Marc Crapez : “Les frondeurs permettent au PS de ratisser large en jouant sur deux tableaux : la posture morale et la possession du pouvoir”

Entretien avec Marc Crapez, chercheur en science politique, sur l’actualité politique de la semaine écoulée.

Quel bilan peut-on faire du congrès du PS ? A part la robe légère de Najat Vallaud-Belkacem, était-il intéressant ? Un temps, Manuel Valls lui a même préféré la finale de la Ligue des Champions… Partagez-vous le constat d’Arnaud Montebourg et de Mathieu Pigasse d’une “gauche de gouvernement qui semble avoir abandonné la France” ?

La fronde d’Arnaud Montebourg reste un épiphénomène et passe pour une concurrence d’idées et non de personnes. Globalement, les socialistes ont réalisé un coup de maître en se démarquant de l’atmosphère de rivalité de personnes au congrès des Républicains. Ils ont su serrer les rangs, se ressouder dans l’anti-sarkozysme et illustrer leur capacité de synthèse. Personne n’observe que les participants se sont réunis en conclave façon Soviet suprême, avec fauteuils rouges, mines studieuses et applaudissements automatiques des délégués en rangs d’oignions.

« Les intellectuels de gauche soulèvent quelques lièvres mais sans ébranler les fondations, sans s’affranchir du credo qui empêche la gauche de penser. »

La mise en veille des antagonismes se double d’une remarquable aptitude à l’autocritique, feinte ou réelle. D’abord à travers la presse, qui anime des débats cent fois resservis : « le PS peut-il disparaître ? », « le PS est-il suffisamment à gauche ? », « les intellectuels ne dérivent-ils pas à droite ? »… Ensuite ses mandarins, comme Jacques Julliard, soulèvent quelques lièvres mais sans ébranler les fondations, sans s’affranchir du credo qui empêche la gauche de penser. Ils sauvent l’essentiel, ce qu’Aron appelait le mythe de la gauche, l’idée que d’aucuns cherchent fondamentalement à bien faire même s’ils se trompent ponctuellement.

Que penser de la critique de Sarkozy effectuée par Valls ?

« Par ses pratiques dans l’opposition, Nicolas Sarkozy est déjà un problème pour le pays », dixit Manuel Valls, qui lui impute aussi « l’outrance et la hargne », et refuse qu’il « récidive » à la tête de l’Etat, car le choix du mot Républicains serait un « trafic d’appellations ». C’est un condensé d’anti-sarkozysme apte à cimenter la gauche et l’extrême-gauche.

Chaque mot compte. La « hargne » est le degré en dessous de la « haine » qui signifie, en langage codé, l’extrême droite. La « récidive » est une rétorsion sémantique d’une préoccupation de droite contre la récidive des délinquants. Le « trafic » peut évoquer la notion de « trafiquant de l’antisémitisme », ou celle de droite buissonnière faisant contrebande d’idées maudites, dans les deux cas cela renvoie à l’extrême droite. Enfin, l’expression « problème » provient de l’influence de la gauche sur les sciences sociales : la notion de questionnement commanderait de ne pas « prendre le problème pour la solution », ce qui serait « une fausse bonne idée », mais de « retourner la question ».

Valls dit d’ailleurs de Sarkozy : « Je ne veux pas qu’il continue d’ouvrir un peu plus la porte à cet ennemi redoutable qu’est l’extrême droite » (comme dans la littérature antisémite où un ennemi tentaculaire se glisse subrepticement). Le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, vient de publier « L’Europe sous la menace national-populiste ». Son prédécesseur, Harlem Désir, déclarait que « le Front national est plus que jamais une menace réelle ».

C’est le thème de la « montée des périls », danger imminent de basculement dans un régime d’extrême-droite. Valls exploite à fond l’idée de collusion entre droite et extrême-droite alors que, dans ses livres, il s’opposait à cet amalgame (L’énergie du changement, 2011 ; Pour en finir avec le vieux socialisme, 2008).

« Les professions de foi de pureté sont le propre de surenchères qui ne demandent qu’à être calmées, et leurs auteurs font de ‘parfaits notaires’, suivant la formule de Charles Longuet en 1868. »

Que penser de l’attitude des frondeurs ?

« Hors de question que l’on rentre dans le rang ! », jure un frondeur. Avant qu’une chape de plomb ne s’abatte sur le courant socialiste (le « mentir vrai » d’Aragon) les militants étaient normalement lucides et avertis par le commerce des hommes sur la nature humaine. Aussi savaient-ils que les professions de foi de pureté sont le propre de surenchères qui ne demandent qu’à être calmées, et que leurs auteurs font de « parfaits notaires », suivant la formule de Charles Longuet en 1868.

Les frondeurs sont idéologiquement inconséquents, sinon inconsistants, car le PS a toujours été du côté d’une gauche qui « n’inquiète pas les intérêts », selon la formule d’André Siegfried. Contrairement à Jean-Luc Mélenchon, dont la doctrine est cohérente, les frondeurs n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Ils ne peuvent guère peser ou infléchir la ligne. Ils n’ont même pas un rôle de poil à gratter stimulant l’inventivité du parti. Ils sont la caution morale d’un PS rattrapé par sa conscience au sujet de ses promesses électoralistes. Ils servent à ranimer la flamme pour ne pas désespérer Billancourt. Ils permettent au parti de ratisser large en jouant sur deux tableaux : la posture morale et la possession du pouvoir.

« Le PS français n’a jamais voulu assumer ce modèle réformiste, qui exige de renoncer aux chimères de l’utopie… Par une sorte de dissociation ou dédoublement de la personnalité, on préfère le flou artistique à l’aggiornamento. »

Quelle doctrine au PS ? La gauche sociétale a aujourd’hui le dessus au sein du PS. La gauche historique, ouvrière, a-t-elle d’autre issue que le FN ?

Pas vraiment car le PS n’a pas de doctrine. Une « génération Mnef », composé d’opportunistes dont Lionel Jospin n’avait pas voulu, est désormais à la manœuvre derrière François Hollande. Certes, il ne faut pas noircir le tableau, des universitaires tels que Julliard et Lazar contribuent à une autocritique qui rencontre un écho. Mais fondamentalement, une croix est faite sur les petits blancs peuplant la France profonde.

Les mots ont un sens. Se vouloir en pratique social-libéral, sans toucher à l’étiquette théorique « socialiste » est une usurpation d’identité. En effet, le socialisme revendique une partie de l’idéal communiste de collectivisation des moyens de production. En langage populaire, « il faut faire payer les riches ». La politique économique des gouvernements Blum et Mauroy impliqua relance par la consommation, taxation des riches, mesures coercitives contre les entreprises, nationalisations, contrôle des changes et restrictions apportées aux libertés publiques.

La social-démocratie, de son côté, consiste, dans le cadre du régime capitaliste, et d’une optique pro-business pragmatique, à éponger le chômage par l’emploi public, l’éducation et la redistribution. Appliquée dans les années 1970 par Olof Palme en Suède, c’est approximativement le Cartel des gauches en France, un modèle amendé par Tony Blair, qui serra les boulons de l’emploi public.

« La gauche qui s’affiche socialiste ne peut pas ne pas décevoir en trahissant ses promesses. Elle se paie de mots mais n’agit pas en accord avec ses idées. »

Le PS français n’a jamais voulu assumer ce modèle réformiste, qui exige de renoncer aux chimères de l’utopie. Benoît Hamon, dont la motion « à gauche pour gagner » vient de recueillir 29 %, assurait en 2010 : « On n’est plus dans l’accommodement du capitalisme, nous proposons un nouveau modèle ». La charte du parti, elle-même, certifie : « Nous agissons dans le cadre de l’économie de marché. Nous refusons la société de marché ». Ce jésuitisme permet de ménager les avis les plus contradictoires. Par une sorte de dissociation ou dédoublement de la personnalité, on préfère le flou artistique à l’aggiornamento.

Le fond de l’affaire est que le PS a partie liée avec l’extrême-gauche, et ne veut pas se fâcher avec elle. Dès lors, la gauche qui s’affiche socialiste ne peut pas ne pas décevoir en trahissant ses promesses. Elle se paie de mots mais n’agit pas en accord avec ses idées. Elle refuse d’affronter ses antinomies entre accroissement des libertés publiques et réduction des inégalités sociales.

On a l’impression qu’à mesure que le système se collectivise, la gauche a plus de mal à exister. Un peu comme si son programme était appliqué en totalité par la droite comme par la gauche, comme si cela ne marchait pas et rendait beaucoup de Français malheureux et qu’elle ne savait plus quoi faire…

C’est une perspective intéressante. D’un point du vue social-démocrate, la droite française au pouvoir ne fait rien de bien méchant. Dès lors, l’alternative politique tourne à vide et les possibilités de changement paraissent factices. Certains électeurs de droite sont tellement malheureux qu’ils en viennent à se dire que seule la gauche pourrait « faire le job » (des réformes), sans que la rue ne paralyse le pays. Quant au blues d’une partie de la gauche, il résulte de l’escroquerie intellectuelle que j’ai soulignée, qui consiste à persister à invoquer le mot socialisme en faisant miroiter la justice sociale.

Vous et moi ne sommes pas de gauche mais de votre point de vue, que pourrait-elle proposer d’intéressant et d’intelligible aux Français en restant de gauche ?

S’engager dans une forme de blairisme. Les camarades craignent un risque de scission sur leur gauche (de type Die Linke), qui accroîtrait les risques d’éviction au second tour de la présidentielle. Ils sont orphelins de Mitterrand et prisonniers de l’imposture de la thèse de Hollande sur la consensualité des réformes, alors que c’est envers et contre tout que Göran Persson en Suède et Gerhart Schröder ont crevé la bulle de l’emploi public et parapublic. Ces dirigeants socialistes d’origine ouvrière ont renoué avec de grands ancêtres, tel Auguste Vermorel qui, sous la Commune, déclarait : « le fonctionnarisme, en créant une classe de parasites, est le plus grand fléau de la liberté ».

> la page Facebook de Marc Crapez

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4 Comments

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  • 0 / 10
  • thierryl , 9 juin 2015 @ 7 h 31 min

    Excellent article.
    Cela fait quelque temps que je suis les analyses pertinentes de Mr Crapez. Il donne à penser et à voir.
    Et les explications ne sont jamais simplistes, comme on le subit trop souvent dans d’autres médias.

  • Melisenda , 10 juin 2015 @ 18 h 35 min

    Les Frondeurs se contentent de faire tapisserie et leur posture n’est qu’une imposture : ils font savoir qu’ils ne sont pas d’accord avec certaines décisions de leur parti mais refusent d’assumer leur désaccord lors des votes engageant l’avenir de la France et des Français.

    Je me demande, mais en réalité, j’en suis convaincue, en effet, que tout cela n’est que vaste comédie pour faire accroire qu’il existe une gauche qui éprouve de l’empathie pour le peuple français dont une grande partie a eu la naïveté de leur faire confiance.

    J’attends d’eux des actes courageux et citoyens, pas le droit de retrait.

  • un lecteur de passage , 10 juin 2015 @ 19 h 02 min

    La posture des “soi-disant” frondeurs me rappelle celles des acteurs chevronnés des séries policières.

    Lors des interrogatoires, les délinquants font face à deux policiers qui se relèvent à tour de rôle : —

    Le flic bourru, particulièrement antipathique, qui s’approche au plus près du voyou ” tu vas répondre à mes questions et me dire la vérité si tu ne veux pas que je te mette la tête comme du foie de veau.”

    Et le gentil officier de police, qui propose un café au gardé à vue : ” avec combien de sucres, ça te dirait un croissant au beurre…”

    Les deux enquêteurs n’ont qu’une envie, celle d’obtenir les aveux du mis en cause que tout accable. Sachant qu’ils ont affaire à un pro, ils tentent d’amadouer le plus que suspect avec celui qui tient le rôle du gentil.

    Idem avec les frondeurs, tout ça ce n’est que du cinéma pour les bulots.

    M. Crapez a tout compris, reste à savoir si à force de ratisser large, les dents du râteau du PS résisteront jusqu’en 2017 à l’usure du temps ?

  • Pascal , 11 juin 2015 @ 15 h 02 min

    La définition que donne Marc Crapez de la social-démocratie est son acception vulgaire et anhistorique.

    Il ne peut y avoir social-démocratie sans un grand parti ouvrier (de gouvernement) relais d’un syndicalisme de masse. Or en France il n’y a jamais eu de social-démocratie, comme il y en eut naguère en Allemagne, au Royaume-Uni et en Scandinavie. Nous sommes passés d’un syndicalisme révolutionnaire, de combat, l’anarcho-syndicalisme, à un syndicalisme indépendant des partis politiques (Charte d’Amiens de 1906). Malgré les incestueuses relations entre le PCF et la CGT, nous n’avons jamais eu l’équivalent d’un Labour ou d’un Sozialdemokratische Partei Deutschlands, relais d’un syndicalisme de masse.

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