Guerre monétaire et victimes collatérales

À l’heure où j’écris ces lignes, l’euro se négocie contre 1,35 dollars ce qui revient à dire qu’un dollar américain vaut 74 centimes d’euros. Pour un certain nombre de commentateurs, à ce prix là, l’euro est beaucoup trop cher, à moins que ce ne soit le billet vert de l’oncle Sam qui est bradé ; de toute manière, ça revient au même : il faut, disent-ils, écrivent-ils, scandent-ils, dévaluer l’euro puisque les américains refusent de faire remonter la valeur du dollar. Il nous faudrait une bonne grosse dévaluation compétitive.

Pourquoi donc ? Eh bien, c’est fort simple : aux cours actuels, un produit que nous vendons 100 euros, une fois converti en dollars, se vend 135 dollars ; or, si par hypothèse nous devions décider de faire baisser la valeur de nos euros de – mettons – 25% par rapport au billet vert, ce même produit ne vaudrait plus que 101 dollars et 25 cents une fois l’Atlantique traversé. Nous en vendrions ainsi beaucoup plus, nos entreprises seraient florissantes, notre balance commerciale serait équilibrée sinon excédentaire, notre économie serait prospère et nous viendrions enfin à bout du chômage. Bref, ça serait formidable.

Mais pourquoi n’y a-t-on pas pensé plus tôt ?

Mais, me diriez-vous, ce doit être drôlement difficile de faire baisser la valeur de l’euro (ou monter celle du dollar). Point du tout ! C’est même très simple. En deux mouvements : (i) quelque part dans l’Eurotower de Francfort-sur-le-Main, un collaborateur de la Banque centrale européenne actionne la planche à billets et crée – mettons – 100 milliards d’euros (1) et (ii) le même collaborateur ou un autre utilise ces 100 milliards d’euros pour acheter des dollars. Résultat des courses : le dollar monte, l’euro baisse et l’affaire est dans le sac.

Je vous sens dubitatifs. Si c’est si simple, si les effets attendus d’une telle mesure sont si bénéfiques, comment est-il possible que nous ne l’ayons pas encore fait ? Face à cette interrogation métaphasique, le corps électoral se scinde en deux – et cette fracture transcende complètement ces notions dépassées que sont la gauche et la droite : il y a ceux qui pensent que c’est un complot ourdi par nos élites, le grand capital, les marchés financiers et les agences de notation et il y a ceux qui, ne croyant plus depuis longtemps au Père Noël et à la petite souris, se doutent bien qu’il y a un loup (2). Et, en effet, il y en a un ; il y a même une meute entière.

Primus lupus

L’économie n’est pas une guerre, c’est une compétition sportive et, comme dans toutes les compétitions sportives, il y a des règles ; des règles qui ne sont pas des lois imposées par un gouvernement déterminé mais des règles que tous respectent pour la simple et bonne raison qu’il est dans l’intérêt de tous que les choses de passent bien ; parce que quand un joueur commence à tricher, là, pour le coup, le jeu dégénère en guerre. Par exemple, au rugby, il est rigoureusement interdit de faire une passe en avant ; vous pouvez, si ça vous chante, faire jouer votre équipe avec des sabots, mais ce n’est en aucune manière une excuse pour tricher.

Or voilà, le commerce international fonctionne à peu près de la même manière : qu’il y ait un arbitre (l’OMC) ou pas, il y a, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale (3), une règle, un gentlemen agreement qui dit qu’on ne pratique pas la dévaluation compétitive. Dans la pratique, bien sûr, il arrive que certains État tentent d’y recourir malgré tout mais, au moins, ils le font discrètement et à doses infinitésimales. Et s’ils sont si discrets, c’est que, depuis les années 1930, tout le monde à bien compris que si un joueur commence à faire des passes en avant, tous les joueurs vont s’y mettre : dévaluation compétitive, contre-dévaluation compétitive et ainsi de suite ; le seul résultat, c’est l’inflation urbi et orbi.

Secundus lupus

Et quand bien même, à supposer que vos voisins soient bonnes poires et ne répondent pas à votre dévaluation par une contre-dévaluation, vous n’êtes pas sortis de l’auberge pour autant. Le fait est qu’en dévaluant l’euro de 25% par rapport au dollar, vous ne rendez pas seulement vos exportations plus compétitives : vous renchérissez dans le même mouvement toutes vos importations d’un tiers de leurs prix initiaux. Démonstration : si un produit vaut 135 dollars avant la dévaluation et donc 100 euros, après dévaluation, le même produit vous coûtera 133 dollars et 33 cents ; 33,3% de plus.

Ça a l’air trivial mais il faut bien mesurer qu’il existe une foule de choses que nous importons parce que nous n’avons pas d’autre option – typiquement, du pétrole (4). C’est-à-dire qu’en dévaluant, nous allons aussi importer de l’inflation ; soit directement dans les paniers de nos ménagères (votre pack de Coca-Cola), soit via les coûts de production des entreprises européennes qui utilisent des matières premières ou des composants achetés en dollars. Notre secundus lupus, c’est donc une perte de pouvoir d’achat pour les ménages, une baisse de notre consommation de produits importés mais aussi, par effet d’arbitrage (5), de produits locaux.

Tertius lupus

Ce qui nous amène tout naturellement à notre tertius lupus : en important de l’inflation dans nos coûts de production, nous annulons une partie de l’avantage procuré par la dévaluation à l’export et, pour faire bonne mesure, nous donnons un bon coup de massue à notre demande interne ; c’est-à-dire à toutes les entreprises françaises ou domiciliées en France qui vivent grâce à nous. En d’autres termes, si on a créé des emplois d’un coté, on en détruit de l’autre.

Les partisans d’une politique de dévaluation compétitive vous assureront, la main sur le cœur, que le premier effet l’emportera sur le second et qu’au total, nous en sortirons gagnants. Il serait vain et, pour tout dire, presqu’impossible de lister tous les effets et contre-effets induits par une dévaluation. En revanche, ce qui est certain c’est que le fait de saper la valeur de notre monnaie ne créé pas de richesse : dès lors, si quelqu’un en tire un bénéfice (les entreprises exportatrices et, éventuellement, leurs salariés), c’est que quelqu’un en a payé le prix (les importateurs).

Ce n’est rien d’autre qu’un transfert de richesses ; de la même manière que l’inflation transfère la richesse des épargnants vers ceux qui sont endettés, une dévaluation transfère le pouvoir d’achat de ceux qui importent vers ceux qui exportent. Au final, c’est un jeu à somme nulle qui n’aura pas d’autre effet que de transformer l’économie mondiale en champ de bataille – au sens figuré ou sens propre du terme.

> le blog de Georges Kaplan

1. N’ayez aucune inquiétude : ça ne coûte rien ; même pas du papier ou de l’encre ; c’est une simple écriture comptable par laquelle la BCE crédite elle-même un de ses comptes de la somme susdite.
2. Il y a aussi, pour être exhaustif, celles et ceux qui ont quelques notions d’économie.
3. Ce n’est pas un hasard.
4. Nous avons bien du gaz de schistes mais le principe de précaution…
5. Vous avez absolument besoin d’essence ; donc, vous sacrifiez une partie de votre budget restaurant.

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1 Comment

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  • FIFRE Jean-Jacques , 7 février 2013 @ 11 h 03 min

    Cher Monsieur KAPLAN,

    Pour tout vous dire, je trouve votre démonstration, en tous points, remarquable.
    Elle l’est en effet, en ce qu’elle décrit, de manière très rigoureuse, des mécanismes théoriques simples et parfaitement plausibles.
    Seulement, voilà, votre propos, à mon sens, omet 2 éléments qui me paraissent capitaux :
    1) Une monnaie ne peut être découplée de l’économie réelle qu’elle est censée permettre de faire fonctionner et être considérée comme autonome de celle-ci. Or, l’Euro s’il est couplé à une économie réelle, celle-ci n’est nullement homogène et ne répond à aucune logique unitaire. En effet, pour qu’elle le fut, encore aurait-il fallu que cette dernière soit intégrée répondant à des mécanismes qui s’imposent, indistinctement, sur l’ensemble de son étendue territoriale. Dans les faits que constatons-nous ? Cette économie est multiple et ses diverses entités sont souvent en phase d’intérêts contradictoires. Nous pouvons voir que l’Europe est une association de pays dont le nombre varie selon la nature des engagements solennellement pris. Entre l’Union Européenne proprement dite et l’Union monétaire il existe déjà un écart important. L’Angleterre constitue par ailleurs une épine particulièrement douloureuse à l’égard de cette situation. Ces pays n’ont aucune législation commune en aucun domaine, ni en matière de droit du travail, ni en matière de justice pénale, ni en matière de diplomatie, de défense, de coordination du développement des infrastructures…Enfin, bref, il n’existe aucun mécanisme régulateur de coordination, tel que le système fédéral (par exemple et sans qu’il faille impérativement en passé par lui) qui permet au USA d’être une économie réelle, autonome, intégrée et de posséder une monnaie unique agissant en tous points de façon cohérente avec une politique générale définie. Conséquemment et, sur tel ou tel sujet, lorsqu’un désaccord se fait jour, on voit clairement le point de vue national et reprendre le dessus sur les tentatives communautaires. Bien sûr, il existe la Commission Européenne qui est censée agir comme l’organisme de contrôle et de régulation du système. En réalité, faute de posséder une légitimité que seul le suffrage des peuples d’Europe pourrait lui conférer, cette commission se contente, sans nuance, de faire respecter les règles du libéralisme économique qui a présidé à sa constitution. Elle le fait parfois (souvent) au détriment de l’Europe Cela est dans sa nature profonde et les quelques coup de menton du gouvernement actuel de la France n’y changera rien. La méthode utilisée pour la construction de l’Europe comme un acteur économique majeur dans le concert des nations (qu’elle est en théorie et qu’elle devrait être réellement) est aberrante. C’est comme si, pour construire une maison, on avait commencé par fabriquer le toit avant de bâtir les fondations. Sans compter que la volonté politique des peuples de l’Europe concernant la question de leur avenir commun et les modalités de celles-ci ne sont jamais vérifiées réellement démocratiquement. Alors au bout du compte il reste la banque centrale et son hypothétique autonomie d’action intangible. Selon moi, cette entité, dans son fonctionnement actuel et dans l’optique d’une démarche telle que vous la suggérez, pose un réel problème de légitimité démocratique à la réalité de cette Europe.

    2) En pointant du doigt, la parité des monnaies, vous mettez en exergue celle qui mesure la valeur de l’Euro avec celle du dollar et vous avez raison de le faire car c’est bien elle qui mesure, au bout du compte, pour l’instant, la balance des échanges. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier que d’autres monnaies pèsent de façon de plus en plus forte sur la stabilité du système monétaire international. L’exemple le plus frappant est celui de la monnaie Chinoise. En effet, en quelques années et sans y crier gare, la Chine est devenue la 2ème puissance économique du monde. Ce fait incontestable n’empêche pas cet immense pays de maintenir, artificiellement, le niveau du Yuan à un niveau très bas. Elle en retire tous les avantages commerciaux liés à cette situation anachronique et pour le moins illégitime si l’on s’en tient aux règles supposées, réguler, selon vous, l’adversité à caractère sportif du grand match commercial planétaire. N’y aurait-il pas urgence à repenser le système ? Il est bien sûr plus facile de l’évoquer que de le faire.

    Permettez-moi, enfin, une remarque en forme de clin d’œil. Au Rugby, l’arbitre n’est rien sans la commission de discipline qui est chargée de donner une suite réelle à la demande de sanction qu’il peut émettre à l’égard d’un compétiteur. Qui est chargé, concrètement des suites concernant les remarques de l’OMC ?

    Cordialement

    JJF

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