Saoulez-vous, citoyens !

Comme vous le savez sans doute, après le gilet de sécurité et le triangle de signalisation, les automobilistes et motards français devront être en mesure de justifier de la possession d’un éthylotest homologué (norme NF X20704), non-périmé et non-usagé à bord de leur véhicule à compter du 1er juillet 2012. C’est la loi et plus précisément le décret n°2012-284 du 28 février 2012 qui vient compléter le dispositif déjà en vigueur depuis le 1er décembre 2011 qui fait obligation aux établissements « ouverts entre 2 heures et 7 heures du matin » (comprendre les boîtes de nuit) de mettre à disposition de leurs clients un dispositif de dépistage d’alcool.

Vous aurez donc le choix entre des éthylotests chimiques à usage unique – principalement les fameux « ballons » commercialisés par la société Contralco – qui vous coûteront entre 1 et 2 euros mais devront être renouvelés tous les deux ans et des appareils électroniques non-périssables mais beaucoup plus onéreux – tels que ceux proposés par des sociétés comme Alcohol Countermeasure Systems, Dräger, Éthylo, Objectif Prévention ou Pélimex – comptez au minimum une centaine d’euros [1]. Comme il va de soit que nous seront nombreux à opter pour la première option, je me permets de vous suggérer d’en acquérir une paire : en effet, si vous deviez faire usage de votre unique éthylotest, vous seriez ipso facto hors la loi.

Nous voilà donc avec une nouvelle dépense obligatoire qui vient compléter très provisoirement l’arsenal pléthorique des mesures stupides et des lois inutiles dont nous abreuvent nos politiciens. Une fois dépassé le stade du « Oh-mon-Dieu-c’est-horrible-tous-ces-gens-qui-meurent-sur-la-route ! Mais-que-fait-le-gouvernement ? », les plus perspicaces d’entre nous auront noté qu’un éthylotest n’apporte absolument aucune information nouvelle à celui qui s’apprête à prendre le volant après avoir bu plus que de raison. Il est sous l’emprise de l’alcool, il le sait et l’humanité se divise entre ceux qui feront le choix raisonnable de rentrer à pied et les imbéciles qui décideront de passer outre. J’ai beau chercher, je ne vois pas en quoi la présence d’un éthylotest dans le véhicule y changera quoique ce soit.

Mais voilà que depuis quelques jours, l’internet sauvage et dérégulé bruisse d’une nouvelle rumeur qui expliquerait, au-delà de la bienpensance dopée à la moraline à laquelle nous sommes maintenant habitués, comment une loi aussi inepte a pu finir par s’imposer. Il se trouve que la mission d’information parlementaire qui est à l’origine de cette proposition (Jung-Houillon) comme M. Guéant qui s’en est fait le principal promoteur, auraient fait l’objet d’une intense campagne de lobbying de la part d’une mystérieuse association nommée « I-Test ». Et il se trouve que cette association ne serait pas composée de victimes de la route ou de familles éplorées mais d’une brochette de producteurs d’éthylotests. Mieux encore, apprend t’on, cette association aurait été formée en juillet 2011 – moins d’un mois après la création de la mission parlementaire – et serait présidée par un « chargé de mission en éthylomètrie » de la société Contralco qui se trouve, par ailleurs, être un ancien vendeur de radars. Bref, nous aurions là affaire à une scandaleuse manœuvre de lobbying de la part d’industriels qui ont trouvé un moyen radical de gonfler leurs profits en faisant en sorte que nous soyons obligés d’acheter leurs produits.

J’ai vérifié : c’est tout à fait vrai. I-Test est bien une entreprise de lobbying des producteurs d’éthylotests et elle a effectivement fait des pieds et des mains pour que cette loi soit adoptée. Mais je dois bien admettre que je n’ai absolument aucun mérite et que ce fait d’arme ne me vaudra sans doute pas mes galons de journaliste d’investigation [2] : tout ceci est tout ce qu’il y a de plus officiel et de plus transparent, une rapide recherche sur internet suffit à le démontrer. Par exemple, dans la déclaration faite à la préfecture de police le 19 juillet 2011, I-Tests déclare être « une association lobbyiste à but non lucratif agissant en faveur du développement des systèmes et dépistages d’alcool et des drogues pour tous, à toutes heures et en tous lieux [3]. » et publie la liste de ses membres qui se trouvent être des cadres dirigeants des sociétés citées plus haut. De même, lorsque M. Daniel Orgeval, président d’I-Test, se présente lors de son audition du 1er septembre 2011 à l’assemblée nationale, il n’en fait pas le moindre mystère : je le cite « la jeune association I-Tests que je préside regroupe les industriels et les spécialistes de la production des appareils de mesurage et de dépistage de l’alcoolémie et des stupéfiants. […] Nous réclamons l’application, par un décret en Conseil d’État, de la disposition de l’article L. 234-14 du code de la route prévoyant que tout automobiliste justifie de la possession d’un éthylotest. » [4]. C’est clair, net et précis.

Et voilà mes concitoyens indignés qui découvrent soudainement que les antichambres de nos ministères comme les couloirs de l’assemblée sont peuplés de lobbyistes qui défendent leurs intérêts particuliers… Grande nouvelle !

Non mais sérieusement : que faisiez vous ces soixante dernières années ? N’est-ce pas vous qui avez dit et répété qu’il fallait que l’État nous protège contre nous-mêmes et nous éduque ? N’est-ce pas vous qui avez dit et répété que la santé et la sécurité des français était un sujet trop sérieux pour le « livrer aux seules forces du marché » ? N’est-ce pas vous qui avez dit et répété que l’État devait intervenir pour « soutenir l’industrie nationale » et « réguler le capitalisme » ? Eh quoi ? À quoi vous attendiez-vous ? C’est le système pour lequel vous votez depuis 60 ans (au bas mot) et c’est encore ce système que vous allez légitimer lors des échéances électorales à venir. Vous vouliez que l’État vous materne et se mêle d’économie ? Vous êtes servis.

Oui, madame, monsieur : en cherchant un peu, vous pourrez vérifier que les producteurs de biocarburants, de panneaux solaires et autres énergies vertes ont, eux-aussi, constitué des lobbies passés maîtres dans l’art de la chasse aux subventions et qu’ils ont, à coup de campagnes de communication, réussit à s’offrir les réglementations qui leurs permettent de vivre à vos dépens. Vous n’aurez aucun mal à vérifier que nos opérateurs de téléphonie mobile ont réussit à obtenir de nos gouvernements que le marché national leur soit réservé ; vous permettant de payer pendant dix ans les abonnements les plus chers d’Europe. Vous n’aurez aucune difficulté à trouver les estimations du coût du programme Rafale, supportés par le contribuable au profit de Dassault Aviation et au nom du soutien d’État à l’emploi industriel. Cherchez encore, et vous réaliserez que notre merveilleuse Sécurité Sociale est une source de profits gigantesques pour la filière pharmaceutique qui nous vend des médicaments génériques parfois jusqu’à cinq fois plus cher que chez nos voisins ; vous apprendrez que si les banques s’enrichissent à ce point c’est précisément grâce au soutien de vos politiciens et de leurs banques centrales ; que les politiques protectionnistes – de l’Allemagne de Bismarck à l’Amérique de la loi Smoot-Hawley – ont toujours étés soutenues par des lobbies agricoles ou industriels qui, sous couvert d’intérêt général, ne visaient rien d’autre que leurs comptes de résultat… On pourrait continuer des heures.

La prochaine étape pour I-Test, c’est de rendre obligatoire les systèmes d’éthylotests anti-démarrage sur toutes les voitures vendues en France. Ils doivent, pour y parvenir, vaincre le lobby de l’industrie automobile qui combat cette mesure qui risque de faire augmenter ses coûts de production. Comme d’habitude, ce n’est pas le meilleur qui gagnera mais celui qui saura le mieux manœuvrer dans les cercles du pouvoir. Un jour, peut-être, comprendrez vous enfin que défendre le capitalisme et l’économie de marché ne revient absolument pas à défendre les intérêts des « capitalistes ». En attendant, pensez à acheter deux éthylotests.

> le blog de Georges Kaplan


[1] Vous trouverez la liste des produits homologués ici.
[2] Et ce, d’autant plus qu’il faudrait pour cela que je fasse partie de la corporation des journalistes.
[3] Sur net1901.org.
[4] Mission d’information relative à l’analyse des causes des accidents de la circulation et à la prévention routière,compte rendu n°10.

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