Ordre et désordres

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Souvent, le bon sens nous trompe. Sur l’idée qu’on se fait du progrès comme sur tant d’autres. Qu’on l’imagine comme une amélioration sans fin est l’une de ces erreurs que nous commettons à coup sûr. Sans nous l’avouer. Sans doute que nous avons besoin de ce genre de petit mensonge pour avancer. Mais sans doute aussi que nous portons sur le progrès cette mauvaise appréciation car on ne peut l’observer qu’à rebours, inversé dans le rétroviseur de notre présent. Et que, s’il nous est rassurant de constater qu’à notre échelle la courbe du temps nous a été agréable et nous a retiré d’un certain néant, il nous est par contre plus difficile d’imaginer un seul instant que dans une échelle plus à sa mesure la courbe du temps ne fasse que nous ramener vers ce même néant.

Inexorablement.

Si nous avons du progrès ces idées fausses c’est sûrement que nous le contemplons depuis ce point de vue trop étriqué qui nous tient lieu de réalité, plongé dans l’ombre majuscule d’un temps qui s’étend trop loin. Notre vue est trop courte. Un peu comme si nous avions un risque sur un million de mourir en traversant la rue devant chez nous : à notre minuscule échelle le risque n’existe quasiment pas et celui qui se refuserait à traverser la rue serait vite soigné pour trouble mental. Mais il nous suffirait de vivre le temps suffisant pour traverser la rue plusieurs milliards de fois pour qu’il nous devienne tout à coup et raisonnablement impossible de le faire. Trop dangereux ! Car mortel à la fin. La réalité du risque est pourtant exactement la même dans les deux cas, c’est juste que dans le second nous parvenons enfin à la conscience de sa fatalité inéluctable.

Ainsi, ce que nous refusons d’intégrer dans l’idée confortable que l’on se donne du progrès – et qui nous permet de le dévêtir de sa dimension fatale – c’est qu’il n’est rien d’autre que le long chemin qui nous conduit à la fin. Qu’il n’est rien d’autre que le symptôme rassurant de notre évanouissement progressif. L’espoir de la fin prochaine du désordre et des incertitudes qui nous effraient, jusqu’à cette finalité dernière que d’autres appellent sans nuances la mort.

C’est donc sur tout ça que le bon sens nous trompe. Peut-être pour nous protéger, d’ailleurs ? Car malgré ce qu’on croit sans jamais y avoir vraiment pensé, tout dans la nature tend vers la mise en ordre générale. Et non pas l’inverse. L’ordre naturel ! En effet, sous l’érosion du temps, la moindre parcelle de vie cherche à rationaliser son organisation. Sous l’action de la vie la moindre chose vivante se tente à gommer les bribes du désordre qui l’habitent. Pour s’en convaincre, il suffit de constater quelle est la façon la plus simple d’organiser un tas chaotique, tas de sable ou tas de tomate : en lui imprimant simplement un mouvement quelconque mais régulier – la vie – quelques instants. La vie en accéléré. Quelques mouvements suffisent pour que le chaos disparaisse et que le tas adopte de lui-même la structure la plus stable. La plus organisée : la plus résistante aux mouvements aléatoires et incertains de la vie. Ce qui heurte ainsi notre logique, c’est qu’une chose organisée est en réalité bien moins coûteuse en énergie – en quantité d’information nécessaire à sa reproduction – qu’une chose désorganisée. Une fois cette réalité acquise, on commence d’entrevoir pourquoi vie agence seule, à sa manière et dans des temps qui nous échappent, ses éléments dans un ordre toujours plus simple. Plus complexe à nos yeux mais plus simple à transmettre, à reproduire, à améliorer. Comme il nous est plus simple, à nous, de mémoriser une fois pour toute la courte formule de Pi plutôt que de vainement tenter de retenir une par une l’infinité de ses décimales. L’évolution c’est donc avant tout cette permanente économie de l’effort. Tout progrès est issu d’une optimisation de la situation antérieure, d’une diminution de ses incertitudes et de ses déséquilibres. De la vie qui l’habite, donc.

“Voilà ce qu’on appelle le progrès aujourd’hui je crois, cette consommation de plus en plus rapide et organisée du temps qui nous sépare de la fin. Ce contre quoi il nous faut lutter, donc.”

Ainsi, comme toute chose vivante finira par ne plus l’être, la vie comporte en elle ce mécanisme qui la pousse à se défaire du désordre qui l’anime. Un mécanisme naturel qui la force à se détruire pour mieux se renouveler. C’est sûrement la main magique que certains appellent Dieu. Mais plutôt certainement une simple obligation mathématique.

Considérer le progrès sous cet angle un peu brutal nous le replace peut-être à sa juste place : une simple évolution de la vie – ce déséquilibre momentané – vers son retour à l’équilibre. Comme le siphon ouvert d’un lavabo rempli crée le mouvement – la vie – dans l’eau, jusqu’à l’avoir toute entièrement aspirée. Comme l’air frais alimente le feu, le progrès alimente la combustion de la vie. Et si une chose doit nous rester certaine, c’est que le néant est la seule issue. L’entrée et la sortie. L’avant et l’après. L’entre-deux qui l’avive n’est rien d’autre que le mouvement qui va l’éteindre.

Du chaos de la vie vers l’ordre absolu – l’absence de vie. Du désordre des incertitudes vers l’ordre plat. La mort.

Or, jamais l’homme dans son histoire n’a autant que nous accompagné cette mise en ordre naturelle du grand tout. Nous sommes l’homme du progrès et nous courons derrière la nature. Pour la doubler bientôt. Avec nous, la mise en ordre est devenue industrielle. Et l’algorithme lent et tranquille de la nature, cette main invisible qui élimine à sa vitesse le désordre chaotique de toute chose pour la pousser vers son évolution ordonnée – sa disparition – a trouvé en nous un allié de choix. Un complice zélé. Comme l’homme du passé a tiré la première étincelle de deux galets pour maîtriser le feu, le nouvel homme veut maîtriser sa propre évolution. Nous sommes cet homme du progrès, prosterné devant nous-même, corrompu et fier. Et nous nous employons à accélérer notre cours des choses. Certes, nos algorithmes sont encore pauvres et grossiers, et ne produisent pour l’instant que de maladroites étincelles, mais nous sommes fascinés par les bribes de vie qu’on y entrevoie. Ils seront mille fois plus puissant bientôt. L’homme du progrès est devenu son propre Dieu, créateur tout puissant de son avenir quantifié.

Mais la seule chose que nous faisons finalement, sans même sans nous en apercevoir, c’est de précipiter plus vite que de raison la courbe du temps. Mais à notre échelle ! Et elle est courte. Ainsi souriants en décadence nous pressons le pas en déroute vers le néant, enivrés par la magie de ce nouveau pouvoir. Mais dans cette chute en avant nous avons oublié une chose – la plus importante peut-être : que les incertitudes sont la substance même de la vie.

Que les incertitudes sont la différence même qu’il y a entre vivre et exister. Comme le caillou existe, mais que l’homme doit vivre. Et qu’à trop se libérer du désordre de la vie, on risque de la perdre du même coup.

Alors quelle issue pour nous soustraire à ce grand siphon qui nous aspire ? Aucune, nous sommes condamnés à terme. Et c’est heureux ! car une chose ne vaut que par ses limites. Nous reste simplement la question du quand. Alors si lutter chaque jour un peu contre l’ordre qui nous envahi c’est maintenir encore un peu de la vie, voilà la seule chose que nous devrions avoir en tête : sauvegarder encore un peu du déséquilibre naturel des chose et des incertitudes qui l’accompagne. Lutter contre ce mouvement qu’on appelle positivement le progrès, pour sauvegarder suffisamment du désordre naturel de la vie et ne pas nous condamner au bon ordre de la simple existence.

Sauvegarder encore un peu de la vie en résistant, à notre échelle, contre la mise en ordre qui nous étreint, le bouillonnement des incertitudes, cet ordonnancement de plus en plus apaisé, disparition industrielle des inconnues qui font la vie.

Voilà ce qu’on appelle le progrès aujourd’hui je crois, cette consommation de plus en plus rapide et organisée du temps qui nous sépare de la fin. Ce contre quoi il nous faut lutter, donc.

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