Un désastre nommé Léon Blum

Par Philippe Simonnot[1]

Après avoir lu le portrait que fait Pierre Birnbaum, professeur émérite à l’Université Paris 1, de Léon Blum dans son dernier livre[2], reste une injonction, et une seule : écrire un livre qui aurait pour titre : Un désastre nommé Blum. Car il faudrait en finir une bonne fois avec cette légende dorée à laquelle contribue malheureusement ce livre, qui fait encore du chef du Front populaire une icône sacrée de la gauche, et au-delà de la gauche, de la bien-pensance.

Comment fabrique-t-on un « homme d’Etat » dans un pays comme la France – question toujours très actuelle ? Par quel hasard ce très sympathique dandy de la Belle Epoque, qui a côtoyé les meilleurs esprits de ces temps heureux, dont Gide et Proust, est devenu leader du Parti socialiste, sioniste militant, puis chef du gouvernement français de 1936 à 1938, à un moment crucial de l’histoire de France ? Voilà une question à laquelle le livre de Birnbaum apporte une réponse qui ne peut nous satisfaire : en tant que « juif d’Etat »[3], Blum avait vocation à servir la République au plus haut niveau. Or, cet homme-là est l’un de ceux qui a conduit la France au désastre et à la honte de 1940, puis à la compromission de la même France avec l’aventure sioniste. Problème !

Descendant sans macule d’une race impolluée

Dans un ouvrage publié deux ans seulement avant la prise du pouvoir par Hitler[4], Blum assimile le racisme allemand à « certaines formes de patriotisme, plus exaltées, plus jalouses, plus agressives, qui ne se rencontrent que chez les peuples vaincus ». Voilà qui rend un son étrange à l’oreille de qui se souvient de ce que le jeune Blum écrivait : « Je suis né pour vivre dans un pays éclatant et lumineux, dans la clarté du ciel bleu. Cela me prouve à moi-même combien s’est conservé purement mon sang sémite. Vénérez-moi en pensant que dans mes veines il court sans mélange et que je suis descendant sans macule d’une race impolluée ». Ce vocabulaire d’une autre époque « peut faire frémir » aujourd’hui, reconnaît Birnbaum. Mais il témoigne « de la conscience du jeune Léon d’appartenir à un milieu fortement endogamique. » Lui-même ne respecte ni les rites ni les interdits alimentaires du judaïsme, mais ses trois mariages sont contractés avec des femmes juives, dont le premier est solennellement célébré à la grande synagogue parisienne de la Victoire.

Mais retournons aux écrits de Blum de 1931, soit deux ans avant la prise de pouvoir d’Hitler. Le dirigeant nazi, qualifié de « chef tragi-comique du racisme », est promis à une prochaine déchéance. Il n’y a rien à redouter de ce clown. « Hitler est infiniment plus loin du pouvoir que ne l’étaient le général Boulanger le soir du 29 janvier 1889, ou Paul Déroulède le jour de l’enterrement de Félix Faure », diagnostique le chef du parti socialiste. « Je crois, écrit encore Blum, que l’astre hitlérien est déjà monté au plus haut de sa course, qu’il a touché son zénith. Je le crois pour des raisons que j’ai depuis longtemps énoncées, et dont la principale tient à l’incohérence foncière de ses bandes, et à la dissociation fatale des éléments hétérogènes qu’elles rassemblent ». Et de rassurer son lecteur en énonçant cette prédiction : « Rien ne nous dit d’abord qu’une fois installé à la chancellerie, l’absurde baladin du racisme ne sentirait pas soudain tomber sur ses épaules un lourd manteau de prudence et de circonspection. » [5] Et quand bien même l’Hitler au pouvoir resterait l’Hitler militant, « est-ce qu’ [il] attaquerait la France ? […] Non, cette phase de l’histoire est finie, bien finie, et il dépend de nous de jeter sur elle la dernière pelletée de terre ; […] même à un Hitler, même à un Mussolini, on ne peut prêter de dessins aussi absurdes, aussi déments. »

Dans Le Populaire du 31 mars 1933, soit deux mois après la prise du pouvoir par Hitler, Blum se leurre encore quand il écrit : « Si quelque chose peut déterminer les chefs racistes à reprendre en main la cruauté déchaînée de leurs bandes, c’est précisément la révolte de la conscience universelle […] aucune puissance au monde ne peut rester indéfiniment en rébellion contre l’opinion du monde, contre la raison et la morale universelles. »

Munichois reconnaissant

Un tel aveuglement inaugure mal de la lucidité du futur chef de gouvernement français. Il explique que Blum ait milité si longtemps pour un désarmement général, dont la France aurait donné l’exemple en baissant sa garde la première…

L’exercice des responsabilités suprêmes pendant deux ans ne rend pas plus lucide le leader de la gauche. En témoigne la manière dont il commente les accords de Munich. En septembre 1938, Blum n’est déjà plus au pouvoir, remplacé par Daladier. L’annonce de la conférence des quatre puissances (Allemagne, Angleterre, France Italie) dans la capitale bavaroise lui fait écrire dans Le Populaire : « La rencontre de Munich […] c’est la braise qui vient ranimer la flamme sacrée [de la paix] au moment précis où elle vacille et risque de s’éteindre. » Et une fois que la sinistre messe munichoise est dite, Blum se dit partagé « entre en lâche soulagement et la honte ». « Personne ne refuse à M. Neville Chamberlain et à M. Edouard Daladier la gratitude qui leur revient, reconnait-il. La guerre est évitée. Le fléau s’éloigne. La vie reprend son cours. On peut retourner au travail et retrouver le sommeil. Admirer la beauté d’un soleil d’automne. Comment ne comprendrais-je pas ce sentiment de délivrance alors que je l’éprouve moi-même. »[6]

Quant au bilan du Front populaire, que se garde bien d’établir Pierre Birnbaum, il peut se résumer en une phrase : en avril 1938 par rapport à mai 1936, la production industrielle a diminué en France de 6% alors qu’elle a augmenté de 15% en Allemagne. La cause de ce décalage n’est autre que la célèbre loi des 40 heures, laquelle a des effets particulièrement désastreux sur les industries d’armement, pour ne rien dire des effets délétères de nationalisations hâtives et des sabotages communistes. Alors même que l’Allemagne nazie mobilise son économie pour prendre sa revanche et conquérir le monde, la France s’enlise dans les délices du tout nouvel Etat-Providence. L’infériorité française est particulièrement flagrante dans l’aviation – l’un des facteurs de la capitulation de Munich.

Le Kfar Blum

Venons-en maintenant au sionisme – moins connu – de Blum, que Birnbaum a le mérite de mettre en lumière[7]. Le kibboutz Kfar Blum (Village Blum) a été construit en son honneur en 1943 sur le motif que « en tant que dirigeant ouvrier, chef d’Etat et Juif, [il] a témoigné à plusieurs reprises d’une immense attention à l’égard des efforts déployés par les Juifs pour reconstruire un foyer national ». De fait !

La première manifestation publique du sionisme de Blum date de 1922. Présidant un meeting à la Mutualité, à Paris, à l’occasion de la ratification du mandat britannique sur la Palestine[8], il déclare : « Les socialistes du monde et nous les socialistes français, nous vous aiderons de tout notre pouvoir, parce que le sionisme se concilie avec le socialisme international, du fait qu’il a commencé avec les classes qui souffrent » – une curieuse façon d’écrire l’histoire. Aujourd’hui, le supposé socialisme du sionisme apparaît pour ce qu’il est : un faux nez pour attraper les gogos de gauche.

En 1926, Blum devient président de l’Union sioniste française. Par cet engagement militant, il détonne. « Nombre de juifs d’Etat les plus célèbres et les plus influents, observe Pierre Birnbaum, ont condamné le sionisme sans hésitation ». Ainsi Joseph Reinach, « homme pivot du personnel politique républicain » avertit « que si l’on entend par sionisme la constitution d’un Etat juif en Palestine, je dis nettement, non. […] la seule idée d’un Etat ayant pour base la religion est contraire à tous les principes du monde moderne […] Comme il y a donc ni race juive ni nation juive, comme il y a seulement une religion juive, le sionisme est bien une sottise, une triple erreur historique, archéologique, ethnique. » Pour Reinach, l’adhésion au sionisme sépare les Juifs de leur nation ; ils deviennent membre d’une autre nation ou d’une race particulière. Son frère, Théodore, collaborateur de la Revue des études juives, fondateur de la synagogue libérale, est sur la même longueur d’onde, estimant que « l’entreprise sioniste est funeste si elle échoue et plus funeste encore si, par impossible, elle réussit. » « Funeste », c’est cet adjectif qu’emploie à la même époque Martin Buber pour qualifier l’œuvre sioniste[9]. En ces années-là, comme le remarque Birnbaum, parmi les Français les plus favorables au sionisme figurent les disciples de Drumont pour qui le retour des Juifs à Sion est une bénédiction, car il remet en cause l’intégration des Juifs à la société française !

C’est dire l’importance cruciale, pour la cause du sionisme, de la caution publique apportée par Blum, leader socialiste puis chef du gouvernement. « Son action, observe justement Pierre Birnbaum, [constitue] un tournant en faveur d’un sionisme non plus philanthropique mais bien politique […] Pour la première fois en France, un Juif d’Etat à la solide légitimité assume publiquement une posture étonnamment courageuse, celle de revendiquer une citoyenneté plus complexe qui repose sur des allégeances non contradictoires. » Non contradictoires, vraiment ?

Justification du terrorisme juif

Aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, le « sionisme politique » de Blum va s’affirmer derechef, allant jusqu’à justifier les attentats perpétrés en Palestine par l’armée secrète juive. « On provoque infailliblement l’état d’esprit qualifié de terroriste chez des jeunes hommes courageux quand on les place dans une situation sans issue et sans espoir », observe le leader socialiste.

Redevenu chef du gouvernement français pour quelques mois en 1946, il intervient vigoureusement afin de faciliter l’entrée en Palestine de réfugiés juifs. Bien sûr, il se lance dans une « véhémente défense » des passagers de l’Exodus. A l’automne 1947, il use de toute l’influence qui lui reste pour encourager la France à prendre position à l’ONU en faveur du partage de la Palestine. Il va jusqu’à écrire à Vincent Auriol, alors président de la République, pour l’avertir : « Rien n’est pire pour nous, du point de vue de nos territoires d’Afrique du Nord, qu’une marque de débilité et de peur vis-à-vis du fanatisme pro-arabe. » Se dessine en filigrane, dans cette lettre fatale, le pacte franco-israélien qui conduira dix ans plus tard un autre socialiste, Guy Mollet, à livrer clandestinement l’arme nucléaire à Israël et à la piteuse aventure de Suez… Enfin, en février 1948, il encourage les sionistes sur place à proclamer la création de l’Etat d’Israël, puis l’Etat français à le reconnaître. Mission accomplie !

Solidarité de la classe politique

Pierre Birnbaum nous livre enfin deux détails biographiques qui en disent long sur la solidarité de la classe politique.

Le premier est l’ordre donné le 16 juin 1940 par l’Amiral Darlan « aux autorités navales de faciliter éventuellement l’embarquement de M. le Président Léon Blum sur un bâtiment ou un avion de la Marine à destination de l’Afrique du Nord ». L’intéressé décline cette offre. « Je sens que je ne puis à mon gré, surtout à une telle heure, rompre le lien de solidarité qui m’unit à mon pays, explique-t-il ; je considère la France comme déshonorée. Mais je ne me sens pas le droit de tirer mon épingle du jeu. Je dois prendre ma part dans le sort commun non seulement dans le malheur, ce qui est relativement facile, mais dans la honte ». Superbe hyper-pétainisme !

Le deuxième est relatif à la déportation de Léon Blum le 31 mars 1943.

Direction : Buchenwald. Non pas le camp proprement dit, mais un petit pavillon de chasse que Himmler a fait construire non loin. Sous la garde d’une trentaine de SS, Blum peut replonger dans ses lectures favorites : Rousseau, Shakespeare, Musset, Mme. de Lafayette, La Rochefoucauld, Gide, Goethe, Cicéron, Stendhal, Flaubert, Molière, Racine. Le 19 juin de la même année, après maintes démarches et « l’intervention probable » de Pierre Laval, chef du gouvernement à Vichy, Léon Blum obtient que Jeanne Levylier, dite Janot, sa maîtresse, le rejoigne. Un détenu du camp, témoin de Jéhovah[10], sert d’ « aide de camp », comme Birnbaum ose l’écrire. Janot s’occupe du ménage, fait la cuisine, se plonge elle aussi dans la lecture à peu près des mêmes auteurs que son amant de 71 ans. « On écoute Brahms, Beethoven, Bruckner, Gluck et même La Walkyrie » – le biographe ne nous dit pas sur quel support.

Le 8 octobre 1943, toujours à Buchenwald, Léon Blum épouse Janot. Les mariés signent un acte rédigé en allemand par un notaire de Weimar. Et la vie continue. « Rien ne vient troubler le quotidien de Léon Blum et de son épouse en dehors de divers ennuis de santé », indique Pierre Birnbaum. « Nous menons la même vie régulière, presque monacale dans ses habitudes, sa simplicité et sa frugalité […] notre solitude, qui est absolue, mais partagée ne nous pèse pas», écrit Blum à son fils. A aucun moment, les époux Blum ne se doutent de l’horreur et de la terreur qui règnent dans le camp qui jouxte leur pavillon[11].

Le 1er avril 1945 où des SS viennent les chercher pour un long mois d’errance à travers l’Allemagne, puis en Autriche où ils seront libérés par des partisans italiens et des soldats américains. Retour à Paris le 14 mai 1945. « Le Parti [socialiste] retrouve son chef. »[12]

Renvoi d’ascenseur. Le 22 septembre, Pierre Laval, du fond de sa cellule de condamné à mort, lui écrit pour lui demander d’intervenir pour le sauver de l’exécution. Le 1er octobre, nouvelle lettre de l’homme politique, à ce moment-là, le plus détesté de France. « C’est avant que l’irréparable soit accompli que je viens vous adresser ce dernier appel. […] Vous pouvez me sauver […] Je n’ai pas de recours supérieur au vôtre […] un geste de vous c’est la vie pour moi. Un refus me conduit à la mort. »

Solidarité politique oblige. Blum accomplit ce geste en écrivant à de Gaulle. « Mon cher Général […] Je ne demande pas la grâce mais un nouveau procès, ou plutôt, un procès. » Ce qui était reconnaître que le procès qui avait eu lieu n’en était pas un et que, donc, l’exécution de Laval serait un assassinat politique. Elle eut lieu.

Notes :
1. Auteur du Secret de l’armistice, 1940, Plon
2. Léon Blum, Un portrait, 265 p., 20 e
3. Un concept-clef de Pierre Birnbaum que l’on trouve dans nombre de ses ouvrages antérieurs, notamment Les Fous de la République, Histoire politique des Juifs d’Etat de Gambetta à Vichy, Fayard, 1992 ; Seuil, 1994. Il serait trop long d’en discuter ici.
4. Les problèmes de la paix, Stock, 1931
5. Gide s’est-il inspiré de ces lignes naïves de son « ami » Blum quand, devant le jeune Roger Stéphane, il tient après la débâcle de juin 1940 ces propos : « Vous connaissez l’histoire d’Auguste ? La première partie de sa vie le montre débauché, monstrueux, cruel, mais ensuite c’est pourtant le grand empereur qui domine son siècle. Qui nous dit que Hitler [etc.] » Philipponat Olivier, Lienhardt Patrick (2004), Roger Stéphane, Grasset (2004), p. 214-215.
6. Le Populaire, 1er octobre 1938.
7. Lire aussi Blumel André, “Léon Blum, Juif et sioniste”, Revue de la pensée juive, n°9, automne 1951.
8. Mandat lui-même issu de la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917.
9. NDF, 6 mars 2016
10. C’est une des « spécialités de Buchenwald.
11. Question qui ne sera pas posée : si à quelques mètres d’un camp de la mort on ne savait pas en 1943-1945 qu’un génocide était en voie d’exécution, qui pouvait le savoir à des dizaines, centaines, milliers de kilomètres de là?
12. Le Populaire, 15 mai 1945

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22 Comments

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  • 0 / 10
  • Miraël , 22 avril 2016 @ 15 h 16 min

    C’est ça allez faire un tour à Yad Vashem monsieur le négationniste!

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