Renonciations en cascade ; les trônes vermoulus ?

Les capitaines de Boëldieu et von Rosenstein en discussion. La Grande illusion. Source : toutlecine.com

Aujourd’hui, 19 juin, Felipe d’Espagne a officiellement remplacé son père comme roi d’Espagne. Juan Carlos est le quatrième souverain à renoncer au trône depuis un peu plus d’un an. La marche a été ouverte par le pape Benoît XVI, suivi par la reine Béatrix des Pays-Bas et le roi Albert des Belges. Voici maintenant Juan Carlos, et plusieurs journalistes ont envisagé l’abdication de la reine Elisabeth d’Angleterre. Mais ce dernier point semble peu probable. En effet, parmi tous les souverains d’Europe, s’il en est bien encore un qui a su conserver toute la compréhension sacerdotale de sa charge, c’est elle.

Mettons à part Benoît XVI, qui porte toujours le titre de pape émérite et reste consulté par son successeur de manière fréquente.

Ces trois abdications royales ont un parfum particulier, celui de royautés totalement sécularisées, dont les chefs peuvent renoncer à la couronne pour raisons de santé, en somme descendre de leur croix parce qu’elle leur est devenue trop lourde. La tradition voulait en France, et s’était répandue dans les autres couronnes européennes, qu’un roi n’abdique point, sauf sous la contrainte, car il n’était pas concevable qu’il renonce à une mission qui lui avait été confiée par Dieu. Il est évident que ce caractère sacré a disparu et que dans l’esprit même des souverains européens, l’exercice du pouvoir est un héritage, confirmé par une constitution elle-même approuvée par le peuple ou ses élus. Donc les situations peuvent changer, évoluer, selon le bon vouloir du peuple. Le souverain lui-même est plus libre de ses mouvements, mais la monarchie change absolument d’aspect. Elle n’est plus cette institution quasi religieuse qui coiffait toutes les sociétés européennes. Elle est une survivance dans des Etats qui ont troqué leurs vieilles aristocraties pour des oligarchies plus ou moins dignes.

Ce point est capital. Les aristocraties européennes et le système de valeur qui leur correspondait ont disparu. Les familles nobles qui subsistent constituent une caste mêlée à la haute bourgeoisie, avec des codes sociaux, des habitudes, une prédisposition pour les cercles de pouvoir politique et économique, mais ce n’est plus un ordre au service de la société ou de l’Etat, ce n’est qu’un membre de l’élite parmi les autres. De plus ces aristocraties ont perdu leur enracinement territorial qui en faisait des acteurs de la vie locale du pays, de son ossature. Ce cas se retrouve dans tous les pays européens. Avec l’effacement des systèmes aristocratiques, c’est un peu le soutien des royautés qui s’est effondré. Les couronnes sont des survivances appréciées de leurs sujets mais ce ne sont plus que des objets fantômes, aimées pour ce qu’elles évoquent, mais plus des institutions vivantes et évoluant pour elles-mêmes. Les évolutions institutionnelles récentes des royautés, en effet, sont toujours allées dans le sens d’un affaiblissement institutionnel ou d’une désacralisation.

Les sociétés européennes, en perdant leurs aristocraties, ont aussi perdu une large part de leurs racines territoriales, de leurs corporations professionnelles, de leurs structures religieuses. Tout cela constituait un ensemble et a disparu au même rythme, dans le grand chambardement du monde nouveau, exclusivement démocratique.

On ne peut s’empêcher de penser à l’échange des capitaines de Boëldieu et von Rosenstein dans La grande illusion :
– Je ne sais pas quelle sera l’issue de cette guerre. Mais quelle qu’elle soit, elle sera la fin des Rosenstein et des Boëldieu.
– On a peut-être plus besoin de nous.

Ce sentiment désabusé de Boëldieu est d’une actualité terrible. Les peuples européens n’éprouvent plus le besoin de leurs aristocrates et de leurs rois. Pire encore, s’ils les acclament à cause des rêves enchantés qu’ils évoquent, ils détestent tout ce qu’ils représentent : hérédité, transmission de la charge, enracinement territorial, propriété terrienne, traditions multiséculaires, protocole et apparat, sens du devoir jusqu’à la mort, sacralité du pouvoir, hiérarchie sociale, etc.

Les Européens du XXIe siècle détestent ces principes et en même temps les admirent et parfois les regrettent ou les revendiquent, dans une attitude contradictoire fréquente.

Les abdications récentes ne sont qu’un pas de plus dans la descente des trônes, mangés de termites. En même temps, elles peuvent être interprétées comme l’ultime sursaut des rois pour défendre leurs couronnes. En effet, si ces abdications constituent une avancée de plus dans la modernité, elles évoquent également les transitions en douceur qu’effectuaient les premiers Capétiens, associant leur fils à leur trône pour assurer une succession de leur vivant, sachant qu’après leur décès tout pouvait être remis en cause, le pouvoir étant encore très instable. La situation est similaire. Les courants républicains sont forts dans ces pays, et la lassitude de règnes interminables est exacerbée par la culture ambiante du zapping. Juan Carlos mort sur le trône, ou Albert mort usé par le pouvoir pouvaient bien laisser la place à des républiques ou à des souverains placés devant des périodes de transitions aggravées par la crise politique de pays divisés contre eux-mêmes. Les séparatismes espagnols et belges sont si puissants que les pays sont menacés d’explosion, on le sait.

En transmettant la couronne de leur vivant, ces souverains réagissent avec sagesse, dans une situation institutionnelle plus feutrée, mais certainement aussi difficile pour leurs couronnes que celle du temps de Hugues Capet. Evidemment, la décision n’est pas la meilleure, mais elle est certainement la moins pire.

La moins pire pour les couronnes, mais surtout pour les pays concernés, du moins Belgique et Espagne, qui ne survivraient pas à la fin des rois. On ne donnerait pas cher non plus du Royaume-Uni, d’ailleurs.

Les peuples ont détruit toutes les institutions qui structuraient leurs anciennes sociétés sans les avoir encore remplacées par de nouvelles. Celles-ci viendront tôt ou tard, car les hommes ne sauraient se satisfaire de la démocratie individualiste actuelle. Elle les maltraite trop, en les laissant seuls face à l’Etat, seuls face à eux-mêmes, sans plus aucune association naturelle et traditionnelle de solidarité. Mais en attendant qu’une cité nouvelle voit le jour, il faut bien assurer la transition. En fait, on a jamais eu autant besoin des rois !

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15 Comments

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  • Catholique & Français , 20 juin 2014 @ 11 h 24 min

    Effectivement, vous avez parfaitement raison : on n’a pas besoin d’un roi de carnaval modèle “Juan-Carlos” ou “Albert II” ou “Elizabeth II” ou Louis XVI version post-juin 1789 ou encore des Capétiens moitié dégénérés qui occupent les colonnes des magazines mondains; une potiche enrubannée pour décorer et inaugurer les floralies, les peuples européens s’en contre-foutent; et, en plus, ça coûte cher, ce genre d’animal de compagnie ! En revanche, nos sociétés devenues folles ont plus que jamais besoin d’un monarque (au sens étymologique du mot, pas au sens des gens de télé qui ne savent même pas ce que c’est, un “monarque”…) ou d’un roi couillu comme Clovis, Charles Martel, Hugues Capet, Philippe Auguste ou Le Bel, Louis XI ou Henri III, j’en passe, et des meilleurs. Et, s’il n’est pas encore roi, no problemo ! : nous le peuple, on se charge de le mener à Reims pour que le Bon Dieu lui donne sa Couronne. Vite, ça urge !

  • Anne , 20 juin 2014 @ 11 h 41 min

    La reine d’Angleterre, chef de l’église anglicane, n’a-t-elle pas signé le mariage gay ? Pourtant ce qui justifie en premier une royauté n’est-il pas d’être un intermédiaire entre Dieu et son peuple ?

    On voit donc mal la royauté anglaise continuer. Sans doute Charles ne sera pas nommée roi mais son fils. Ce dernier imbriqué dans le Nouvel ordre Mondial se verra attaquer par sa propre population dès que celle-ci aura faim.

    Il n’en sera pas de même pour la France. Celle-ci connaîtra la lie mais un roi, seul représentant institutionnel restant, la relèvera :
    http://effondrements.wordpress.com/2012/09/12/la-france-boira-la-lie-mais-un-roi-la-sauvera/

  • pas dupe , 20 juin 2014 @ 12 h 35 min

    Confirmez le moi, toujours rien pour Hollande ???

  • Bertrand , 20 juin 2014 @ 13 h 26 min

    Pas le “capitaine von Rosenstein”, mais le Major (commandant) von Rauffenstein.

  • jsg , 20 juin 2014 @ 13 h 57 min

    C’est désespérant !
    La fameuse démocratie des peuples européens dont vous parlez, n’est qu’un cirque qui ne fait que pousser les gens à detester leurs “gouvernants”.
    cette succession d’individus élus par des gens comme vous et moi, qui sortent d’une boite comme des diables, que nous ne connaissons pas vraiment, qui se vendent comme des puttes, pour venir ensuite se pavaner en faisant erreur sur erreur, sachant qu’après eux sera le Déluge…
    Vous parlez de l’Espagne, mais ces gens dont vous parlez, n’ont d’intéret que par leur immuabilité, le fait que, dans la tourmente, le peuple peut se référer à eux !
    Qui, pour ne parler de l’Espagne, à calmer je jeu avec la révolte des militaires ?
    pensez-vous que si en France nous avions eu un autre régime ; les choses auraient été pires ?
    Dans les pays ou la tête de l’Etat est symboliquement représentée par une monarchie, assise sur des siècles, assurant une sorte de continuité des traditions; dans ces pays dis-je le gouvernement est dirigé par un premier ministre.
    Où est le diable ? Qui est actuellement le plus rongé par les vers ? (j’allais dire les verts…)
    Bref, pour redonner de l’espoir votre démocratie me semble bien compromise.

  • Antoine , 20 juin 2014 @ 15 h 55 min

    Un souverain doit-il renoncer avec l’âge ou tenir sa charge jusqu’à sa mort? Un roi “chef d’Etat à vie” est-il bénéfique pour la pérennisation de l’institution royale?
    Bref: y a-t-il une limite d’âge, un âge de retraite à imposer?

    Ces questions se posent d’autant plus que les situations des trônes sont instables, entre zapping, comme vous dites, et oppositions idéologiques.

    Mais la vrai durée d’un règne pose la question des capacités des hommes et celle des règnes trop longs.

    Pour la première, il me semble que l’exemple de Benoit XVI répond à la question de l’engagement devant Dieu: le serment n’est plus jusqu’à la fin de sa vie, mais jusqu’à la fin de sa vitalité.

    Pour la seconde, celle d’un roi au règne trop long, c’est la personnalisation de l’institution qui menace à mon avis. L’homme incarnant trop longtemps une institution, son caractère et sa personnalité rejaillissent infailliblement sur cette dernière. Le risque est alors de voir la population perdre de vue le bienfait de l’institution royale, qui bénéficie à tous, en ne percevant plus que la personne: non plus chef d’Etat, mais devenu une personne au pouvoir, vaguement un homme politique non élu.

    Pour ces 2 raisons, et pour le bien de cette institution publique indispensable, il faut accepter les abdications des personnes.
    Mais ne nous y trompons pas: le roi abdique, vive le roi!

    Pour un avis plus détaillé: http://lebleublancroi.wordpress.com/
    Bonne journée!

  • JFP , 21 juin 2014 @ 8 h 30 min

    Si, dans les abdications citées, il en est une qui s’inscrit dans une tradition, récente mais certaine, c’est bien celle de la reine Beatrix aux Pays-bas: sa mère Juliana et sa grand´mère Wilhelmine l’ont précédée dans cette voie. Et en plus il y a de nouveau un roi sur le trône des Pays-Bas, pour la première fois depuis plus d’un siècle.
    Quant à la “reine” d’Angleterre, elle est bien la plus illégitime du lot; soyons jacobites, contre toute espérance.

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