Un confinement, des masques, des patates chaudes et des parapluies

La stratégie du gouvernement paraît floue et contradictoire. Elle obéit cependant à une logique extrêmement claire, implacable. C’est d’autant plus important de comprendre le genre de sauce qu’il concocte que c’est nous qui sommes supposés en être le plat….

Dans un ancien article, j’avais émis l’hypothèse que le gouvernement avait plus peur de la crise médiatique que de la crise sanitaire, et plus encore de la crise économique à venir. Cela paraissait logique puisqu’on peut penser que la crise sanitaire devrait être transitoire (finie d’ici l’été ?) alors que la crise économique promet d’être durable, jusqu’à la présidentielle et au-delà. J’avais donc pensé que le gouvernement déconfinerait très vite, ce qu’il n’a pas fait. Ensuite, j’ai attribué ce report du confinement (qui constitue un gros risque pour la réélection d’Emmanuel Macron) à l’égo du personnage.

Je me suis trompé. Si j’avais perçu l’obésité administrative, je n’en avais pas compris les conséquences. C’est l’interview de Philippe de Villiers par Jean-Jacques Bourdin, le 23 avril, qui m’a donné la clef. Cette logique est confirmée par Arnaud Benedetti, et aussi par Elisabeth Lévy. En fait, nos chefs ne craignent véritablement ni la crise sanitaire, ni la crise médiatique, ni même la crise économique, mais bien la crise judiciaire. Ils sont hantés uniquement par la crainte de méga-procès type « sang contaminé », et n’ont en tête que trois idées : Comment ouvrir son propre parapluie, pour éviter de se faire pincer demain par les mâchoires judiciaires ? A qui refiler la « patate chaude », pour ne pas avoir à s’engager soi-même ? Qui, autour de soi, peut-on rendre responsable des échecs à sa place ? C’est à ce mistigri politique que nous assistons, médusés.

La première à avoir « dégoupillé », c’est Agnès Buzyn. Certains ont attribué son interview du 17 mars à un excès de sincérité, mais d’autres ont fait remarquer qu’elle avait su, avec une habileté consommée, quitter le navire à temps et accuser du naufrage, par avance, ses petits camarades. « De la belle ouvrage », aurait dit Alain Savary (comme au sortir du Congrès d’Epinay, lorsque François Mitterrand lui a soufflé la place). « C’est pas moi, c’est eux ». Sincère ou non, Buzyn a lancé, dès le début de la crise, la course au refilage de la « patate chaude », dont nos chefs semblent être des champions.

Ensuite, il y a eu l’affaire des masques et des kits. S’il y avait, dans la perspective d’un « Armageddon » juridique, un secteur à privilégier, c’était l’hôpital, parce que c’est surtout là qu’étaient les morts et les caméras. Ainsi, la terreur du manque de masques et de kits a conduit l’administration à bloquer toute initiative privée, pour la production comme pour la vente (interdiction aux pharmacies !), et même pour les soins (médecins libéraux oubliés) de peur qu’une ruée du public ne dessaisisse l’Etat du minimum indispensable pour ses hôpitaux. De même, l’Etat, pour se couvrir, a multiplié les procédures d’homologation, afin de ne pas être accusé d’avoir donné son accord à des produits défectueux. Ceci tout en encourageant les français à se faire eux-mêmes leurs propres masques, sans aucune homologation, avec un risque avéré pour eux-mêmes, mais sans risques pour nos courageux leaders.

Mais en faisant cela, l’Etat s’est tiré dans les pieds une rafale magistrale, puisqu’en bloquant le secteur privé, il s’est condamné lui-même à la pénurie, et à l’achat en Chine, au moment où le rouleau compresseur américain passait aux achats… Pire, il n’a même pas pu couvrir l’hôpital, qui a étalé au grand jour sa misère et sa colère. L’opération « applaudissement », vivement encouragée par le pouvoir pour détourner l’attention, n’a pas suffi à cacher ce manque.

Même chose pour les cliniques privées, qui sont restées, pour beaucoup, honteusement vides, au moment du pic de crise, parce qu’aucune ARS n’a voulu y envoyer des malades, tant que les prix de cession n’étaient pas négociés, ce qui a été le cas lorsque le pic était passé…

Ensuite, la décision du confinement n’a pas été trop difficile à prendre, car tant que les français sont bloqués chez eux, ce sont eux-mêmes qui sont responsables s’ils sortent, et pas le gouvernement. Vu de cette façon, plus ça dure, moins nos fonctionnaires sont en risques…  Cela explique aussi pourquoi le gouvernement a fait du zèle (à l’exception notable des banlieues). En effet, sur le plan du risque judiciaire, verbaliser les petites mamies sorties devant chez elles sans dérogation dans le Tarn, à Nice, ou au Guilvinec n’est pas trop dangereux….

La communication gouvernementale a suivi la même logique :

D’abord, dramatiser la crise. En effet, pour se « couvrir », il est nécessaire de montrer que c’est le virus qui est fort, plutôt que de dire que c’est le gouvernement qui est faible. Le problème, c’est qu’il va falloir, pour que les français retournent travailler, leur expliquer que le virus est fort, et « en même temps » suffisamment faible pour qu’ils sortent quand même de chez eux…

Ensuite, les annonces. Chaque fois, l’information a été cachée, puis médiatisée lorsque le déni n’était plus possible. Cela a été le cas au début de l’épidémie elle-même, puis concernant les EHPAD. Le gouvernement ne savait-il rien du drame qui s’y déroulait ? Par contre, dès que cela a commencé à sortir sur les réseaux, la com’ gouvernementale l’a intégré : « Je n’ai pas menti, M’sieur ! ».

Enfin, la « grand-messe » journalière de Jérôme Salomon. Lire des chiffres, sans jamais parler de stratégies ni de décisions, est le summum de la « langue de bois » pas dangereuse. En se tenant à cette ligne, personne ne pourra lui reprocher juridiquement quoi que ce soit.

La question du confinement était facile à résoudre, celle de la sortie du confinement est une toute autre affaire, parce que là, il faut prendre un risque, se « mouiller ». C’est là que la chose devient, tout naturellement, paroxystique. D’abord, Emmanuel Macron s’est bien gardé, dans son allocution du 13 Avril, de donner le moindre détail, mis à part la date du 11 Mai, et l’annonce de la reprise des écoles, annonces aussitôt tempérées par les annonces suivantes : ce sera « progressif », « pas pareil pour tout le monde », donc « en même temps » le 11 et pas vraiment le 11…

Dans cette séquence, on a remarqué que le Conseil Scientifique a vite ouvert son propre parapluie concernant l’Ecole. Partisan, au départ, d’un retour des élèves en Septembre, puis ayant fait des propositions qu’il sait impraticables, il a très bien joué sa partition maximaliste, préparant sa défense juridique, en réponse aux affirmations du Chef de l’Etat, qui n’a cessé, depuis le début de la crise, de chercher à « s’appuyer sur les conseils des scientifiques », dans le but probable de leur faire porter le chapeau si ça tourne au vinaigre. On peut penser que c’est à cela, servir de fusibles, que devait servir la création même du Conseil Scientifique et du CARE. En effet, en quoi le Président a-t-il besoin d’un Conseil officiel pour prendre ses avis ? Il peut rencontrer qui il veut. Mais ces vieux fonctionnaires matois de la haute administration médicale ne se laissent pas piéger aussi facilement… On comprend que Raoult n’ait pas été intéressé à jouer ce jeu.

Ensuite, l’annonce de la date du 11 Mai par le Président était aussi un « grand moment ». En effet, ne pouvant pas être tenu responsable juridiquement d’actes commis pendant la durée de son mandat, sa hiérarchie des risques n’est pas la même que celle du gouvernement. Son risque à lui est politique, et pas judiciaire. C’est sa propre réélection qui le hante, et non pas un méga-procès. Pour cette raison, son intérêt tend à minimiser les risques sanitaires (portés par le Premier Ministre), et à maximiser le risque économique (l’une des clefs de sa réélection). Dès la question du déconfinement posée, il existait une fracture politique latente entre Macron et le gouvernement, que nous voyons peu à peu s’ouvrir. Il était logique que le Président annonce une date plus proche que ce que souhaitaient ses ministres (en tout cas Philippe et Véran, qui portent le risque sanitaire). On a constaté la marque de confiance qu’il leur a faite en leur annonçant la date quelques minutes avant son allocution…..

L’annonce de cette date par le Président peut être interprétée de deux façons. Soit il a cherché à mettre la pression sur le gouvernement, pour qu’il accélère enfin la réception des masques, des kits et du reste, qui seront la clef de la prochaine séquence, soit il a voulu les « griller », pour pouvoir leur faire un procès d’incompétence, et pour ne pas paraître valider lui-même une décision de report tardif qui l’aurait rendu responsable de la crise économique à venir. Pression et chausse-trappe ne sont d’ailleurs pas incompatibles. De toute façon, en leur sciant ainsi les pattes, il s’est protégé des deux côtés. S’ils réussissent, il dira : « J’avais bien fait de leur botter les fesses ». S’ils ratent : « Je m’en doutais, c’est pour ça que je les change ». Et dans les deux cas : « J’aurai tout fait pour sauver les Français de la faillite ». Bien joué.

A tout cela, la conférence d’Edouard Philippe du 29 Avril a été la réponse attendue : pour ne pas se faire prendre au piège de l’ordre présidentiel, cette allocution devait consister à « dévitaliser », détricoter la décision, sans avoir l’air de le faire, en expliquant que « peut-être que oui, peut-être que non, ça dépendra », et c’est ce qu’il a fait. En effet, si des décisions ont bien été annoncées, elles sont tellement assorties de conditionnalités concernant les lieux et l’état futur de l’épidémie, pour permettre, à chaque fois, un retour en arrière, que le Premier ministre ne s’engage pour l’instant sur presque rien…

Pour le reste, on peut être assuré que le déconfinement sera fait « sur la base du volontariat », de façon à repasser la patate chaude, en dernier ressort, aux français eux-mêmes, à leurs patrons, aux Maires, aux chefs d’établissement scolaires, aux mamans, bref, à tout le monde sauf aux responsables. Ceci permettra, si nécessaire, de les rendre fautifs pour avoir pris des risques inutiles. Au fond, personne ne veut prendre le manche du déconfinement. On n’a même pas vu dans les médias « Monsieur déconfinement », Jean Castex, nommé pourtant depuis 3 semaines. Un comble ! Tout ça promet une belle pagaille. Mais les français doivent s’habituer (est-ce qu’ils s’en rendent compte ?) à devenir les responsables en dernier ressort de ce qui leur arrive. Le but principal de l’opération, c’est qu’ils signent une lettre de décharge au gouvernement… A vos risques et périls, chers français !

Enfin, la grande question finale, c’est : « A qui pourrons-nous couper la tête ? Qui ira au casse-pipe pour les autres ? ». A cette question, nous avons un début de réponse, avec la date choisie par Emmanuel Macron, pour piéger et sanctionner le gouvernement, puis avec les bruits qui courent, comme quoi le Président pourrait se débarrasser du Premier Ministre, lorsque ce dernier aura bu le calice jusqu’à la lie. Pour le bien de tous, avec les éloges unanimes pour son courage, en attendant demain un éventuel procès, il partira ainsi avec le mistigri. La séquence « économie » pourra s’ouvrir avec de nouveaux acteurs, jusqu’à la présidentielle. Tout cela, finalement, est très logique. Dans l’affaire, chacun se couvre, et c’est les français qui sont cocus, mais ça aussi, c’est une habitude…

François Martin, consultant

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