Rendre la liberté confisquée

Le mot libéralisme est l’un des plus équivoques qui soient. Comme beaucoup de concepts politiques, il est tantôt une insulte, tantôt un drapeau fièrement revendiqué. Mais, comme beaucoup de concepts politiques, aussi, moins il est précis et plus il est efficace !

Tâchons donc d’y voir plus clair, en discernant d’abord plusieurs libéralismes, mais également en mettant en lumière ce que ces divers libéralismes ont de commun. Il nous restera alors à apprécier ces libéralismes au pluriel et le libéralisme au singulier au regard de notre anthropologie chrétienne.

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande distingue quatre sens du mot :

– « Doctrine politique suivant laquelle il convient d’augmenter autant que possible l’indépendance du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif, et de donner aux citoyens le plus de garanties possible contre l’arbitraire du gouvernement. » (A)
– « Doctrine politico-philosophique d’après laquelle l’unanimité religieuse n’est pas une condition nécessaire d’une bonne organisation sociale, et qui réclame pour tous les citoyens la “liberté de pensée”. » (B)
– « Doctrine économique suivant laquelle l’État ne doit exercer ni fonctions industrielles, ni fonctions commerciales, et ne doit pas intervenir dans les relations économiques qui existent entre les individus, les classes ou les nations. » (C)
– « Respect de l’indépendance d’autrui ; tolérance ; confiance dans les heureux effets de la liberté. » (D)
On constate ainsi que « le » libéralisme est une doctrine s’appliquant à des champs extrêmement variés. Mais aussi que le libéralisme n’est pas seulement une doctrine, mais une sorte d’attitude devant la vie. Une telle profusion de sens ne simplifie pas notre tâche !

D’autant que Lalande ne recense pas tous les sens actuellement en circulation. Aujourd’hui, le libéralisme philosophique s’entendrait plutôt comme synonyme de relativisme. Par ailleurs, le libéralisme des mœurs, description polie de la « révolution sexuelle », est totalement absent dans cette énumération. Enfin, signalons qu’être libéral n’est pas simplement être tolérant, comme au sens D, mais signifie encore être généreux, vertu souvent louée par les penseurs médiévaux.

Bref, le libéralisme recouvre des réalités très différentes. Existe-t-il tout de même quelque chose de commun à tous ces libéralismes ? De toute évidence, oui : l’importance attribuée à la liberté. Cette qualité éminente des êtres spirituels (l’homme, l’ange et Dieu) étant impliquée dans la plupart des domaines de l’action humaine, il est assez logique que l’on trouve des libéralismes aussi variés et non moins logique que l’on puisse parler du libéralisme au singulier.

Libéralisme et anthropologie chrétienne. Il nous reste alors la tâche la plus délicate : apprécier ces divers libéralismes au regard de l’anthropologie chrétienne.

Il est assez aisé de disqualifier le libéralisme philosophique : nous croyons que l’esprit humain est capable de reconnaître la vérité et nous rejetons donc le relativisme.

Il est, de même, assez aisé de disqualifier le libéralisme moral : tous les actes humains ne sont pas neutres moralement et il est impossible de bâtir une société fondée sur un tel libéralisme. Si chaque individu se dote de sa propre et arbitraire échelle de valeurs, qui m’empêchera de tuer mon voisin ? Nous n’avons alors pas une société, mais la guerre de tous contre tous. Remarquons, en passant, que même les partisans les plus acharnés de la révolution de 68 ne vont pas jusqu’au bout de leur logique : ils critiquent certes l’idée d’une morale inscrite dans la nature humaine, mais sont bien obligés de vivre comme si certains actes étaient effectivement prohibés par la nature humaine elle-même et ne suggèrent pas, par exemple, la dépénalisation de l’assassinat. De même, les partisans du libéralisme philosophique s’abstiennent de cohérence : il existe toujours des opinions interdites ou taboues.

Restent les libéralismes politique et économique. Léon XIII les condamne nettement, dans son encyclique Libertas (1888) :
« Il en est un grand nombre qui, à l’exemple de Lucifer, de qui est ce mot criminel : Je ne servirai pas, entendent par le nom de liberté ce qui n’est qu’une pure et absurde licence. Tels sont ceux qui […] veulent être appelés Libéraux. […]
« Ce que sont les partisans du Naturalisme et du Rationalisme en philosophie, les fauteurs du Libéralisme le sont dans l’ordre moral et civil, puisqu’ils introduisent dans les mœurs et la pratique de la vie les principes posés par les partisans du Naturalisme. Or, le principe de tout rationalisme, c’est la domination souveraine de la raison humaine, qui, refusant l’obéissance due à la raison divine et éternelle, et prétendant ne relever que d’elle-même, ne se reconnaît qu’elle seule pour principe suprême, source et juge de la vérité. »

Est ici clairement condamné le libéralisme dans l’ordre moral et civil – c’est-à-dire non seulement le libéralisme des mœurs, mais aussi le libéralisme dans l’ordre social, donc en matière politique et économique.

Pourtant, Jean-Paul II, dans Centesimus annus (1991), écrit, pour sa part : « Il semble que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins. »

Alors, qu’est-ce que l’Église a réellement visé dans sa condamnation constante du libéralisme ?
Pour répondre, examinons d’abord le libéralisme politique. Nous sommes naturellement tous opposés à l’arbitraire du gouvernement, signalé par Lalande (sens A). En revanche, rien ne prouve que la séparation des pouvoirs soit une garantie contre l’arbitraire. Le régime de Saint Louis, aussi éloigné que possible des théories de Montesquieu, était pourtant infiniment moins arbitraire que celui de Robespierre !

Ce qui est critiquable dans le libéralisme politique, c’est principalement l’individualisme. Conscients que l’homme est un animal social, nous, catholiques, refusons de voir dans la société un simple agrégat d’individus. D’où notre refus des « principes de 89 » qui récusent toute communauté entre l’individu et l’État. Poussé à l’extrême, le libéralisme est ainsi, par nature, dissolvant de la société.

La plupart des libertés revendiquées par le libéralisme politique (liberté de la presse, liberté d’expression, liberté d’opinion…), si elles sont orientées au bien commun, ne sont pas, en elles-mêmes, condamnables – ce sont leurs abus qui le sont –, mais ne sont pas non plus des absolus : elles sont subordonnées à la vérité, à l’ordre public et au bien commun.

Libéralisme et libertés économiques. Toutefois, le principal débat actuel concerne le libéralisme économique. Précisons d’abord que, malgré l’apparente synonymie entre les deux concepts, les critiques du libéralisme économique ne visent pas le capitalisme (qui peut être d’État ou privé, monopolistique ou largement répandu dans la société). En tout cas, ce que nous avons dit du libéralisme politique peut s’appliquer, mutatis mutandis, au libéralisme économique. Mais il existe bien d’autres raisons de condamner le libéralisme économique au sens strict, comme le devoir de justice que ne satisfait pas toujours la loi de l’offre et de la demande : ce n’est pas parce que la concurrence sur le « marché du travail » permet de payer un travailleur chinois un dollar par jour qu’il est légitime de le faire. Par ailleurs, contrairement au libéralisme doctrinaire, l’Église n’estime pas que tous les besoins de l’homme puissent être satisfaits par le marché. Et, surtout, l’Église n’estime pas que l’État soit toujours illégitime dans ses actions économiques. Selon le principe de subsidiarité, l’État est légitimé à intervenir dans les affaires économiques quand aucun autre acteur ne peut le faire mieux que lui.

Il faut cependant signaler – et c’est loin d’être anecdotique ! – que la plupart des pourfendeurs de « l’ultra-libéralisme » s’attaquent à des chimères. Il faut beaucoup d’imagination pour croire que la France est actuellement un pays ultra-libéral, comme le disent tant de dirigeants politiques : un pays dont plus de la moitié de la richesse produite est absorbée par la sphère publique est plus proche du communisme que du libéralisme.

Aujourd’hui, le combat prioritaire des catholiques, dans la sphère sociale, me semble être de redonner aux individus et aux communautés des libertés confisquées par l’État. Cette appréciation m’a parfois valu d’être taxé d’ultra-libéralisme, alors qu’au sens strict, refusant l’économisme que le libéralisme partage avec le socialisme, contestant le principe même du relativisme, rejetant l’individualisme, je suis, au sens de Léon XIII, un anti-libéral convaincu. Mais, après tout, peu importent les épithètes. Ce qui compte, c’est de rendre leurs libertés aux Français, notamment leurs libertés économiques et politiques. En rappelant que ces libertés ne sont pas des absolus et doivent se mettre au service du bien commun et de la vérité !

> Cette tribune a initialement été publiée dans La Nef de septembre 2015. Guillaume de Thieulloy est le directeur de publication des Nouvelles de France.

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7 Comments

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  • Droal , 1 septembre 2015 @ 19 h 11 min

    Encore une fois, je vais faire un commentaire.

    Jésus-Christ parle rarement de “la liberté”.

    Sinon “en creux”.

    “En vérité, en vérité, je vous le dis, leur répliqua Jésus, quiconque se livre au péché est esclave du péché.”

    Exactement le contraire du monde, en général, et du gouvernement “de ce pays” en particulier.

  • Pascal , 1 septembre 2015 @ 22 h 58 min

    « L’Etat comble chaque jour son retard. La trans-croissance du système, indispensable à sa survie, s’est opérée, et continue de le faire, sur la lancée de Mai. Les nouvelles fonctions du capital ont trouvé leurs organes adéquats. Après que le Patriarche s’est vu signifier son Congé (avril 1969, contrecoup de Mai 68) par la voix combinée des agents de change de la Bourse et des agents du changement de la Sorbonne, Pompidou le latiniste, né à Montboudif de parents instituteurs, débarrasse le plancher devant Giscard l’économiste, né à Coblence d’un père financier international. L’humanisme classique passe le flambeau au systémisme du M.I.T., les normaliens des cabinets ministériels
aux brain-trusts d’énarques. La vieille bourgeoisie d’Etat a la nouvelle bourgeoisie financière. II y eut bien subversion dans le passage de l’archéo au néo, mais elle n’a renversé que les rapports unissant, au sein de la société libérale, les techniques de 
gestion aux pratiques de domination. Nous sommes passés d’une technocratie honteuse (caché derrière un charisme patriarcal) a une technocratie triomphante, c’est-à-dire d’un autoritarisme triomphant (mais en façade) a un autoritarisme honteux (plus diffus, et plus réel). » Extrait de Mai 68 une contre-révolution réussie de Régis Debray.

    Les contre-révolutionnaires soixante-huitards sont les artisans d’une mutation du capitalisme. Ils combattent le travail, la famille et la patrie devenus des choses encombrantes, des obstacles aux conditions modernes de production et de distribution.

  • Pierre-Joseph , 2 septembre 2015 @ 8 h 02 min

    C’est pas seulement le “combat prioritaire des catholiques”, c’est celui de tous les Français !

    La France doit être Une pour fonctionner et non divisée en chapelles politiques.

    Donc RÉCONCILIATION entre Tous les Français, pour re-construire notre propre pays, virer la Banque et cette caste de parasites au Pouvoir.

  • borphi , 2 septembre 2015 @ 9 h 04 min

    La plupart des libertés revendiquées par le libéralisme politique (liberté de la presse, liberté d’expression, liberté d’opinion…), si elles sont orientées au bien commun, ne sont pas, en elles-mêmes, condamnables – ce sont leurs abus qui le sont –, mais ne sont pas non plus des absolus : elles sont subordonnées à la vérité, à l’ordre public et au bien commun.
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    C’est tout le problème du libéralisme en général!

    Les libéraux , par idéologie , n’entendent pas subordonner les libertés évoquées à la vérité, à l’ordre public et au bien commun .

    Dés lors il ne faut pas s’étonner de ce que les pouvoirs publics sombrent dans les déficits et les dettes.

    Il ne s’agit que des conséquences perverses du libéralisme à devoir justifier leur politique.

    La création , l’institution et le maintient de l’euro en est un exemple criant.

    N’y voyez là rien d’imaginaire !

  • jpm , 2 septembre 2015 @ 13 h 10 min

    le libéralisme religieux et universel de Lamennais a été immédiatement récupéré par les bobos du style Montalembert, la démocratie chrétienne et ses héritiers. La référence c’est le discours de Malines.
    C’est bien de parler de libéralisme de façon abstraite c’est mieux d’en désigner les auteurs
    surtout “catholiques” dont le dernier avatar et Mgr Ribadeau-Dumas. Il appartient à une famille qui illustre le genre à la perfection par son attachement au conformisme des pouvoirs en place !

  • Idiot , 2 septembre 2015 @ 13 h 14 min

    Euh… désolé, mais quel est le lien entre l’euro et le libéralisme ?

  • Geneviève , 2 septembre 2015 @ 17 h 38 min

    Pour aborder ce thème, voir le travail lumineux d’Alban Dousset:
    “Chronique d’un éveil citoyen” 1, 2, 3, 4, 5…
    https://www.youtube.com/watch?v=obdVmCuovEY&list=PLn90lTN9kYiND4RgAUmUtacbFxUQG1OKI

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