Ces invendus qu’il faudrait pourtant laisser détruire

Cette semaine encore, la lutte contre les méchancetés bat son plein. Si, la semaine dernière, il s’agissait essentiellement de faire entendre raison à ces abrutis d’automobilistes qui inconsciemment osent encore rouler dans leur voiture, il a été décidé cette semaine que ce serait ces scandaleux commerçants qui seraient la cible de la prochaine bordée de lois finement ciselées par un parlement en pleine ébullition, car il va bien falloir lutter contre le gaspillage, nom d’une pipe en bois de bazar en zinc !

Eh oui, vous l’avez compris : c’est le retour dans les astres politiques de la Comète du Gaspi qui revient nous visiter régulièrement et distribuer à tous, petits et grands, ses délicieuses lumières, ses principes bien étudiés et ses lois dont les effets délétères, aussi inévitables qu’imprévus, seront combattus lors du passage suivant.

Et cette fois-ci, c’est le premier ministre qui se colle donc à la tâche et nous propose d’interdire purement et simplement la destruction des invendus non alimentaires. L’étonnement est modeste puisque les âneries ministérielles interviennent après les précédents passages de la Comète Gaspi, en 2012 où on avait découvert les propositions loufoques d’un mini-ministre suivies en 2015 des saillies drolatiques d’un autre commis de l’État qui avaient abouties à une « loi consommation » consternante.

Avec l’arrivée de Macron au pouvoir et compte-tenu de l’absolue nécessité de tout bouleverser pour faire pareil, il était donc logique que l’actuel gouvernement prenne la suite de ces errements intellectuels. Voilà qui est fait avec les déclarations d’Ed l’Épicier de Matignon : présentée comme une « première mondiale », la mesure du premier ministre vise à imposer que les produits non alimentaires invendus ne soient plus détruits, mais recyclés ou donnés.

Comme d’habitude, l’idée derrière cette nouvelle interdiction part d’un dégoulinant sentiment de révolte face à ces stocks de produits en parfait état mais qui ne trouvent pas preneurs, dégoulinant puisqu’occultant complètement les mécanismes économiques qui aboutissent à ces stocks invendus, et occultant encore plus le fait que ces mécanismes sont le résultat des interventions grossières des précédents ministres dans l’économie.

Eh oui : comme je le mentionnais précédemment, les petits coups de mentons de Philippe interviennent après bien des lois entassées les unes sur les autres qui ont provoqué le constat courrouçant. C’est ainsi que l’interdiction de plus en plus stricte des ventes à perte a participé à cette situation : comme un produit ne peut plus être vendu à perte, on va le détruire.

Et si les commerçants les détruisent, c’est tout simplement parce qu’un stock qu’on ne vend pas est un poids financier qui grandit alors que le temps passe. Donner systématiquement ses invendus, c’est offrir la possibilité au client d’arbitrer sa consommation dans le temps : consommation immédiate mais payante, ou repoussée et gratuite… Pour beaucoup de biens non alimentaires, le calcul est vite fait.

Avec cette interdiction de la destruction des stocks, on signe de fait la mort de la distribution de détail et des petits et moyens commerces. Ne pouvant plus constituer de stock (tout invendu accroissant l’intérêt du consommateur à attendre pour l’obtenir gratuitement), ces commerces vont donc privilégier la prise de commande, et perdre alors le seul intérêt qu’ils avaient (la disponibilité immédiate, au lieu d’achat) par rapport aux commerces en ligne, déjà installés et dont la logistique quasiment en flux tendu ne souffrira pas de cette loi.

L’étape suivante est limpide : Édouard ou son remplaçant, les yeux vaguement humides de constater la disparition des commerces de proximité, se fendra d’une nouvelle loi ou préférablement d’une bonne grosse taxe « pour sauver ces commerces » et pour tabasser « faire payer les sites en ligne ». Ceux qui seront contre (forcément ultralibéraux) seront taxés de peticommerçophobes et naturellement voués aux gémonies.

La taxe, bien évidemment autant payée par les sites en ligne que celle sur le lait est payée par les vaches, sera donc intégralement reportée sur les clients finaux, augmentant les prix, diminuant la consommation, ce qui propulsera un nouveau clown à roulette sur le devant de la scène : la lippe tremblante, l’œil encore une fois légèrement humecté par l’émotion, il nous vendra la nécessité d’un grand plan de sauvegarde du pouvoir d’achat, probablement financé avec une hausse d’impôts (pour changer des taxes, soyons raisonnables).

On imagine sans mal que ce nouvel impôt aidera bien évidemment les plus pauvres (dont le nombre aura augmenté, comme c’est étrange !) et qu’il ira frapper en priorité ces classes moyennes un peu trop dodues dans lesquelles on trouve les consommateurs habituels des commerçants (en ligne ou non), qui reporteront donc certains de leurs achats pour pouvoir s’acquitter de ce nouvel écot. Forcément, ça va très bien se passer.

Sans que personne n’en parle vraiment, sans qu’aucun débat ne prenne vraiment place, sans que l’opinion ne prenne vraiment la mesure des sottises qu’un premier ministre vient ainsi de débiter, c’est pourtant une nouvelle bombe à retardement pour l’économie française qu’on va, sciemment, mettre en place.

La vente à perte, la destruction d’invendus sont des étapes indispensables pour la formation d’un prix. C’est par ces mécanismes que la concurrence s’établit, que le marché reconnaît ce qui est nécessaire (i.e. là où le capital financier peut être investi) de ce qui est superflu (i.e. là où le capital n’aurait pas dû aller). C’est par la destruction de ce capital mal investi qu’on peut prendre l’exacte mesure de l’erreur commise. C’est aussi ce qui donne la valeur à ce qui a été effectivement vendu en adaptant la quantité finalement disponible aux prix effectivement négociés.

Avec cette loi et sans s’en rendre compte, Edouard Philippe collectivise encore davantage l’économie française : en interdisant ces mécanismes par pure idéologie, par démagogie ou par inculture crasse, on ajoute de nouveaux boulets (et pas des moindres) dans la formation de l’information la plus indispensable à un marché, le prix. Un marché avec des prix biaisés, ou pire, sans prix, est un marché mort. Un marché mort, c’est la garantie de misères diverses et variées (demandez aux Vénézuéliens pour la panoplie complète).

En France, l’étau se resserre, partout. Il ne se passe plus une semaine sans qu’un nouveau pas soit franchi pour lutter contre la méchanceté, la vilénie, les bassesses quotidiennes et les situations scandaleuses en tout genre. Et à chacun de ces fléaux, un ministre pond une loi, dégaine une interdiction ou une obligation, trouve une belle taxe.

Chaque loi, chaque obligation, chaque interdiction, chaque taxe, vient s’empiler telle une nouvelle couche de neige fraîche sur un versant déjà trop chargé. Les gouvernements français, qui font du hors piste depuis de trop nombreuses années, se rendent-ils compte de la puissante avalanche qu’ils vont déclencher ?

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