Le nouvel ordre mondial est né en 1916

par Philippe Simonnot [1]

Prodigieux, le dernier livre de l’historien britannique Adam Stooze, professeur à l’Université de Yale. Et il faut féliciter les éditions des Belles-Lettres d’avoir pris le risque commercial  de traduire cet opus de près de 600 pages [2]. Le quasi-silence de  la  grande presse française sur ce chef d’œuvre en dit long sur l’état de la critique dans notre pays.

On se souvient que Fernand Braudel avait inventé le concept d’économie-monde pour réécrire l’histoire du capitalisme. C’est une « histoire-monde » que Stooze a entrepris d’écrire à l’aide d’une documentation  phénoménale qui lui permet d’embrasser d’un seul coup d’œil  les folles humeurs de Clio sur les cinq continents. Il nous démontre ainsi que seule une vision  qui va de l’Europe à la Chine, des Etats-Unis au Japon, de la Russie à l’Inde, de l’Orient et l’Afrique peut nous faire commencer à comprendre non seulement la Première Guerre – bien nommée – mondiale, mais aussi ce qui en est sorti qui est notre pain quotidien dans cette vallée de larmes.

1916-1931 : La périodisation que nous propose Stooze est elle-même originale. Ceux qui s’émeuvent des actuelles négociations commerciales entre l’Europe et les Etats-Unis, craignant qu’elles accentuent les supposés méfaits d’une libéralisation accrue des échanges commerciaux seront peut-être surpris d’apprendre que le nouvel ordre mondial qu’ils fustigent est né exactement il y a un siècle !

Le 18 décembre 1916, Woodrow Wilson, à peine réélu président des Etats-Unis, appelle dans une «Note de paix », les belligérants à énoncer les buts de guerre qui pourraient justifier la poursuite du massacre géant qu’ils sont en train de perpétrer sans résultat tangible sur le terrain. Comme le dit justement Tooze, « c’était une tentative ouverte de rendre la guerre illégitime. » Son but était de garantir, non plus que le « bon camp » gagne, mais qu’aucun camp ne gagne. Bientôt, Woodrow Wilson mettra en circulation le terme de « paix sans victoire » qui va longtemps hanter la conscience occidentale. Ainsi se pose-t-il  en arbitre suprême, au moment même où la France et la Grande-Bretagne sont déjà dépendantes de la finance américaine pour continuer la guerre. « La vision de  Wilson, commente Adam Tooze, ne reflétait ni un idéalisme dégonflé ni le projet de soumettre la souveraineté de son pays à l’autorité internationale. Elle exprimait en fait une revendication démesurée, celle de la suprématie morale de l’Amérique, enracinée dans une vision bien particulière de sa destinée historique. » Démesurée, sans doute, mais à la hauteur de la béance ouverte par le propre suicide de l’Europe commencé en août 1914.

Wilson a plutôt mauvaise presse dans l’historiographie de la guerre mondiale. On le soupçonne d’utopisme, d’irréalisme. Sa participation au Traité de Versailles aurait été désastreuse et s’est terminée par un échec personnel. Ce traité, bientôt maudit par un peu tout le monde,  n’a pas été ratifié par le Congrès américain. Par conséquent, la Société des Nations qui était une invention typiquement wilsonienne et dont la création était inscrite dans le traité, est née sans la participation des Etats-Unis. Ce double échec spectaculaire lui  fera perdre sa réélection en 1921. Nul n’est prophète en son pays, et c’est particulièrement vrai pour Wilson, qui n’en a pas moins été, comme le montre Stooze, le prophète d’un nouvel ordre mondial, encore en vigueur aujourd’hui. Le monde unipolaire qui semble s’être  instauré seulement après la chute du Mur de Berlin, le 8 novembre 1989, débute en fait il y a un siècle dans la mesure où déjà, en 1916,  aucune puissance ne peut faire jeu égal avec l’Amérique, ni sur le plan économique, ni sur le plan géopolitique, ni surtout sur le plan « moral ».

Dans l’immédiat, certes, Woodrow Wilson n’a été entendu par aucun des deux camps, et le massacre a continué se soldant par des millions de morts en plus. Quand il a fallu enfin déposer les armes, c’est la Victoire avec un  grand V qui s’est imposée, faisant peser l’entière responsabilité de la guerre sur l’Allemagne. Vae victis. Malheur aux vaincus. Le Traité de Versailles, issu de cette vision de la guerre, ne pouvait que causer de nouveaux désastres qui donnèrent rétrospectivement raison à Wilson, et qui permirent finalement aux Etats-Unis  de dominer un peu plus la scène mondiale. En 1924, au moment de la mort du prophète, on savait que le ver était déjà installé dans un fruit déjà passablement pourri.

Outre cette vision illuminant d’une lumière crue la désastreuse histoire du 20ème siècle, Tooze nous livre une multitude de détails où le diable  se réfugie.

Par exemple, dans des lettres privées et des passages des journaux intimes de la délégation britannique à la Conférence de Gênes (10 avril/ 22 mai1922), Walther Rathenau, une des personnalités phares de la guerre mondiale, puis de  la République de Weimar,  chef de la délégation allemande à Gênes, est qualifié de « juif chauve et dégénéré ».  Rathenau sera assassiné par des nervis de l’extrême droite allemande le 24 juin 1922, un mois après son retour de Gênes…

Autre exemple : l’occupation de la Ruhr par la France entre janvier 1923 et août 1925 était fondée notamment sur un calcul économique. Poincaré, qui en était l’initiateur, calcula que le coût de cette occupation ne dépasserait pas 125 millions de francs, alors que l’exploitation attendue des mines de charbon pourrait atteindre jusqu’ à 850 millions de francs-or par an. Et l’ « expérience » lui donna raison même si la balance cost-benefit était moins avantageuse qu’il ne l’avait prétendu. Elle  fut  qualifiée d’ « asservissement » par Philip Snowden, chancelier de l’Echiquier travailliste dans le gouvernement MacDonald. Merci l’Angleterre ! Le mot était exact.

Encore ceci : aux premiers jours de novembre 1918, Georges Clemenceau fut obligé de négocier avec le dirigeant sénégalais Blaise Diagne[3] un accord promettant des droits politiques aux Sénégalais en échange d’un enrôlement qui apporterait à la France les troupes de choc dont elle avait besoin pour revendiquer sa part de la Victoire. Cet engagement préfigure les promesses que fera de Gaulle aux Africains et aux Algériens dans son combat pour la « France libre » – promesses qu’il devra honorer une fois revenu au pouvoir en 1958 !   Quant aux célèbres Tirailleurs, ils  joueront en effet un rôle important dans l’occupation de la Ruhr. « L’horreur noire sur le Rhin », comme on qualifiait cette occupation sur les bords de la Tamise, se solda par une série de viols de femmes allemandes – une formidable aubaine dont s’empara tout de suite la propagande  nazie ad nauseam, alors que  le lot fatal de toute occupation militaire est le rapt des femmes.

Un seul regret : Tooze fait état de la « campagne de propagande concertée soutenue par l’Allemagne et le Parti communiste français qui dépeignirent Poincaré comme un belliciste dont les actions de diplomatie secrète avec la Russie impériale avaient été la véritable cause de la guerre en août 1941. » Et n’en dit pas plus. Dommage ! Si l’éminent historien  britannique avait approfondi le sujet comme il  en avait les moyens, au vu des archives qu’il a consultées, il aurait découvert que la responsabilité criminelle de Poincaré était réelle, qu’il l’avait lui-même masquée en détruisant les archives de sa rencontre avec le tsar en juillet 1914, et qu’elle légitimait à elle seule la « paix sans victoire » que prêchait Woodrow Wilson.

Notes :

[1] Auteur de Non, l’Allemagne n’était pas coupable, Notes sur les responsabilités de la Première guerre mondiale, Edition bilingue,  Europolis, Berlin, 2014

[2] Tooze Adam, Le Déluge, 1916-1931, Un nouvel ordre mondial, traduit de l’anglais par Christine Rimoldy, Les Belles Lettres, 2015. 33e. Du même auteur chez le même éditeur, Le salaire de la destruction : Formation et ruine de l’économie nazie (2012).

[3] Blaise Diagne (1872-1934), fut en 1914  le  premier député africain élu à  la Chambre des députés.

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5 Comments

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  • Marius , 11 mai 2016 @ 16 h 41 min

    ça date de la nuit des temps et c’est même prédit dans la Bible, dans l’Apocalypse. L’antéchrist est à la tête d’un gouvernement mondial, une système monétaire mondial etc, alors Jésus révient. J’invite les patriotes français a relire (ou lire!) la Bible.

    On a l’Empire Romain et autres aux prétentions de gouvernance mondiale. Napoléon (entouré de FM) voulait l’Europe unifiée, Hitler, aujourd’hui l’UE etc etc. Les USA sont une union fédérale créé par des FM (ne pas confondre avec son peuple, chrétien). La Russie est une union fédérale. L’ONU. Maitenant nous, tout converge vers ce que dit la Bible. Le pouvoir mondial remis entre les mains de l’antéchrist par les “rois” de ce monde. “Personne qui ne peut acheter ni vendre sans la marque de la bête”. Tout ça c’est la Bible !

    C’est Dieu qui a créé la multitude de nations, et les langues, nous a dispersé. Il ne voulait pas une langue mondiale, un gouvernement mondial etc. Tout ce qui vise a unifié les nations, à imposer une langue mondiale, une monnaie mondiale etc, vient du malin.

    C’est ce que chaque chrétien doit savoir. Il a littéralement était prévenu de ça.

  • Gérard Couvert , 11 mai 2016 @ 16 h 50 min

    Sénégalais, troupes de chocs ; tiens les anglo-saxons ont trouvé une nouvelles conneries à faire croire aux français !
    Et bien sur les “libéraux” sautent sur l’occasion !
    La France avait besoin de la finance américaine, autre connerie encore plus grosse ! La France à payé les marchandises US, y compris au début l’équipement des soldats inutiles envoyés par les américains pour tout autre chose que gagner la guerre contre les Allemands. D’ailleurs en 45 ils ne feront pas la même erreur, bien que De Gaulle réussisse en partie à les berner.
    Wilson avait en effet un but et des alliés comme A. Briand, ou Hennessy, toute cette famille de pensée que l’on va retrouver dans l’école d’Uriage, et dont provient Monet (secrétaire particulier de Roosevelt avant d’inventer l’U.E) ou H. Beuve-mary (fondateur du Monde).

  • Balou , 11 mai 2016 @ 17 h 58 min

    Pas très claire votre papier… et surtout très léger…
    Respectueusement.

  • brandenburg , 11 mai 2016 @ 19 h 50 min

    Grotesque!Wilson a fini fou!

  • Psyché , 11 mai 2016 @ 23 h 34 min

    Encore un exrercice d’américano-centrisme, très courant sur ce blog libéral certes mais américanocentré en particulier !

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