rencontre s’est transformée en faire valoir présidentiel”. Tudieu! Hypokhâgne et khâgne à Henri-IV, agrégation de philosophie, ouvrage cosigné avec Jacques Derrida, poste de professeur à l’université, médaille de la Légion d’honneur, distinguée par le roi des Belges, membre de ceci et membre de cela, et pas capable de comprendre avant cette réunion qu’elle serait un marché de dupe: voilà bien une contre-performance intellectuelle!

Elle a constaté qu’il n’y a pas eu de débat -elle n’a pas vu que depuis des mois il n’y avait pas de débats là où Macron et les siens, avec l’aide des journalistes en meute, l’annoncent? Elle écrit: “J’avais accepté l’invitation à participer pensant -bien naïvement (sic) je l’avoue (sic)- que nous pourrions au moins de temps en temps rebondir pour, à notre tour, répondre au président de la République. Mais il n’en a rien été”. Faute avouée est à moitié pardonnée -mais à moitié seulement.

Dominique Méda parle d’un “non débat avec les intellectuels”. Faut-il qu’elle expérimente elle-même l’enfumage pour constater enfin qu’elle a fait les frais de la même méthode que les élus et les autres Français convoqués par les préfectures -ce qui n’est pas étonnant! N’avait-elle pas vu que cette logorrhée narcissique du Président était sa signature? De deux choses l’une: soit Dominique Méda ne s’est pas tenue au courant de l’actualité depuis le début des gilets-jaunes, donc depuis quatre mois, soit elle n’y a rien compris. Dans les deux cas, pour une sociologue estampillée par l’institution, c’était une erreur de n’avoir pas regardé au moins l’un de ces multiples faux débats; soit, pour une philosophe estampillée par l’institution, c’était une erreur de n’y avoir pas vu la stratégie d’enfumage. A quoi servent hypokhâgne et khâgne à Henri-IV? Normale sup et l’agrégation? Le doctorat et la chaire universitaire?  Les médailles distribuées par la république française ou la monarchie belge? Cette dame fit partie de la matière grise collective de Benoit Hamon aux dernières élections présidentielles -on comprend mieux le score…

Une soixantaine d’intellectuels invités pour un temps de parole limité, même long, c’était l’assurance pour l’intellectuel invité de parler deux minutes… Pas besoin d’être agrégé de philosophie et professeur de sociologie à l’université pour effecteur un calcul aussi simple. Un certificat d’étude old school aurait suffi.

Or, dit la dame, des intellectuels capables de synthétiser leur intervention en deux minutes, ça n’existe pas: la corporation n’a pas la modestie de la concision. Dès lors, ce ne furent que soliloques d’une poignée d’intellectuels ayant monologué petitement face à un président de la République qui a monologué longuement. Dominique Méda s’étonne de pareils mœurs… Je m’étonne de son étonnement.

Elle écrit: “En le regardant parler pendant huit heures, écoutant certes chacun et répondant en effet aux questions, j’ai compris à quoi nous servions. Comme les maires, nous constituions le mur sur lequel le Président faisait ses balles, jouissant de la puissance de ses muscles et de la précision de ses gestes et donc de la propre expression, cent fois ressentie, de son moi. Nous étions son faire-valoir”. Ben oui… Mais, avec leur bon sens et leur intelligence, nombre de gilets-jaunes bac moins 5 auraient pu éclairer la dame avant qu’elle ne se mette sur son trente-et-un et lui dire qu’en effet le président de la République avait l’intention de jouer avec ces intellectuels comme le chat avec la souris… Pas besoin de huit heures de prise d’otage selon sa formule, pour comprendre ce qu’on pouvait savoir avant même de se déplacer…

Dominique Méda s’étonne ensuite que, sur le terrain économique, social et fiscal, sur les dépenses publiques et les impôts, Macron se soit montré ce qu’il est: un homme de la gauche de droite, celle de Libération ou du Monde auquel elle donne un texte chaque mois.  Emmanuel Macron n’a pas caché avant l’élection que c’était son programme. Laurent Joffrin avait invité à y souscrire en titrant entre les deux tours:  “Faites ce que vous voulez mais votez Macron” (6-7 mai 2017). Ils ont voté Macron, il parait saugrenu de s’étonner aujourd’hui qu’il applique son programme!

L’agrégée de philosophie s’étonne ensuite que Macron n’ait pas apporté de solutions à la crise des gilets-jaunes au cours de cette soirée: elle aurait aimé qu’à la faveur de cette initiative il fournisse de quoi en sortir. Quoi donc? “C’est une action symbolique (sic) qui serait nécessaire pour apaiser la crise.” Bon sang de bonsoir! Comment peut-on être à ce point à côté de la plaque! Une action symbolique!

Mais les gilets-jaunes ne veulent pas des actions symboliques, ils aspirent à des choses éminemment concrètes et dûment revendiquées: qu’on cesse de les mépriser et de les oublier dans la vie sociale, économique, institutionnelle, politique française; qu’on arrête de se moquer d’eux, de jeter à la poubelles leur vote  quand il n’est pas maastrichtien; que la démocratie représentative qui ne les représente pas, si tant est qu’elle les ait jamais représentés, laisse place à une démocratie directe; que le référendum d’initiative citoyenne soit l’instrument de cette révolution institutionnelle; qu’on revalorise leur pouvoir d’achat; qu’on en finisse avec le jacobinisme au profit d’un girondinisme à même de donner vie aux provinces oubliées par Paris: du réel concret, très concret, et pas du tout du symbolique, ce qui est vraiment du hochet d’intellectuel…

Au-delà du symbolique, Dominique Méda donne sa proposition pour sortir de la crise, celle qu’elle n’aura pas eu le temps de murmurer à l’oreille du Président, qui n’en aurait de toute façon rien fait: investir massivement et, pour ce faire, augmenter le déficit. Autrement dit: emprunter pour financer la transition écologique. En d’autres termes: s’endetter pour sauver la planète. Il est certain que pareil projet serait à même de stopper immédiatement le mouvement des gilets-jaunes, de tarir la source de leurs manifestions afin que les dominants puissent reprendre comme avant leur vie bien tranquille, chacun à sa place: les intellectuels et le pouvoir à l’Élysée et les gilets-jaunes au fond de la mine…

Michel Onfray

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[1] Constatons d’ailleurs sans surprises que ces gauchistes d’hier n’ont la plupart du temps que mépris aujourd’hui pour les gilets-jaunes…

[2] Frédéric Lordon, Gérard Noiriel, Thomas Piketty, Alain Finkielkraut, Sylviane Agacinski, Patrick Boucheron, Mickaël Foëssel, Dominique Wolton, Pierre Rosanvallon, Olivier Roy, Élisabeth Badinter, Hélène Carrère d’Encausse, Boris Cyrulnik, Marcel Gauchet, Rémi Brague, Gilles Kepel, Monique Canto-Sperber, Luc Boltanski, Frédéric Worms, que des gens bien! Michel Wiervorka, qui ignore que le A dans un rond est un sigle anarchiste et prétend que c’est au contraire un signe de reconnaissance de l’extrême-droite, s’y trouvait aussi!  Que des gens bien vous dis-je…

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