Lucas Cranach l’ancien

Peintre, graveur et dessinateur, Lucas Cranach dit l’Ancien, ou l’Aîné, (1472 – 1553) fut à la croisée des grands débats qui animèrent la première moitié du XVe siècle. Influencé par Dürer, mais préférant un humanisme allemand aux inventions italiennes, ami de Luther, mais portraiturant l’archevêque de Mayence en saint Jérôme, renommé pour la sensualité voire l’érotisme de sa symbolique profane mais homme d’affaires avisé et habile diplomate : ce qui pourrait nous sembler d’inconciliables contradictions fut sans doute la clef de son immense succès.

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Une carrière brillante

En 1504, alors qu’il n’avait que trente-deux ans, le prince électeur de Saxe, Frédéric le Sage, l’un des plus puissants seigneurs du Saint Empire, l’appelait à sa cour dans sa résidence de Wittenberg, qui deviendra un peu plus tard le berceau de la Réforme. Il y bénéficia jusqu’à sa mort, survenue en 1553, des faveurs constantes du prince et de ses successeurs. Dès 1508, son protecteur lui accordait des armes qui, modifiées en 1537, figurent comme marque de fabrique sur toutes ses productions ultérieures : un petit serpent ailé portant un anneau dans sa bouche. À un atelier de peinture florissant que reprit après lui son fils Lucas Cranach le Jeune (1515-1586) s’ajouta en 1520 la pharmacie de la cour, qui bénéficiait d’un monopole pour vendre, outre des remèdes, des sucreries et confiseries, des articles de droguerie et les produits nécessaires aux peintres. Il eut un temps une imprimerie, en particulier pour éditer les ouvrages de son ami Luther, et vendait du vin doux. Ce succès dans les affaires, qui lui valut de figurer bientôt en tête du rôle des impôts, n’allait pas sans responsabilités administratives : à plusieurs reprises, il assuma la charge de bourgmestre. Sa réputation d’artiste ne le cédait en rien à sa réussite matérielle. En 1508, un humaniste, professeur à l’Université de Wittenberg, Christoph Scheurl, l’égalait aux peintres les plus célèbres de l’Antiquité. D’autres auteurs, de son vivant, chantèrent également ses louanges. Sa renommée ne faiblit pas après sa mort : il fut l’un des premiers peintres, sinon le premier, auquel fut consacrée une monographie, dès 1726. Aujourd’hui encore, s’il ne compte pas parmi les artistes les plus célèbres, son nom reste familier à tous les amateurs d’art, de nombreux musées, de par le monde, possédant des tableaux de lui, portraits, Vénus ou nymphes à la fontaine.

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De Nuremberg à Vienne, de Dürer à l’humanisme

Voilà un siècle, cependant, à une époque où se constitua l’essentiel de nos connaissances actuelles sur l’art allemand de la Renaissance, la mise à jour de quelques peintures et gravures antérieures à ce qu’on connaissait de lui jusqu’alors entraîna un changement profond des jugements portés sur son art. Datées de 1502, 1503 et 1504, donc antérieures à son installation à Wittenberg en 1505, elles révélaient un style si violemment expressif, si différent de celui qu’on connaissait de lui qu’il fallut un certain temps pour que tous les spécialistes s’accordassent à reconnaître en elles sa main et que l’une d’entre elles, la grande Crucifixion de 1503, dite de Schleissheim (Munich, Alte Pinakothek) fut d’abord attribuée à Grünewald. Elles posaient à la fois le problème de sa formation et celui de son évolution à partir de son installation en Saxe au service du prince électeur, évolution qui fut alors perçue comme un rapide et profond déclin.

Plusieurs d’entre ces œuvres attestaient la présence de Cranach à Vienne en 1502 et peut-être encore en 1503. On parle donc d’une période viennoise, arbitrairement étendue de 1500 à 1504, date du Repos pendant la fuite en Égypte, en fait une sainte Famille avec des anges dans un paysage (Berlin, Gemäldegalerie), une des plus célèbres « idylles » de l’histoire de l’art allemand. Par la liberté du dessin, l’intensité des couleurs, le rôle accordé à la nature, Cranach aurait alors été le créateur d’un style qu’il aurait abandonné dès 1505, mais qui allait se développer au cours des années suivantes, en particulier avec Altdorfer, et qu’on prit l’habitude de désigner, à partir d’environ 1900, par l’expression, aujourd’hui très contestée, de style du Danube. Certains historiens de l’art, au milieu du XXe siècle, voulurent l’expliquer par le charme des paysages de l’Autriche ; mais en 1502, Cranach avait déjà trente ans, et son temps de formation derrière lui. Il était natif d’un petit bourg de Franconie, Cronach, d’après lequel il fut nommé. Selon le témoignage d’un proche, il aura appris son métier auprès de son père, nommé Hans Maler – Hans le Peintre ; mais nous ne connaissons rien d’autre de celui-ci que son nom, et nous ignorons tout de l’activité de son fils avant 1502. Ses œuvres viennoises, cependant, le montrent profondément marqué par les gravures sur bois de Dürer, qui avait publié son Apocalypse en 1498, de sorte qu’on peut raisonnablement supposer qu’il avait séjourné à Nuremberg avant de se rendre à Vienne.

Il fut sans doute attiré dans cette ville par un milieu humaniste auquel il fut étroitement lié : il exécuta en effet les portraits de deux professeurs de l’Université, dont Cuspinian, et de leurs épouses. Le futur empereur Maximilien Ier favorisait Vienne ; il y fonda en 1501 un Collège des poètes et mathématiciens dont Cuspinian était membre et que présidait Conrad Celtis, l’introducteur en Allemagne de la Germanie de Tacite. On tend à voir aujourd’hui dans le nationalisme culturel de Celtis et de son entourage, et en particulier dans la signification que revêtait à ses yeux la grande forêt germanique, une des sources de l’art de Cranach à cette époque. Dans cette optique, il faut également tenir compte d’une volonté manifeste de revenir, par-delà les formes anguleuses et maigres de la peinture d’Allemagne du Sud à la fin du XVe siècle, très marquée par l’art flamand, au style beaucoup plus puissant de la génération antérieure, en particulier à celui, d’une violence rare, de la Tabula magna de Tegernsee (Nuremberg, Musée national germanique).

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Wittenberg, l’art allemand

La découverte des œuvres viennoises de Cranach fit paraître, par comparaison, froide et fade sa production plus tardive. On incrimina le milieu, supposé inculte, de Wittenberg, pourtant siège d’une Université, fondée en 1502, qui attira très vite d’éminents humanistes. On incrimina aussi le goût de sa clientèle ; mais Frédéric le Sage était un mécène averti, qui avait déjà commandé plusieurs œuvres à Dürer. On incrimine avec plus de raison le caractère répétitif d’une production d’atelier qui, sans jamais tomber dans la copie exacte, multiplie les différentes versions d’un même sujet à succès. Des analyses récentes ont permis de mieux en comprendre l’organisation : Cranach intervenait peu dans l’exécution de la plupart des tableaux, exécutés parfois par plusieurs aides chargés chacun d’un morceau particulier ; mais les œuvres autographes, comme les portraits peints à l’huile sur papier du musée de Reims ou l’autoportrait de 1550 (Florence, Offices), montrent que si son style se modifie après 1505, ce changement ne s’accompagne nullement d’une baisse de qualité.

Dans les années qui suivent son installation à Wittenberg, son art s’apaise rapidement, puis n’évolue plus guère après 1509. Les compositions, statiques, sont simples, les couleurs moins éclatantes, les expressions plus neutres, la facture plus lisse. Cette détente rappelle celle de la peinture en Italie du Nord à l’époque du Pérugin et de Francia, ou celle des Flandres avec Gérard David. Cependant, l’aspect gracile, les lignes sinueuses de ses nus, qui constituent sans doute le caractère le plus frappant de son style, ont été interprétées, soit comme une persistance du gothique – c’était la thèse de Worringer en 1908 –, soit comme une anticipation du maniérisme. Plus récemment, on a voulu y discerner le désir d’adopter une manière proprement allemande. C’est reprendre sur une autre base l’idée d’une persistance du gothique, celui-ci ayant longtemps été tenu, en particulier par Worringer, pour l’expression du génie germanique : à l’explication par l’appartenance ethnique s’est substituée l’hypothèse d’un retour délibéré à des formes perçues comme allemandes à l’époque, retour inspiré par le nationalisme culturel évoqué plus haut.

Cette hypothèse pourrait s’appuyer sur l’archaïsme voulu de certaines œuvres, comme la Crucifixion aux nombreux personnages de Copenhague (vers 1515) et, plus encore, celle de Chicago (1533 ou 1538), ou sur les nombreuses versions du Jugement de Pâris illustrant, non la légende antique, mais le récit médiéval. Apparemment, Cranach ne s’intéressait ni à l’Antiquité telle que l’époque la redécouvrait avec passion ni, plus généralement, aux apports de l’Italie. En cela, il s’oppose à Dürer qui, par désir de porter l’art allemand au niveau de l’art italien, voulut acquérir les connaissances théoriques sur lesquelles celui-ci fondait à ses yeux sa supériorité, que ce soit la science de la perspective ou la connaissance des justes proportions du corps humain. De telles préoccupations restaient manifestement étrangères à son atelier, surtout soucieux de fournir à la clientèle des images susceptibles de lui plaire.

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                                                                         Martin Luther et Katharina von Bora (1529)

Un peintre de la Réforme, au répertoire profane…

Beaucoup d’entre elles, que ce soit Vénus accompagnée ou non de l’Amour, une nymphe allongée près d’une fontaine, Hercule soumis au pouvoir d’Omphale, Pâris jugeant de la beauté des trois déesses, Lucrèce s’enfonçant avec volupté un poignard dans son sein, Loth caressant ses filles ou David épiant Bethsabée au bain, avaient un caractère érotique prononcé que dissimulent mal les inscriptions moralisantes qui les accompagnaient parfois. Ce répertoire profane – ou tiré de l’Ancien Testament – n’était pas en soi nouveau : il avait été abondamment exploité au cours des deux siècles précédents, mais dans des ouvrages décoratifs tels que des panneaux de meubles ou des tapisseries, et, plus tard, dans des gravures, comme le fit Cranach lui-même. Par contre, son introduction dans des tableaux de chevalet constituait alors, en Allemagne, une innovation ; mais il serait anachronique de croire qu’une nouvelle importance, ou une nouvelle noblesse lui était ainsi conférée : ce serait en juger d’après la hiérarchie académique des arts qui établit une distinction entre arts mineurs et arts majeurs, dont la peinture, hiérarchie à laquelle nous ne sommes que trop habitués mais qui n’existait pas encore à l’époque. Il faut bien plutôt l’interpréter comme la conséquence d’un changement, peut-être venu des Pays-Bas, dans la façon d’aménager les intérieurs. Il serait par ailleurs abusif de croire la clientèle sensible à la signification profonde de ces sujets, signification que les exégètes modernes se sont ingéniés à mettre en lumière : de nombreux témoignages de contemporains témoignent du peu d’intérêt qu’ils y attachaient au contraire. C’est ainsi qu’Antée soulevé par Hercule n’était pour un client de Cranach qu’un « gaillard nu » et qu’un inventaire de l’époque mentionne Pâris en compagnie de… « trois femmes » !

cranach.l.ancien..tete.du.christ.avec.couronne.d.epines.-1520-1525-

… et aux clients catholiques

Il n’en reste pas moins que la majorité des tableaux sortis de l’atelier relevaient d’une inspiration chrétienne – encore que leurs charmes n’aient sans doute pas été étrangers au succès de très mondaines Judith et de quelques saintes non moins élégamment vêtues, ni même à celui d’innombrables Vierges au joli minois. Ces images nous posent cependant un autre problème : ami de Luther et proche d’un prince qui en était le principal défenseur, auteur – lui ou son atelier – de nombreuses œuvres inspirées par la Réforme, et en particulier d’une suite de gravures sur bois, le Passional Christi et Antichristi, violente dénonciation du pape assimilé à l’Antéchrist (1521), quelle valeur Cranach attribuait-il encore au culte de la Vierge et des saints ? En fait, si fortes que fussent alors les oppositions théologiques et politiques, elles n’entraînèrent pas la disparition subite d’habitudes invétérées de dévotion. De plus, Cranach fut assez habile pour conserver une riche clientèle catholique, à commencer par le pire ennemi de la Réforme, le cardinal Albrecht de Brandebourg, archevêque de Mayence et prince électeur, qu’il représenta en prière au pied de la croix ou en saint Jérôme dans sa cellule d’après la célèbre gravure de Dürer – tableau suffisamment apprécié pour que l’atelier en exécutât plusieurs versions. Personne à l’époque ne semble s’être formalisé de ce qui paraîtrait aujourd’hui une infidélité, car la réputation de Cranach comme artiste le plaçait, quelles que fussent ses attaches et ses convictions, au-dessus des conflits entre princes, comme le montre l’estime que lui témoigna Charles-Quint après la bataille de Mühlberg, où il avait battu et fait prisonnier le prince électeur de Saxe. Cette interprétation se trouve confirmée par la carrière d’un Dürer, lui aussi choyé par les grands de ce monde, bien qu’il n’eût sans doute, ni l’habileté diplomatique, ni le sens des affaires auquel Cranach, quel que fût par ailleurs son immense talent, dut en partie son exceptionnel succès.

Source

Voir ses tableaux.

 

Héroïnes de Cranach.

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