Protectionnisme, la grande arnaque idéologique ?

Par Henri Lepage*

Le combat contre le retour des fausses solutions protectionnistes n’est pas seulement une affaire pour économistes. C’est aussi une question de cohérence philosophique et éthique, et surtout de ne pas se laisser abuser par le caractère idéologique du discours de ceux qui en sont les bénéficiaires.

La plupart des gens voient le commerce international comme une sorte de Jeux Olympiques où les concurrents seraient les nations, et où il ne pourrait y avoir qu’un pays gagnant par course. Ce genre d’analogie est une erreur complète.

La validité de telles comparaison s’écroule complètement si l’on garde bien présent à l’esprit que le commerce ne se déroule pas entre Etats, mais entre des agents individuels.

Par exemple, nombreux sont ceux qui croient que, par définition, toute importation supplémentaire est un malheur pour l’économie, alors que toute exportation nouvelle serait au contraire une victoire qui renforcerait la santé économique du pays. Cette vision traditionnelle du commerce international a déjà été réfutée il y a plus de 200 ans par Adam Smith dans sa “Richesse des Nations”. Cent ans plus tard, Henry George redit la même chose en écrivant :

“Si les choses dont nous nous efforçons d’éviter l’entrée étaient les rats et la vermine – toutes choses dont nous souhaitons avoir le moins possible – une telle politique serait parfaitement rationnelle. Mais ce dont nos exportations et nos importations sont faites ne consiste en rien en choses que la nature nous imposerait contre notre volonté et dont nous n’aurions qu’une pensée, nous en débarrasser; il s’agit de biens et de services que la nature nous donne en retour de notre travail. Qu’y a-t-il de plus insensé que l’idée que la meilleure manière d’enrichir le pays serait de refouler au loin ces biens et d’empêcher les gens de les y amener ? N’est-ce pas la plus étrange des perversions intellectuelles ? N’est-ce pas au moins aussi étrange et absurde que si on voyait un chien aboyer et mordre chaque fois qu’on lui tend un os, et en revanche agiter sa queue de contentement à chaque fois qu’on le lui retire de la gueule ?”.

Peu de gens ont jamais aussi bien saisi le cœur de l’erreur mercantiliste. Si l’on admet que le commerce, même lorsqu’il a un caractère international, se déroule fondamentalement entre agents individuels, tout ce non-sens disparait. Lorsqu’un Français choisit d’acheter un bien fabriqué à l’étranger, il le fait parce que il le trouve moins cher ou, à prix égal, de meilleure qualité que la version locale du même produit – ou encore tout simplement parce qu’il n’y a rien de tel fabriqué sur le marché domestique. Quelque soit le cas, si l’acheteur achète c’est qu’il considère que le bien étranger lui rapporte une satisfaction plus grande. Il est vrai que cela ne fait pas l’affaire de ceux qui, en France, fabriquent la même chose, et perdent ainsi un client. Mais leur problème serait le même s’ils avaient perdu ce client non pas au bénéfice d’un producteur étranger, mais d’un autre fabriquant français. Personne ne prétendra que, dans ce dernier cas l’économie, s’en portera globalement plus mal. Alors pourquoi cette différence

La seule chose qui différencie les deux exemples est que, dans un cas, on a affaire à deux fabricants français, et, dans le second, un fabricant français et un fabricant étranger. Dans le second cas, la transaction implique deux parties situées sur deux territoires politiques différents. Une ligne imaginaire et arbitraire qu’on appelle une “frontière” a été franchie. Mais cela ne fait de différence réelle que si l’on considère les nations comme des entités réelles, et si l’on voit dans l’économie un jeu à somme nulle plutôt qu’un processus d’échange qui apporte des gains à toutes les parties.

Une démarche fondamentalement holiste

Le caractère arbitraire de cette démarche méthodologique apparaît en toute lumière lorsque, à une certaine époque, on faisait fait remarquer que le fameux déficit commercial de l’Amérique avec le Japon disparaîtrait d’un trait de plume, et personne n’en parlerait plus, si on décidait de faire du Japon le 51 ème État américain. C’est bien démontrer le caractère parfaitement arbitraire de la démarche. Personne ne s’intéresse à l’état de la balance commerciale ou de la balance des paiements entre les différents états américains, pas plus qu’on ne se préoccupe des déficits commerciaux ou des excédents que les départements français enregistrent les uns à l’égard des autres. Ces “déficits” ou “excédents” existent, même s’ils ne sont pas comptabilisés, et tout le monde s’en moque. Il n’en va pas de même entre la France et l’Allemagne, ou la France et les Etats-Unis, parce qu’il y a entre ces pays des frontières politiques qui font que des statistiques y sont collectées qui permettent de mettre effectivement des chiffres sur ces concepts. Mais quelle est la réalité d’un problème qui apparaît ou disparaît selon qu’on trace ou non un trait abstrait entre des gens qui commercent entre eux pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les raisons pour lesquelles ce trait a été imposé ?

La confusion de la pensée mercantiliste résulte d’une démarche de type “holiste” qui assimile les nations à des “êtres collectifs” qui seraient en quelque sorte “propriétaires” des êtres individuels qui assurent leur peuplement. Or cela n’a aucun sens car il est bien connu qu’on ne peut pas agréger les préférences individuelles en une préférence “collective” qui serait celle de l’entité globale. Il est donc absurde de raisonner sur les problèmes de commerce international comme si un haut fonctionnaire quelconque, même bien informé, pouvait, de par sa position, avoir une connaissance précise, ou même seulement approximative, du solde des avantages et des coûts économiques individuels résultant d’un accroissement ou d’une réduction des importations et des exportations d’un pays.

Si ce genre de confusion intellectuelle persiste aussi solidement, et rencontre toujours le même succès, c’est parce que l’idée protectionniste est un instrument bien commode pour justifier des transferts prélevés sur la grande masse des consommateurs et des contribuables au profit de segments spécifiques de la population : les actionnaires et les salariés des industries qui bénéficient de la protection de l’état, mais aussi les politiciens qui se sont faits les porte-parole de leurs intérêts sur le marché politique et qui espèrent en recevoir la récompense sous forme de votes favorables, ainsi que les fonctionnaires dont la carrière et le prestige dépendent de la manière dont ils savent faire bénéficier certains des avantages de leur protection et de leur influence.

Au cœur de la dialectique mercantiliste, et de ses applications au commerce international et à sa régulation, se trouve l’idée que la compétition internationale se ramène essentiellement à une affaire de rivalités entre nations (ou d’espaces économiques) où la concurrence sur les marchés mondiaux est vécue essentiellement .comme un affrontement

La plupart de ceux qui rentrent dans ce genre de discours protectionniste ne se rendent pas compte qu’en raisonnant ainsi ils se font les complices de l’idée que “l”intérêt national” est un concept qui existerait en soi, de manière parfaitement autonome par rapport à l’ensemble des intérêts individuels qui s’expriment dans un pays. Autrement dit, nous retrouvons l’idée que tout discours protectionniste est intrinsèquement lié à une philosophie de type “holiste” qui postule que les entités collectives sont des “êtres” en soi, ayant une existence personnelle, capables d’action, de volonté et de désirs, comme les individus, mais indépendamment d’eux.

Si l’on accepte ce postulat “collectiviste”, il faut bien reconnaître que le protectionnisme forme alors un système parfaitement cohérent d’idées et de concepts. Mais il faut aussi bien avoir conscience que ce postulat n’est pas cohérent avec l’idée que les individus sont des êtres de conscience doté de libre-arbitre, ni avec la vision de la société comme le produit d’un “ordre spontané” non planifié par aucun dessein humain.

Ceux qui se disent d’un côté, être attachés au concept de libre-arbitre individuel et à la conception libérale de l’ordre du marché et qui, de l’autre, acceptent néanmoins de raisonner en de tels termes dès lors qu’il s’agit de la compétitivité des industries françaises et de leur insertion dans la compétition internationale, ne savent pas qu’ils professent ainsi des propos totalement incohérents. Les idées protectionnistes sont le produit de croyances qui appartiennent à un autre univers conceptuel, et que nous ne sommes donc pas libres d’incorporer impunément à un discours fondé sur des prémisses philosophiques et éthiques en opposition radicale avec cet univers. Accepter ce mélange des genres ne peut que conduire à l’érosion progressive des valeurs individualistes sur lesquelles est fondée la société libérale occidentale, et se faire les complices de leur remplacement par un ordre dont la logique est fondamentalement totalitaire.

Contrairement à ce que beaucoup croient en cette époque de relativisme moral, nous ne sommes pas plus libres de choisir la philosophie que nous désirons pratiquer que de renoncer à notre nature d’êtres humains. La philosophie n’est pas une matière de choix arbitraire, car la philosophie – au sens noble du terme, et non au sens dévoyé qu’on lui donne malheureusement le plus souvent dans l’enseignement contemporain – n’est pas autre chose qu’un discours sur la réalité, l’un des moyens d’interrogation et de découverte sur ce qu’est le réel. La philosophie est quelque chose de sérieux, et non pas un simple passe-temps pour intellectuels en mal de célébrité. Si ce n’était pas le cas, cela voudrait dire que deux choses pourraient être à la fois “vraies” et “fausses”, selon la personne qui est appelée à porter un jugement. Mais, à moins de considérer que le réel n’est pas le réel, qu’il n’est que l’apparence des produits arbitraires de notre pensée, que la réalité n’existe pas en soi, cela n’a pas de sens. Si l’on accepte l’idée que la réalité existe indépendamment des représentations que nous nous en faisons, une même chose ne peut pas être à la fois “vraie” et “fausse”. Cela n’est possible que dans un système de pensée où l’on considère que la réalité et la magie sont une et même chose.

Si le “holisme” est une doctrine philosophique fondamentalement erronée c’est parce qu’il postule que parmi les hommes il yen aurait certains qui seraient différents et qui, grâce à leur science, ou simplement à la magie d’une élection “démocratique”, auraient la capacité refusée aux simples mortels de découvrir et d’exprimer ce qu’est l’intérêt du Tout.

Raisonner ainsi conduit directement au despotisme et à la négation de la liberté individuelle : car s’ils “savent” ce qu’est « l’intérêt général » alors pourquoi pourrions-nous leur refuser de nous contraindre à faire ce que nous ne ferions pas spontanément ? Il en résulte, à l’inverse , que si nous croyons à l’existence de ce qu’on appelle le “libre arbitre” individuel, parce qu’il s’agit d’un concept qui est nécessairement lié à l’expérience même que nous avons de ce que c’est qu’être un “être humain”, nous ne pouvons pas nous conduire comme si la liberté était quelque chose qui se découpe en rondelles au gré des fantaisies erratiques de quelque majorité politique, même “démocratiquement” élue.

Il s’agit d’une question de cohérence conceptuelle avec laquelle aucun compromis n’est possible, sauf à accepter que toute réalité est relative, et n’est donc pas la réalité. Toute idée de compromis entre des philosophies aussi opposées est absurde. C’est comme si l’on voulait concilier l’eau et le feu. Cela n’a pas de sens que de vouloir réconcilier, grâce à l’art de savants compromis, des systèmes de pensée aussi opposés. Si l’on croît en l’existence d’une vérité, l’un est vrai et l’autre est faux. Mais ni l’un ni l’autre ne peuvent être “à demi” vrai ou “à demi” faux. Entrer, ne serait-ce que par inadvertance, dans ce jeu revient à élever l’incohérence et l’art de la sorcellerie au rang de disciplines scientifiques. Je ne crois pas qu’une fois informés des conséquences conceptuelles de certains de leurs discours, des gens honnêtes puissent continuer à raisonner comme ils le faisaient avant.

La “guerre” n’est pas toujours celle que l’on croit

La croyance que nous vivons désormais une période de “guerre commerciale” mondiale est une illustration de ces aberrations conceptuelles auxquelles conduit subrepticement ce genre d’à peu près philosophique.

Pourquoi un pays aurait-il un “droit” à une certaine part du marché mondial ? Au nom de quoi ? Je sais que je peux démontrer pourquoi les hommes ont des “droits” : le droit à la liberté, le droit à la propriété, et le droit à conduire eux-mêmes leur vie (ces trois droits que l’on retrouve dans la déclaration des Droits de l’Homme de 1789). Je sais que je peux montrer pourquoi ces droits ont une existence “objective” et pourquoi, d’un point de vue philosophique, cette existence est liée à la nécessité métaphysique de l’existence d’un “libre arbitre”. Mais je n’ai jamais rencontré personne qui puisse, de la même façon, m’établir pourquoi les “nations” auraient, en matière de commerce international, des “droits” opposables aux autres nations, et me dire concrètement quels sont ces “droits”. Quand on parle de quelque chose il faut être sérieux. Les mots et les concepts ne sont pas des objets que l’on peut manipuler comme de vulgaires poupées.

De la même façon, pourquoi le marché “naturel” d’une industrie serait-il le “marché national” ? Pourquoi devrait-il s’arrêter aux frontières politiques ? Peut-on logiquement démontrer, de manière cohérente avec les fondements philosophiques et éthiques d’une société libérale, en quoi les industriels d’un pays auraient un “droit de propriété” sur le marché défini par ces limites ? Et pourquoi s’arrêter là… Pourquoi les industriels d’une région n’auraient-ils pas “droit” à une part réservée de ce marché régional ? Pourquoi ne pas continuer la démarche jusqu’à des niveaux géographiques et politiques inférieurs ? Il n’y a pas de raison de ne pas aller jusqu’à l’individu, et de déclarer que chacun a “droit” à une part bien définie de l’ensemble des ressources nationales, indépendamment de sa contribution à leur production, ou de tout autre mérite. Ce qui impliquerait comme corollaire qu’il serait interdit de donner à chacun plus que ce à quoi “il a droit”, même s’il travaille plus, même s’il est plus méritant, parce que cela reviendrait à priver quelqu’un d’autre de la part “naturelle” qui lui serait réservée. On voit par ce type de raisonnement comment le modèle de pensée protectionniste conduit très directement, par implications logiques successives, à une forme de société dont la nature serait de réduire au minimum le niveau des libertés individuelles.

En fait, la concurrence internationale n’oppose pas seulement des firmes étrangères entre elles, mais aussi des entreprises appartenant à un même pays. Par exemple, il y a en réalité deux moyens pour “produire” de l’acier. Le premier est d’avoir une usine qui en fabrique. Le second est tout simplement de produire autre chose, du blé par exemple, et d’utiliser les recettes ainsi gagnées à acheter de l’acier produit par des firmes étrangères. En ce sens, ceux qui produisent du blé et s’en servent pour acheter de l’acier étranger ne sont pas moins en concurrence avec les producteurs locaux d’acier que les fabricants étrangers. A l’inverse, fabriquer localement de l’acier réduit non seulement la demande d’acier importé, mais également les revenus de ceux qui cultivaient du blé pour importer ensuite de l’acier et le revendre localement. La “guerre commerciale” que les nations sont censées se livrer est ainsi une guerre qui n’oppose pas seulement des intérêts économiques ou industriels nationaux à des intérêts économiques ou industriels étrangers, mais également une guerre qui oppose entre eux les intérêts de différents groupes industriels appartenant au même pays. De ce point vue, s’il y a guerre, c’est en réalité une guerre de tous contre tous – autrement dit pas moins qu’un retour à « l’Etat de nature » auquel nous sommes condamnés dès lors que nous laissons à des majorités politiques de rencontre le droit de piétiner librement les droits de propriété individuels.

Le protectionnisme, alibi des groupes de pression

Nous en arrivons ainsi à la vérité fondamentale concernant les protectionnistes. Leur problème n’est pas de “sauver” leur pays contre « l’invasion » des produits étrangers (encore un autre mot piégé); ni même de sauver « l’emploi » en protégeant les entreprises locales contre la concurrence des importations étrangères. Leur vrai souci est simplement de faire triompher les intérêts corporatistes de leur profession, au sens le plus étroit du terme, non seulement contre les étrangers qui ont le culot de faire la même chose qu’eux, et souvent de meilleure façon et à meilleur prix, mais également contre les intérêts rivaux d’autres professions appartenant au même pays. Par exemple si, en tant que producteur d’acier lorrain (à l’époque où il y en avait encore) je demandais que l’on contingente les importations d’acier allemand pour maintenir l’emploi en Lorraine, le problème n’était pas seulement que ma demande allait créer un dommage dont souffriraient les ouvriers des aciéries allemandes; il était aussi qu’en acceptant ma demande l’Etat renchérissait le prix des tôles vendues aux constructeurs automobiles français, rendant ceux-ci seront moins compétitifs sur les marchés internationaux, et qu’en conséquence en sauvant des emplois lorrains, c’était peut-être d’autres emplois français que je condamnais à disparaître, mais localisés dans des usines automobiles situées dans le nord ou dans la région parisienne.

Cette “guerre commerciale mondiale” est ainsi une guerre qui oppose non seulement les intérêts des industriels ou des salariés français aux intérêts d’industriels et de salariés étrangers, mais également une guerre qui oppose des intérêts industriels et régionaux français à ceux d’autres professions et d’autres régions françaises. L’appel à « l’intérêt national » n’est en réalité qu’un alibi, une excuse utilisée par un grand nombre de groupes d’intérêts minoritaires dans l’espoir d’obtenir la complicité du plus grand nombre pour les aider à faire passer en priorité la promotion de leurs propres intérêts corporatifs avant ceux des autres professions ou groupes d’intérêts rivaux.

A l’époque où il était Président des Etats-Unis, Ronald Reagan s’est toujours présenté comme un défenseur acharné du libre-échange. Il n’a eu de cesse de rappeler dans ses discours que la fameuse loi tarifaire Smoot-Hawley de 1930 fut ce qui déclencha la grande guerre commerciale des années trente, responsable de la chute du monde entier dans les affres de la Grande Dépression.. Il n’en reste pas moins que, tout au long de ses deux mandats, les lobbies protectionnistes américains ont continué à remporter un certain nombre de victoires (comme la contrainte imposée aux japonais de limiter volontairement leurs exportations automobiles aux Etats-Unis).

Comment expliquer cette énorme contradiction entre le discours officiel du Président le plus libéral que les Etats-Unis aient jamais connu, et ce résultat ? La réponse vient de la tactique de compromis adoptée par le gouvernement de l’époque pour essayer de calmer du mieux qu’il pouvait l’ardeur des lobbies protectionnistes à l’œuvre dans les couloirs du Congrès de Washington. Pour éviter que ce soit pire, l’Administration républicaine se sentait contrainte d’accepter le vote d’au moins certaines des propositions protectionnistes ayant le support des députés. Mais jamais une approche au coup par coup n’a été efficace. La raison en est simple. Le seul fait de donner satisfaction à un groupe d’intérêt particulier encourage les autres à redoubler d’ardeur, et à en demander davantage. C’est ce qui s’est passé. Les dirigeants libéraux américains ont perdu de vue que chaque fois qu’ils acceptaient, même de manière exceptionnelle, la requête d’un lobby protectionniste pour le relèvement d’un droit de douane, l’instauration d’un nouveau mécanisme de quota, etc… c’était un coup de plus qu’ils portaient à l’autorité morale de tout l’argument en faveur d’une société de libre-échange. Chaque groupe de pression particulier était fondé à se demander “pourquoi pas moi ?”.

I1 en va de même en Europe. La Communauté Européenne a été conçue pour réaliser un vaste marché sans entraves quantitatives ni tarifaires au commerce entre les pays membres. Mais les lobbies trouvent toujours un moyen pour tourner la loi générale et obtenir des protections particulières. Dans le cas européen, ils se servent des réglementations nationales sur l’environnement, la santé, la sécurité, l’organisation des marchés publics, etc… comme adjuvants pour rendre plus difficile à leurs rivaux étrangers l’accès aux marchés nationaux. L’objectif de l’Acte unique de 1985 était d’éliminer toutes ces dernières pratiques protectionnistes déguisées. Trois moyens ont été utilisés : l’harmonisation des législations nationales et leur remplacement par une réglementation européenne unique; le principe de “l’équivalence des normes” adopté par la Cour de Justice de Luxembourg en 1979, et l’application de la législation sur la concurrence pour obtenir l’élimination des monopoles publics réglementaires et empêcher que les Etats continuent indûment de subventionner des secteurs qu’ils considèrent comme prioritaires, faussant ainsi la concurrence avec les autres firmes du Marché commun fabriquant les mêmes produits. Vingt cinq ans après , ce programme est encore très loin d’être réalisé. Ce qui en dit long sur long sur l’extraordinaire résistance des lobbies nationaux.

Par ailleurs, il est également frappant de voir que ceux qui se comportent comme les plus rigoureux des procureurs dés lors qu’il s’agit de la réalisation du marché interne, sont aussi souvent les mêmes qui réclament le renforcement des protections commerciales aux frontières de la Communauté. Le libre-marché serait bon pour les européens entre eux, mais il ne le serait pas dans leurs rapports avec le reste du monde. Là, ce qui triomphe à nouveau est la logique guerrière de l’affrontement entre “puissances rivales”. On retrouve , à un échelon différent, celui d’une association de nations, les mêmes raisonnements fallacieux. Il n’y a pas de raison pour que ces raisonnements soient davantage valables parce qu’il s’agit d’un groupe de nations qui renoncent partiellement à l’exercice de leur souveraineté politique. On y retrouve les mêmes erreurs et confusions conceptuelles que précédemment.

L’idée qu’un certain protectionnisme européen serait indispensable pour donner une chance à l’idée politique d’une Europe unifiée de se concrétiser d’une manière durable signifie simplement que ceux qui tiennent ce discours considèrent qu’il n’y a pas d’autre moyen de lier les européens entre eux que de leur désigner un “ennemi” commun. Selon les circonstances, et les époques, cet ennemi est le Japon, les Etats-Unis, et aujourd’hui la Chine, ou même l’ensemble des pays émergents. Cela est grave car on sait malheureusement où ce genre de politique a finalement conduit de trop nombreuses fois. Il s’agit d’un comportement, il faut le dire bien haut, tout à fait irresponsable. Le véritable idéal de la construction européenne est un idéal de paix. Ce n’est pas en singeant le langage guerrier, même s’il ne s’agit que d’analogies en principe parfaitement pacifiques, que l’on renforcera la réalisation de cet objectif.

L’argument moral contre le protectionnisme

Tout le problème vient finalement de ce que les arguments en faveur d’une politique de libre-échange sont abstraits et difficiles à observer concrètement alors que les inconvénients de passer d’une situation de protectionnisme au libre-échange, eux, sont clairement visibles et immédiats.

Ces “coûts” du libre échange, il est facile de les voir à la télévision, par exemple sous les traits de ces métallurgistes qui craignent d’être mis au chômage et qui défilent sur les écrans en criant leurs slogans. A l’inverse, ces ingénieurs, ces cadres, ou même ces ouvriers qui ne seront pas embauchés parce que les plaques de tôle françaises coûtent plus cher que si elles étaient librement importées d’Asie et autres pays émergents, personne ne les connaît et ne les connaîtra jamais. On ne verra jamais leurs visages sur l’écran de télévision. De même avec l’accroissement de richesse dont tous les français seront privés, ou la réduction du taux de croissance. Ce sont là des concepts qu’il est difficile d’isoler et de photographier. I1 est donc inévitable que les images de télévision pèsent finalement plus lourd que les meilleurs argumentaires des meilleurs économistes. Dans notre société hypermmédiatisée, l’argument en faveur du libre-échange est quelque chose de très difficile à vendre.

Si l’on veut que le libre-échange ait une chance de survivre, il faut recentrer le débat en abandonnant le terrain des arguments purement économiques, pour défendre de manière plus politique le droit des consommateurs, de tous les consommateurs à acheter ce qu’ils désirent au meilleur des prix possibles. Dans son fameux arrêt cassis de Dijon de 1979, la Cour de Justice des Communautés européennes avait posé le principe que tout produit également fabriqué et vendu dans un des pays-membres conformément à la législation qui y est en vigueur, devait pouvoir être librement vendu dans tout autre pays de la Communauté, même si les réglementations y sont différentes. C’est le principe de “la concurrence des normes”. Le libre-échange n’est pas autre chose que l’extension du champ d’application de ce principe aux consommateurs du reste du monde.

Pourquoi les consommateurs auraient-ils des “droits” différents selon qu’ils habitent dans un pays ou dans un autre ? Par définition, la notion même de “droits” est un concept universel. Si nous prenons sérieusement l’idée que les individus ont des “droits”, il en découle nécessairement que tout citoyen d’un pays libre a, par définition, un “droit égal” à se procurer les biens et services dont il a besoin auprès de tout fournisseur domestique ou étranger dont l’activité est légalement reconnue par les lois du pays où il est installé. Tout entrave réglementaire à cette liberté, qu’elle prenne la forme d’un droit de douane, d’un quota, ou de tout autre chose, est nécessairement une violation de ce “droit” individuel; une violation qui implique que ceux qui s’y livrent, ou s’en font les complices, croient en l’existence de “droits collectifs” d’essence supérieure aux “droits individuels”. Mais s’il en est ainsi, cela signifie qu’en réalité ces soit-disant droits individuels ne sont plus des “droits” du tout puisque la notion même de “droits” suppose qu’il n’y ait pas d’autre limite à leur exercice que le respect des “droits” identiques des autres. On est bel et bien, encore une fois, de retour dans un autre univers mental de type “holiste” et collectiviste plus ou moins prononcé, où, sans qu’on s’en rende nécessairement compte, on accepte l’idée que l’Etat est un “Être” spécifique, doté d’une “savoir supérieur”, qui lui donnerait accès à la connaissance de ce qu’est le “bien commun” de la Nation.

Répétons-le encore une fois, de manière solennelle : on ne peut pas à la fois se réclamer d’une philosophie de liberté individuelle et en même temps accepter sans se contredire que l’Etat ait le droit de restreindre, d’une manière ou d’une autre, le libre exercice par les individus de tous leurs “droits” économiques

Malheureusement, ces arguments éthiques et moraux restent régulièrement absents du débat parce que la faute a été commise de laisser le terrain aux groupes de pression de toutes sortes, dont l’habileté est d’utiliser à plein la sympathie naturelle de l’opinion publique pour tous ceux dont les malheurs s’expriment au grand jour des écrans médiatiques. Nous devrions nous soucier davantage de recentrer le débat sur le “droit” moral de chacun à acheter ce qu’il désire au prix le plus bas possible. L’analyse économique ne peut pas tout résoudre, et encore moins convaincre.

Au total, le protectionnisme – même sous ses formes les moins agressives – n’est qu’une gigantesque arnaque idéologique utilisée pour permettre à certains de s’assurer des “rentes” économiques, financières et politiques sur le dos des contribuables et des consommateurs, sans qu’ils aient la moindre envie de résister.

 

* Henri Lepage est un économiste libéral français et président de l’Institut Turgot

Cet article est publié en partenariat avec l’Institut Turgot.

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6 Comments

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  • Raffarin2012 , 8 mars 2012 @ 11 h 13 min

    Excellent article, tout est dit.

  • Jean-Philippe LEMAIRE , 8 mars 2012 @ 19 h 40 min

    Ecrit en 1999 par un des chefs de file de « l’arnaque idéologique » fustigée par Monsieur Henri Lepage, dans un livre sous-titré « L’évidence empirique » :
    « De l’ensemble de cet ouvrage résultent quatre conclusions tout à fait fondamentales :
    « – Une mondialisation généralisée des échanges entre des pays caractérisés par des salaires très différents aux cours des changes ne peut qu’entraîner partout, dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, chômage, réduction de la croissance, inégalités, misères de toutes sortes. Elle n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable.
    – Une libéralisation totale des échanges et des mouvements de capitaux n’est possible, elle n’est souhaitable que dans le cadre d’ensembles régionaux des pays économiquement et politiquement associés et de développement économique et social comparable.
    – Il est nécessaire de réviser sans délai les Traités fondateurs de l’Union Européenne tout particulièrement quant à l’instauration d’une préférence communautaire.
    – Il faut de toute nécessité remettre en cause et repenser les principes des politiques mondialistes mises en œuvre par les institutions internationales, tout particulièrement par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). »

    L’arnaqueur idéologique ne serait-il pas plutôt Monsieur Henri Lepage, auquel il faut reconnaître qu’il ne mord pas la main qui le nourrit ?

  • Jean-Philippe LEMAIRE , 9 mars 2012 @ 7 h 39 min

    Il faut quand même oser ! Maurice Allais doit se retourner dans sa tombe en lisant de tels propos…

  • SergeG , 11 mars 2012 @ 9 h 06 min

    Au total, le protectionnisme – même sous ses formes les moins agressives – n’est qu’une gigantesque arnaque idéologique utilisée pour permettre à certains de s’assurer des « rentes » économiques, financières et politiques sur le dos des contribuables et des consommateurs, sans qu’ils aient la moindre envie de résister.

    La conclusion de ce “monsieur” peut tout à fait être transposée :
    Au total, le libéralisme – même sous ses formes les moins agressives – n’est qu’une gigantesque arnaque idéologique utilisée pour permettre à certains de s’assurer des « rentes » économiques, financières et politiques sur le dos des contribuables et des consommateurs, sans qu’ils aient la moindre envie de résister.

    Au risque de déplaire je constate que le libéralisme nous a conduit dans une impasse similaire à celle du communisme.
    La dictature du prolétariat et la dictature des marchés ont conduit à des impasses dans lesquelles nous sommes actuellement.
    Une nation est un territoire ou s’expriment une histoire une culture une organisation politique et économique et des solidarités. Lorsque le consommateur achète des produits réalisés en France il contribue au financement de la solidarité dont il bénéficie d’où la nécessité de la TVA dite sociale ou anti-délocalisation.
    Le système libéral nous ramène à la loi de la nature : la loi du plus fort est toujours la meilleurs !

  • XP , 11 mars 2012 @ 16 h 10 min

    Maurice Allais doit se retourner dans sa tombe ?

    De toute façon il intéresse qui hormis le FN et ses anciens collègues du journal “L’Humanité” ?

  • Indépendant , 15 mars 2013 @ 19 h 57 min

    Il est évident que le libre-échangisme mondial, par la concurrence étrangère et les délocalisations d’entreprise quil entraîne, détruit notre économie et nos emplois. Une économie forte est une économie diversifiée et non pas spécialisée. Les partisans du l-b. intégral, oublient souvent de dire que les faits, les chiffres et lhistoire leurs donnent torts. Il suffit de constater que ce sont justement les pays qui protègent leurs intérêts économiques vitaux qui réussissent le mieux au niveau de la prospérité et qui ont un taux de chômage plus bas que les autres.

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