Mises avait raison

J’étais encore un gamin mais j’étais suffisamment grand pour comprendre l’importance des événements qui, par tubes cathodiques interposés, se déroulaient sous mes yeux. C’était en novembre 1989 et le mur le Berlin – le « mur de protection antifasciste » selon les uns, le « mur de la honte » selon les autres – s’effondrait, entraînant avec lui toute l’Union soviétique, le Léviathan de l’est, une des plus grandes et des plus longues expériences socialistes jamais menées. Cette superpuissance nucléaire qui, quelques mois plus tôt, semblait encore invincible à la plupart des commentateurs s’est effondrée comme par magie, presque instantanément, comme un gigantesque ballon de baudruche. Les apparatchiks du régime, qui avaient sans doute vu le coup venir bien avant nous, sont partis avec la caisse et puis… Plus rien : l’URSS n’était plus.

Dans un article publié dans The New Yorker le 23 janvier 1989, Robert Heilbroner, un des plus brillants et fervents soutiens de l’hypothèse socialiste, écrivait : « Moins de 75 ans après qu’il a officiellement commencé, le concours entre capitalisme et socialisme est terminé : le capitalisme a gagné… Le capitalisme organise les affaires matérielles de l’humanité de manière plus satisfaisante que le socialisme (1). » La messe était dite. Par-delà les clivages idéologiques et les débats théoriques, l’échec patent de l’expérience soviétique mettait fin au grand débat du XXe siècle : « Le capitalisme a été un succès aussi incontestable que le socialisme a été un échec [2]. »

Pour un nombre plus restreint d’entre nous, c’est une autre citation d’Heilbroner qui a véritablement marqué la fin officielle des débats. Elle est apparue un an après la chute du mur, toujours dans The New Yorker et, venant de la plume d’un de nos principaux adversaires qui se trouvait par ailleurs être de ceux qui savent précisément ce qu’ils écrivent, elle n’en avait que plus de valeur. « Il s’avère, bien sûr, écrit Heilbroner que Mises avait raison. (3) »

Mises avait raison

Pour le profane, il n’y a là qu’un quitus donné à Ludwig von Mises, le « dernier chevalier du libéralisme » (4), et par là même à celles et ceux qui, tout au long de ces longues années avaient assuré la défense du capitalisme et l’économie de marché comme étant le système naturel des hommes libres, le seul qui soit à même d’assurer la prospérité du genre humain. Mais pour nous qui, comme Heilbroner, avions lu Mises, l’hommage revêtait une signification bien plus profonde et infiniment plus précise : il n’était pas là simplement question d’une reconnaissance de la supériorité du capitalisme dans les fait mais d’une reconnaissance sur le plan théorique.

Ce à quoi Heilbroner fait référence en écrivant que « Mises avait raison », c’est à un article publié en 1920, “Le Calcul économique en régime socialiste” (5), dans lequel l’économiste autrichien ne cherchait pas à démontrer la supériorité de l’économie de marché sur un système de planification centralisée mais l’impossibilité pure et simple de faire de faire fonctionner cette dernière. Sans utiliser la moindre équation mais avec une précision toute mathématique, Mises démontrait pas à pas pourquoi, précisément, en l’absence de marché libre aucune activité économique rationnelle n’était possible dans un régime socialiste.

Ce défi lancé aux théoriciens du socialisme est passé, pendant des décennies, largement inaperçu de l’essentiel de la communauté académique. De la fin de la Seconde Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin, l’écrasante majorité des intellectuels du monde libre considéraient que le socialisme pouvait et devait fonctionner ; que les seuls reproches que l’on pouvait lui adresser quant à sa mise en œuvre pratique tenaient au caractère autocratique des dirigeants soviétiques et à l’absence de libertés individuelles. Mais pour un homme tel que Robert Heilbroner, le gant jeté par Mises ne pouvait pas passer inaperçu.

Lorsque les archives du Gosplan furent enfin accessibles et que les anciens économistes soviétiques qui avaient participé à sa mise en œuvre furent autorisés à s’exprimer, il devint impossible de nier l’évidence : point par point, la condamnation à mort prononcée par Mises en 1920 s’était avérée exacte. On découvrit, par exemple, qu’en l’absence de marché libre, les responsables du Gosplan était littéralement incapables d’établir une échelle de prix et en étaient réduits à utiliser les espions du KGB pour récupérer les catalogues de La Redoute ou de Sears. La plus grande entreprise de planification économique jamais conçue n’avait ainsi due sa survie… qu’à l’existence d’économies de marché à ses portes et les écrit de Mises, formellement interdits par le pouvoir soviétique comme naguère par les nazis, circulait de mains en mains au cœur même de l’appareil de planification (6).

“Le tour de force de nos adversaires a consisté à faire croire que les dérives totalitaires des régimes socialistes du XXe siècle ne sont en rien consubstantielles au projet socialiste et nous, forts de notre victoire théorique, nous avons laissé dire sans réagir.”

La présomption fatale

Au-delà du débat académique, la cause semblait donc entendue. De la même manière qu’on n’a jamais vu un Coréen tenter de traverser la DMZ du sud vers le nord, les Allemands qui ont trouvé la mort en tentant de passer le mur (7) fuyaient le socialisme et tentaient désespérément de rejoindre l’ouest capitaliste. L’horreur stalinienne, les massacres des Khmers rouges, l’hécatombe du grand bond en avant et, bien sûr, la barbarie nazie… Aucune expérience socialiste menée au cours du XXe siècle n’avait produit autre chose qu’un niveau de pauvreté extrême, une dictature sanglante et des millions de morts.

Nous pensions la cause entendue et nous nous sommes trompés. Nous croyons que c’était le socialisme qui avait été définitivement discrédité mais ce que la plupart de nos concitoyens ont vu, c’est l’effondrement de systèmes totalitaires, de déviances regrettables du projet socialiste mais pas du socialisme en lui-même. Le tour de force de nos adversaires a consisté à faire croire que les dérives totalitaires des régimes socialistes du XXe siècle ne sont en rien consubstantielles au projet socialiste et nous, forts de notre victoire théorique, nous avons laissé dire sans réagir. Nous avons cru la partie gagnée : c’est là notre présomption et elle pourrait bien nous être fatale (8).

L’idée socialiste, y compris dans sa forme explicitement totalitaire, n’est pas morte. Elle est même extrêmement vivace. Elle a continué, pendant toutes ses années, à se développer à l’ombre de la social-démocratie, de l’économie de marché pilotée et de l’interventionnisme d’État. Alors que nos gouvernements, jurant leur attachement au marché libre, privatisaient partiellement et symboliquement quelques entreprises d’État, ils n’ont eu de cesse de d’accroître le poids de la dépense publique, des impôts, des règlementations et de l’administration. Alors qu’ils abandonnaient – du moins en grande partie – leurs réflexes protectionnistes, ils dévaluaient continuellement nos monnaies et transformaient nos économies en de gigantesques pyramides de dettes.

Encore une fois, Mises avait décrit précisément ce mécanisme. À plusieurs reprises, il a montré comment les conséquences désastreuses de l’interventionnisme politique – inflation, incitations fiscales, réglementations, protectionnisme, contrôle des prix… – étaient systématiquement attribuées par les dévots de l’État à de prétendus excès du marché et servaient de justifications à de nouvelles interventions. Lui et, peut être mieux encore Friedrich Hayek, ont décrit comment cette intervention croissante de la force publique dans nos vies privées nous entraînait irrémédiablement sur la route de la servitude (9).

L’heure de vérité

Aujourd’hui, ce système est à bout de souffle. Nous le savons tous. Nombre de nos États ne veulent ni ne peuvent plus rembourser leurs dettes ; les banques centrales ont injecté plus de monnaie dans le système qu’elles n’en avaient créé en un siècle ; l’édifice tout entier est au bord de la rupture. Tôt où tard, le socle fragile sur lequel repose cette pyramide de dettes – la valeur de nos monnaies – va céder et emporter avec lui non seulement la dette de nos États mais aussi le système bancaire, les capacités de financement de nos économies et l’épargne de quelques millions de nos concitoyens. Nous sommes au bord d’un gouffre d’une profondeur qui donne le vertige.

Ce sera alors l’heure de vérité. Sur les décombres de la crise qui s’annonce, nous allons tous, collectivement, être amenés à choisir dans quel type de monde nous souhaitons vivre. Contrairement à ce que certains de nos amis ont dit autrefois, il y a bel et bien une alternative : ce sera le socialisme ou la société libre – le reste n’est que fumisterie. Celles et ceux – et ils sont nombreux – qui ne l’ont jamais fait feraient bien de lire Mises : l’heure du choix approche, il va falloir faire le bon.

> le blog de Georges Kaplan

1. Robert Heilbroner, The triumph of capitalism, dans The New Yorker (23 janvier 1989).
2. Robert Heilbroner & Irving Howe, The World After Communism: An Exchange, dans Dissent Magazine (numéro d’automne 1990).
3. Robert Heilbroner, After Communism dans The New Yorker (10 septembre 1990).
4. Titre de sa biographie, The Last Knight of Liberalism par Guido Hulsmann.
5. Ludwig von Mises, Die Wirtschaftsrechnung im sozialistischen Gemeinwesen dans Archiv für Sozialwissenschaften, vol. 47 (1920) ; une traduction en français est disponible ici.
6. Anecdote rapportée, notamment, par Yuri Maltsev, un des économistes chargés par Gorbachev de mettre en œuvre la perestroika.
7. En RDA, on les appelait « fugitifs » ou « déserteurs de la république » ; appellations qui résonnent étrangement lorsque l’on entend le discours de certains de nos élus actuel. Comme le note très justement Daniel Tourre, pour qu’il y ait des évadés (fiscaux), il faut qu’il y ait eu une prison (fiscale) au préalable.
8. Vous aurez reconnu la la présomption fatale (The Fatal Conceit) de Friedrich Hayek (1988).
9. Friedrich Kayek également (The Road to Serfdom).

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12 Comments

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  • hector galb. , 17 décembre 2012 @ 11 h 00 min

    Voilà un texte fort bien tourné.

    J’ai toujours assimilé le socialisme à sa méthode, et celle-ci à l’artifice. On a le droit de s’éloigner des lois fondamentales de la nature (c’est ce qui nous permet de construire un pont là où elle a mis une rivière) mais pas de les subordonner aux nouvelles lois (un jardin à la française est un summum de maîtrise de la nature et de ses supposés débordements mais que le jardinier pose sa trique et l’agencement disparaitra sous peu). Bref, le socialisme est une utopie qui se finance aux frais d’autre chose et qui le fait en subordonnant cet autre chose à sa perpétuation à lui, ce qui implique l’impossibilité qu’il se remette en cause à temps.

  • JG , 17 décembre 2012 @ 12 h 46 min

    Passionnant de mensonges, d’approximations et d’axiomatique sophistique, comme d’habitude : il serait intéressant de voir un ballon de baudruche “s’effondrer”. En général, il se dégonfle. Mais passons.
    Croire que la chute du Mur de Berlin correspond au jour de la fin de l’URSS est déjà une erreur historique plus grave. Il y a à peu près deux ans entre les deux.
    Le plus intéressant se trouve dans le passage, ni vu ni connu croit l’auteur, du Gosplan et de la planification en général aux nationalisations en Europe occidental : quel rapport ? On ne le saura pas.
    Mais le comble est atteint quand il s’agit des dettes publiques : il est très amusant de voir que les pays qui font marcher la planche à billet sont justement les plus libéraux de la terre, Japon et Etats-Unis par exemple.
    Et de passer sous silence ceci, que n’importe qui sait, que ce ne sont pas les dettes publiques qui menacent quoi que ce soit, mais l’endettement privé, particulièrement celui des institutions financières de second rang.
    Mais peu importe, tant que “Mises a raison”.

  • Gisèle , 17 décembre 2012 @ 14 h 37 min

    En réalité nous n’avons pas assisté à la chute du mur mais à sa refondation . Ce mot devrait vous faire tilt !

  • hector galb. , 17 décembre 2012 @ 18 h 04 min

    Il est impossible d’attendre qu’une seule personne ait raison sur tout et de rejeter toutes les thèses entretemps.

    On trouvera toujours quelqu’un qui vous expliquera que vous avez partiellement tort mais ce n’est pas une raison valable pour refuser d’avoir à moitié raison et passer le flambeau.

    La force de la science a consisté et consiste encore à pouvoir faire un peu avancer le débat à chaque fois, même quand on se trompe. On ne disqualifie, on ne moque pas, on ne met pas à l’index, on n’excommunie pas celui qui se trompe (en tout cas, tant que la politique ne s’était pas emparé du domaine)

    Mais si on faisait à votre façon, on passerait son temps à faire table rase, à remettre les pendules à l’heure pour cause d’imperfection, à renvoyer à ses études, puis à attendre que quelqu’un ait raison sur tout dès le berceau et sorte l’ultime thèse. Or la vie n’est pas ainsi. L’utopie, peut-être, pas la réalité. Cordialement.

  • JG , 17 décembre 2012 @ 19 h 28 min

    Parce que la politique ne s’est pas emparée du libéralisme sans doute ? Non, nous n’avons rien vu depuis quarante ans en occident, il ne s’est rien passé, les marchés n’ont pas été ouverts, la finance dérégulée, et les banques laissées la bride au cou ?

    Je crois que si, et c’est ce qui me donne le droit de critiquer cette philosophie.

    Très cordialement.

  • Goupille , 17 décembre 2012 @ 21 h 34 min

    “Ce sera le socialisme ou la société libre”, dans un deuxième temps.
    Ce sera d’abord l’heure du troc, des soupes collectives, des bandes de pilleurs, dans un pays qui n’est même plus capable d’assurer son autosuffisance alimentaire, énergétique, industrielle, tous biens de première nécessité…

    Alors, si les économistes ont survécu, ils reconstruiront un monde économique, à coups de querelles.
    As usual.

  • Ambroise , 18 décembre 2012 @ 10 h 31 min

    Très bon article, merci !

    Pour ceux qui le désirent, le texte de Miles est accessible ici :http://mises.org/pdf/econcalc.pdf

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