À bas Big Mother !

Entendons-nous bien : si ma fille (1) devait un jour m’annoncer qu’elle se fait rémunérer pour allaiter un enfant ou, pire encore, si elle devait m’avouer avoir vendu un de ses reins, je serais le premier à en être profondément affligé. Ce serait, pour moi comme pour sa mère, un terrible échec. En tant que père, je saurais à ce moment que je n’ai pas été capable d’offrir une vie décente à la chair de ma chair et, de toute évidence, c’est sur mon épouse et moi-même que retombe le poids de cet échec. J’en serais, profondément et irrémédiablement, meurtri.

Pour autant, suis-je en droit de le lui interdire ? La réponse, sans aucune équivoque, est non. Définitivement non. C’est son corps ; pas le mien. Elle sera toujours ma fille, mon bébé, et tant que j’aurais un souffle de vie, elle pourra toujours compter sur son vieux père mais cela ne me donne aucun droit sur l’usage qu’elle fait de son corps. C’est son corps, sa vie ; c’est un don définitif et sans condition. Ma fille, son corps et son âme, ne m’appartiennent pas, pas plus qu’ils n’appartiennent, n’en déplaise à Madame Rossignol (2), à l’État : ils n’appartiennent qu’à elle seule et elle seule peut légitimement décider ce qu’elle souhaite en faire.

Or voilà : ce que je ne suis pas en droit de faire en tant que père pour ma propre fille, je ne suis pas en droit de le faire en tant que citoyen pour une parfaite inconnue. Le fait qu’une jeune maman de 29 ans loue ses seins pour allaiter des nourrissons aura beau me déranger, me choquer ou même me révulser, ce ne sont pas des motifs suffisants pour en réclamer l’interdiction. Je pourrais, à la rigueur, arguer d’une hypothétique atteinte à mes droits fondamentaux ou à ceux des nourrissons concernés mais ma position serait bien fragile tant le crime allégué, n’en déplaise à Madame Boyer (3), ne fera de toute évidence aucune victime.

J’entends d’ici celles et ceux qui hurlent à « la marchandisation du corps », symbole, selon eux, de l’ultralibéralisme, de la perte des repères et de la détresse morale qui caractérise notre temps. Puis-je, à l’instar de Gil Mihaely et Daoud Boughezala (4), vous rappeler que, des siècles durant, des nourrices bretonnes ou bourguignonnes ont, moyennant finances, nourri au sein les enfants de la bourgeoisie francilienne ? Le fait est qu’avant la loi du 18 décembre 1989, une femme pouvait, en toute légalité, vendre son lait sans que personne n’y trouve rien à redire. Ce qui caractérise ces trois dernières décennies, ce n’est donc pas la « la marchandisation du corps » ; c’est précisément l’inverse : la généralisation du principe d’indisponibilité du corps humain.

Je sais bien que les partisans de l’indisponibilité (ou, dans une version édulcorée, de la « non-patrimonialité ») plaident en faveur de la dignité de la personne humaine ; motif aussi honorable qu’il est difficile à définir. Mais enfin, au-delà des postures morales et paternalistes, au-delà du bricolage législatif et jurisprudentiel, il faudra bien un jour en revenir aux principes : qu’il s’agisse de vente de lait maternel, de gestation pour autrui ou même d’euthanasie, la véritable question que soulèvent ces évolutions du droit c’est celle de savoir si, oui ou non, nous sommes bien propriétaires de notre propre corps.

Nous ne reviendrons pas, chers lecteurs, sur le débat byzantin qui oppose depuis des siècles les traditions aristotélico-thomiste et platonico-cartésienne : la personne humaine est-elle l’union substantielle d’un corps et d’un esprit ? Ce qui donne prise à l’affirmation kantienne selon laquelle « une personne ne peut pas être une propriété […] car il est impossible d’être à la fois une personne et une chose, un propriétaire et une propriété. (5) » Ou est-elle essentiellement un esprit qui habite un corps ? Auquel cas, il y a bien distinction entre le sujet et l’objet du droit et donc, un homme peut bien être propriétaire de son corps. Ce n’est pas que le débat manque d’intérêt ; c’est qu’il est loin d’être tranché et ne le sera peut-être jamais.

En l’absence de réponse définitive et universelle à cette épineuse question philosophique, il n’est pas question de savoir si nous pouvons ou non être techniquement propriétaires de notre enveloppe charnelle : nous le pouvons si nous le voulons. C’est un problème purement normatif : la question qui se pose à nous en tant que citoyens, est de savoir si nous voulons que le droit nous reconnaisse la propriété pleine et entière – usus,fructus et abusus – de notre corps ou, le cas échéant et sans jeu de mot, si nous acceptons que ce droit soit démembré (6) ou amputé.

Être propriétaires de notre corps signifie que nous pouvons l’utiliser comme bon nous semble (usus), que nous sommes en droit de jouir de ses fruits (fructus) et que nous pouvons pas en disposer librement (abusus). Mais une des caractéristiques fondamentale du droit de propriété, c’est qu’il est exclusif. C’est-à-dire qu’il ne nous donne pas seulement le droit de jouir de ces trois attributs : il nous permet aussi d’en exclure les tiers. Pour notre jeune loueuse de seins, cela signifie qu’elle peut vendre son lait (fructus) mais aussi interdire à quiconque d’en disposer sans son consentement. Cela signifie qu’elle peut utiliser son corps pour avoir des relations sexuelles avec qui elle le souhaite (usus) tout en en interdisant l’accès à ceux qui n’y ont pas été invités. Cela signifie enfin qu’elle peut choisir de subir une mastectomie préventive (7) si elle le juge utile (abusus) mais que personne ne peut le lui imposer.

Lorsque Proudhon, pour ne citer que lui, fait de nous les usufruitiers de notre corps, il faut bien comprendre qu’il désigne implicitement le nu-propriétaire : Dieu ou la Nature pour la rhétorique ; l’État dans la réalité concrète et quotidienne des choses. Avant Big Brother qui entend contrôler nos pensées, voici Big Mother qui s’arroge la propriété de notre corps. Si « mon corps m’appartient » a été le slogan des féministes d’hier comme celui de toutes ces femmes musulmanes qui, aujourd’hui encore, souffrent sous le joug d’États intégristes, ce n’est par hasard : être propriétaire de son corps c’est la condition première de notre liberté et chaque coup de canif donné à ce principe nous rapproche de la condition d’esclave.

Naturellement, de la même manière que la loi prévoit certaines limitations à l’usage que nous faisons de notre logement, elle peut aussi poser de telles limites sur celui que nous faisons de notre corps. C’est pour cette raison que nous nous sommes dotés d’une Constitution, de cette fameuse Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui, dans son article II liste la liberté et la propriété parmi nos droits naturels et imprescriptibles, stipule que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits » (article IV) et précise bien, à toute fins utiles, que « la Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société » (article V).

En tant que citoyen de ce pays, j’estime que toute loi qui contrevient aux principes énoncés ci-dessus est inconstitutionnelle et qu’à ce titre elle est illégitime. Peu importe que cela vous plaise ou non, cette jeune maman qui souhaite louer ses seins a le droit de le faire et vous n’avez pas le droit de le lui interdire. À bas Big Mother !

> le blog de Georges Kaplan (Guillaume Nicoulaud)

1. Licence poétique. J’ai en réalité deux filles et aucune d’elles n’a – Dieu m’en préserve ! – atteint l’âge de la majorité.
2. Voir Isabelle Marchandier, Une sénatrice PS prise en flagrant délit de barjotisme ! sur Causeur.fr (8 avril 2013).
3. Valérie Boyer, interviewée par Gil Mihaely et Daoud Boughezala pour Causeur.fr estime que l’allaitement rémunéré pour autrui présente un risque sanitaire mais omet, fort opportunément, de préciser que ce même risque sanitaire existe pour des enfants allaités par leur mère biologique.
4. Ibidem.
5. Emmanuel Kant, Leçons d’éthique.
6. Étant bien entendu qu’un homme qui ne jouit ni de l’usus, ni du fructus, ni de l’abusus de son corps est un esclave.
7. Voir moi-même, en réponse à Eugénie Bastié, dans Angelina, le courage de se mutiler.

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17 Comments

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  • azerty , 20 août 2013 @ 19 h 42 min

    Gageons que l’on pourra, dans un futur proche, se réserver la capacité productive d’un corps. Les socialistes sont entrain de se rapprocher de votre conception du corps / objet.
    Par ailleurs, votre raisonnement pseudo-juridique pèche : un droit de propriété est aussi susceptible de démembrement et de limitation. Ce qui signifie que deux personnes, un propriétaire et un tiers puissent avoir des droits concurrents sur un même bien, le propriétaire s’en réservant l’abusus, et l’usufruitier, le fructus et par là même l’usus, ce qui signifie que pendant ce temps le propriétaire ne peut faire certaine chose sur son bien au risque d’altérer la capacité productive de son bien et de léser l’usufruitier.
    En effet, si le corps venait à être considéré comme un bien dans le commerce juridique, ce que les rédacteurs du code civil de 1804 dans leur sagesse n’ont pas admis, et s’il était donc susceptible de faire l’objet d’un droit de propriété, alors normalement, il pourrait aussi être susceptible de faire l’objet d’un démembrement de propriété moyennant la conclusion d’un droit réel par lequel un tiers pourrait s’en réserver l’usufruit. C’est dire qu’un tiers pourrait, moyennant une convention, se réserver l’usufruit du corps, par exemple : le lait de la femme, ou ses ovules – et pourquoi pas les enfants à naître si on les considérait comme des “fruits” – des richesses produites par le corps.
    Alors qu’on peut tout à fait admettre que le droit de propriété soit temporairement amputé afin de s’enrichir, comment concilier l’impératif de liberté absolue du corps avec la technique du droit de propriété et du droit réel ? En tout état de cause, la logique juridique est inapte à traiter du problème du corps. Il faut soit manquer de bon sens, soit être ignorant en la matière pour pouvoir parler du corps comme d’un simple bien objet de droit de propriété.
    Cher auteur, dites-moi s’il devrait être possible de constituer des sûretés réelles sur son corps et ses organes (J’imagine le futur : “Tiens, je vais hypothéquer mon rein gauche au profit de la Société Générale pour obtenir un crédit de leur part et monter ma société !”)

    “Nous ne reviendrons pas, chers lecteurs, sur le débat byzantin qui oppose depuis des siècles les traditions aristotélico-thomiste et platonico-cartésienne”

    La philosophie moderne est d’ailleurs revenue à Aristote. Après la désolante parenthèse idéaliste et son mépris pour la condition matérielle au point de nier son existence, la phénoménologie, de Husserl à Merleau-Ponty, a souligné l’importance décisive du corps dans la perception. C’est par le corps que nous sommes dans le monde et que nous apparaissons aux autres. C’est lui qui fonde notre situs existentiel. Le corps est donc un élément indissociable et constitutif de la Personne comme l’admettait implicitement les rédacteurs du code civil (code civil d’ailleurs fortement imprégné de conceptions aristotéliciennes).

  • Républicain non aliéné , 20 août 2013 @ 22 h 21 min

    Et tous mes doigts me disent que vous êtes dans le vrai. Ce n’est clairement pas l’auteur de cet article, libertaire d’opinion mais dans les faits pas concerné, qui aura recours à cette vente/location appelons ça comme on veut.

    Une personne qui vend son corps devient une marchandise, quel que soit l’objet de la transaction. Ce n’est pas un principe, ce n’est pas un point de vue, c’est la réalité.

    Du “je fais ce que je veux de mon corps” à la location des utérus selon l’ignoble P.Bergé il n’y a qu’un pas que l’humanité digne de ce nom se doit de ne pas franchir.

    On ne peut pas se prétendre humaniste et prêcher une position qui fait l’apologie d’un libertarisme dont la finalité est l’exploitation de l’humain au nom d’une sacro sainte liberté qui est la même que celle revendiquée par les prostituées.

  • Psyché , 20 août 2013 @ 22 h 56 min

    Il y a une différence entre louer son coprs, vendre son lait et jouer avec la filiation.
    Lorsque l’on parle de mères porteuses (PGA) ou des banques de sperme (PMA), on parle de la fabrication d’êtres humains pour raisons marchandes,
    d’êtres brisés avant d’être nés,
    de simples produits acheté – vendus – loués sur catalogue.
    L’auteur de l’article ouvre un brèche vers la marchandisation du corps.
    J’espère qu’il ne la souhaite pas pour les êtres humains.

  • Geneviève , 21 août 2013 @ 8 h 48 min

    Monsieur Kaplan,

    armel h vous a parfaitement répondu, et je l’en remercie. Votre raisonnement est de ceux auxquels feu mon père répondait “tu rai/résonnes comme un tambour !” :non, notre corps ne nous appartient pas, il est, avec notre patronyme,la dette que nous contractons auprès de notre lignée (nos Pères) et que nous avons à rembourser en leur donnant des descendants (nos enfants à qui nous devons l’humanisation, c’est à dire l’institution, le “tenir debout”..). Les féministes qui ont inventé le slogan “mon corps m’appartient”, qui met à mal le principe d’indisponibilité de la personne font de toute femme une Big Mother, qui croit qu’elle est l’origine de son enfant, alors qu’elle n’en est que la dépositaire.
    Vous vous trompez de références, les philosophes ne vous aideront pas! Découvrez plutôt les Leçons et l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre (“l’inestimable objet de la transmission” entr’autres), immense penseur et érudit dont nous prive depuis des décades, la censure du terrorisme intellectuel homosexualiste contemporain.

  • Sentinelle , 21 août 2013 @ 10 h 46 min

    je remarque que si un homme donne du sperme à la banque légale, ou à des lesbiennes par le biais d’un seringue, personne ne crie au scandale, qu’il cède une partie importante de lui, lui qui estime que son sperme lui appartient à part entière et qu’il n’a pas à demander à l’état ou à ses semblables s’ils sont d’accord.
    Pourtant les conséquences sont plus graves que le simple allaitement.
    Quand une femme se trait pour donner son lait aux maternités, tout le monde trouve cela génial, pourtant ou est la différence ?
    Simplement dans le fait que là cette femme se fait payé, et c’est ça que vous trouvez scandaleux ?
    La vraie nourrice était celle qui allaitait ses enfants et celui de celle qui pouvait payé.

    Il y a qu’aujourd’hui, l’homme veut être son maître, seul gouvernant à bord, et c’est là que l’on voit comment au fil des siècles il c’est égaré dans les ténèbres.
    Aujourd’hui plus de frein, chacun pour soi, le moi moi moi d’abord et les autres on s’en fout.

    On ne s’appartient pas, ni de corps ni d’esprit, mais nous sommes à DIEU, que l’on soit croyant ou pas, Il est notre créateur, après on choisi de l’accepter ou pas.

  • Tonio , 21 août 2013 @ 13 h 27 min

    “Frui, uti et abuti” dit le droit romain; mais c’était pour les choses, non pour les êtres humains, ce que n’étaient pas les esclaves aux yeux de l’Antiquité; être propriétaire de son corps est une “imbécillité matérialiste” pour faire croire aux benêts que quand l’Etat leur a tout pris, il leur reste encore leur propre corps, les veinards!.. et dont ils auront le droit de jouir, d’user et d’abuser, à la romaine. Et ce sont les chantres des dictatures socialistes justement qui viennent nous seriner ces infâmes chansonnettes, tandis que l’Etat socialiste fait tout pour dépouiller le citoyen de ses revenus, des ses biens, de ses idées, de ses sentiments et, qui sait, bientôt de son âme! Gardez donc le sourire, il vous reste ce corps que l’Etat socialiste, en bon père de famille, vous laisse afin de l’exploiter sans frais, ni pertes, jusqu’à ce que mort s’en suive!…

  • Le Nouveau Croisé , 21 août 2013 @ 18 h 42 min

    A lire tous ces commentaires j’ai une question :

    à quand les “lebensborn” ?

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