Comment VGE, le “champion de la finance”, a raté le tournant de la première crise pétrolière et les conséquences de cette erreur aujourd’hui

L’arrivée au pouvoir le 27 mai 1974 de Valéry Giscard d’Estaing est fêtée comme un printemps triomphal. Le cauchemar des derniers mois du règne d’un Georges Pompidou, cachant sa maladie comme un honteux secret d’Etat, s’est enfin évanoui. Au visage bouffi par la cortisone du président défunt  succède la face encore juvénile, encore joviale,  du  nouveau chef de l’Etat, qui joue au grand frère plutôt qu’au père de la nation. Mais l’héritage est lourd, qui se résume en une phrase : le prix du pétrole a quadruplé.

Les Français n’ont pas encore compris qu’à cause du coup de force des pays exportateurs de pétrole en octobre-décembre 1973, perpétré à l’occasion de la Guerre du Kippour, les Trente Glorieuses sont terminées pour toujours. Il n’est pas sûr que le premier magistrat du pays en ait tout à fait conscience.

Certes, sous le coup de ce premier choc pétrolier, de bonnes résolutions ont été prises, à l’image de ces Hollandais qui ne circulent plus qu’à vélo. Sur les Champs-Elysées, des vitrines ont été éteintes la nuit. Même le Pape s’est soumis à la mode anti-bagnolesque du moment : le 8 décembre 1973, Paul VI s’est rendu en calèche du Palais du Vatican à la Place d’Espagne pour la fête de l’Immaculée Conception. Mais très vite, les vieilles habitudes de consommation et de gaspillage ont repris le dessus. Pas question de fermer les voies sur berges, notamment la Voie Express Georges Pompidou, qui  symbolisent le triomphe de la voiture sur les transports en commun. Elles fonctionnent encore aujourd’hui, six jours sur sept, à plein gaz !

UNE AURA DE CHAMPION FINANCIER

Valéry Giscard d’Estaing entre à l’Elysée avec une aura  de champion  de la chose financière. Ministre de l’Economie sous de Gaulle de 1962 à 1966, puis sous Pompidou de 1969 jusqu’au décès présidentiel, il a fait merveille. Doué d’une mémoire éléphantesque, il avait le chic de présenter le budget de l’Etat, devant l’Assemblée Nationale, sans une seule note sur le pupitre, au grand ébahissement de l’auditoire. Dans la tourmente mondiale provoquée par le premier choc pétrolier, la France pouvait-elle mieux choisir pour tenir le timon de l’Etat que ce grand argentier, polytechnicien énarque, qui avait fait ses preuves avec tant de grâce, d’élégance, de talents ?

On croit d’autant plus au brio giscardien qu’en 1974, les gouvernants français et la plupart des économistes, soutenus par les media, estiment encore que l’on  peut diriger l’économie comme on dirige une usine. On appelle ce mirage la « macro-économie », un pont-aux-ânes de l’ENA. En appuyant au bon moment sur tel ou tel bouton du « tableau de bord » étatique, on encourage l’investissement, l’épargne, la consommation, on hausse les salaires, on réduit la durée du travail, on crée des emplois, on conquiert  des marchés, on  ralentit la hausse des prix. Ce keynésianisme primaire est mâtiné, à gauche un peu plus qu’à droite, d’un néo-marxisme qui dit que la machine capitaliste ne peut pas ne pas fonctionner sans produire des inégalités et des injustices. Il revient donc à l’Etat de corriger ce vice congénital. Comme le moteur a des ratés à cause de la sous-consommation des couches populaires du fait même de salaires trop bas, la réduction des inégalités par la fiscalité non seulement fait œuvre de justice mais encore relance l’économie.

Au premier choc pétrolier vont  donc répondre  des mesures propres à sauvegarder tant bien que mal le pouvoir d’achat du peuple. Les tarifs du gaz et de l’électricité ne suivent pas, loin s’en faut, le quadruplement du prix du pétrole importé, tandis que sont accrues les aides aux catégories défavorisées et les facilités d’endettement d’un peu tout le monde. Du même coup, Electricité de France, Gaz de France, Charbonnages de France plongent dans le rouge.

En même temps, l’Etat français met toute la puissance industrielle qui lui reste dans le lancement d’un programme gigantesque de construction de centrales nucléaires. Déjà, Pierre Messmer, premier ministre ultime de Pompidou, a lancé le 5 mars 1974 la mise en chantier  de 13 tranches nucléaires de 900 MW pour les seules années 1974-1975. Giscard confirme ce choix en 1975 en autorisant EDF à construire 12 000 MW supplémentaires au cours des deux années 1976-1977. Les « nucléocrates » s’étaient préparés de longue date à cette échéance.[2]

ON DECOUVRE LA « STAGFLATION »

La hausse des prix s’accélère immédiatement : + 13,9% en 1974, contre + 7,1% en 1973, et +6,1% en 1972. Elle reste encore de + 11,8% en 1975, alors que le PIB est lui-même en récession de 1,1%. On parle d’une « inflation à deux chiffres » – du jamais vu depuis l’après-guerre. Au même moment, le chômage commence une ascension durable. Pompidou, en 1967, avait déclaré : « Si un jour on atteint les cinq cent mille chômeurs en France, ça sera la révolution ». A l’époque, on comptait deux cent cinquante mille demandeurs d’emploi. Après le choc pétrolier, ce seuil fatidique est dépassé, et le successeur de Pompidou est à peine ébranlé. Toutefois, un premier dogme des Trente Glorieuses doit être révisé. On croyait que l’on pouvait vaincre le chômage par l’inflation et l’inflation par le chômage. On se rend compte maintenant qu’on subit les deux fléaux à la fois, et les économistes, jamais à court d’invention sémantique, mettent en circulation un nouveau mot pour décrire une situation que l’on croyait impensable : la « stagflation », c’est-à-dire un mélange affreux, désespérant de stagnation de la production et de hausse accélérée des prix.

En mars 1976, pour lutter contre la dépression et le chômage, Valéry Giscard d’Estaing  et son premier ministre, Jacques Chirac, prennent des mesures de soutien à l’investissement. « Trop peu et bien tard », titre Le Monde [3]. Gilbert Mathieu, chef du service économique du Monde, réclame des décisions plus vigoureuses « pour, écrit-il, ‘relancer la machine’, aller au-delà du soutien des investissements et accepter de stimuler certaines consommations, comme l’OCDE, après M. Mitterrand, le suggère aujourd’hui. »[4]

Six mois plus tard, Giscard cède au chant de ces sirènes. Dans une allocution solennelle prononcée le 4 septembre 1975, le président de la République explique qu’il peut maintenant  injecter  30,5  milliards de francs dans le circuit économique, car la hausse des prix, affirme-t-il  est redescendue au-dessous de 10%. Le titre de l’allocution s’étale sur 6 colonnes : « Nous devons nous orienter vers une croissance différente, plus juste, plus humaine, plus équilibrée, plus économe ». Comble d’audace : le déficit budgétaire est porté jusqu’à 3% du PIB. Le discours commence et se termine par un « bonsoir », sec comme un coup de trique[5]. Le prince-savant  a parlé. Même Le Monde reconnaît que « tirant la leçon de ses erreurs, le président de la République change de tactique, sous la pression de l’évènement.[6] »

BARRE DANS LE SILLAGE DE POINCARE ET PINAY

En fait, Giscard se trompe. Au moment où il parle, le rythme de la hausse des prix est encore supérieur à 10%.  Chirac, qui flaire l’échec, démissionne avec grand fracas le 25 août 1976, prétendant n’avoir pas les moyens de gouverner. Il est remplacé par Raymond Barre, qualifié d’emblée par Giscard de « meilleur économiste de France » – hommage du vice énarchique à la vertu universitaire. Des générations d’étudiants ont utilisé le « Barre », un mélange hétéroclite de Samuel et de Keynes. Mais Monsieur le Professeur est tenté par la politique comme M. Le Trouhadec par la débauche. Vice-président de la Commission européenne de 1967 à 1973, il entre au gouvernement Chirac par la petite porte du Commerce extérieur. Nul n’aurait pensé que ce strapontin  lui servirait de tremplin pour Matignon. Sa nomination au poste de Premier ministre est une surprise totale. D’autant qu’il cumule ce poste avec celui de ministre des Finances, comme Raymond Poincaré en 1926 et Antoine Pinay en 1952, deux icones historiques de la restauration du franc. C’est que la « relance » de septembre 1975 n’a donné aucun résultat du côté de l’emploi, le nombre de chômeurs a dépassé le million, la chute du franc renchérit les importations, les déficits se creusent, et l’inflation s’auto-entretient, la progression des salaires étant  indexée sur celle des prix. Giscard d’Estaing commence-t-il  à douter de son savoir-faire ? Ou bien redoute-t-il que l’impopularité des mesures à prendre d’urgence lui fasse perdre les élections ? Place donc au « Plan Barre ».

Dans Le Monde, le nouveau Premier ministre est sacré « chevalier de l’austérité ». Ce « professeur au visage poupin porte allégrement la cinquantaine ; [sa]  fermeté est celle de l’âme, et non celle du verbe »[7].  L’universitaire « familier du cours magistral n’hésite pas à faire la leçon (aux journalistes notamment). »[8] C’est « un homme neuf, non prisonnier des clans politiques, arrivant avec l’auréole du professeur qui a su descendre depuis des années de sa chaire pour se colleter avec les réalités économiques, ce qui n’est pas si courant. »[9]Sur les écrans de télé, « le pédagogue perce sous le Premier ministre. [10]» L’accueil est plutôt flatteur, même si Le Monde sera fort critique quand le pot-aux-roses sera dévoilé le 22 septembre 1976, quatre semaines seulement après la formation du nouveau gouvernement. En tout cas, Barre s’est joué de la presse, et notamment du Monde, tel un as de la (non)-communication. Mesure-phare du plan, le blocage des prix jusqu’en janvier 1977, n’a pas été détecté par le journal, comme le fera remarquer non sans malice le Premier ministre, ni par aucun autre media.   S’il n’avait pas su empêcher la presse de dévoiler ce secret de polichinelle, les étiquettes auraient immédiatement valsé.

Casser le thermomètre n’a jamais fait baisser la fièvre. Le Premier ministre a décrété que la hausse des prix ne devait pas  dépasser + 6,5 %. Elle sera de + 9,3% en 1977, et encore de 9,1% en 1978. Le plan Barre est un échec, et pourtant la droite remporte les élections législatives, le « Programme Commun de la Gauche » faisant encore  plus peur que la purge de l’ex-professeur.

QUATRE FOIS JAMAIS

Le « deuxième choc pétrolier », causé par la révolution iranienne (janvier 1979), qui provoque un nouveau doublement des prix de l’or noir, donne le coup de grâce au barrisme. La hausse des prix rebondit au-dessus de la barre des 10% : + 10,6% dès 1979, + 13,6% en 1980, + 13,4 % en 1981. Sur l’ensemble du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, les prix ont plus que doublé. Le chômage atteint désormais 6,3% de la population active. Il ne descendra jamais au-dessous de ce niveau.

En creusant  un  déficit dans les comptes de l’Etat, Valéry Giscard d’Estaing  a ouvert une boîte de Pandore qui ne se refermera plusjamais. Les 3% du PIB qu’il visait  sont  aujourd’hui un objectif inatteignable par le pouvoir actuel, mais dans l’autre sens, puisque le déficit budgétaire reste supérieur à 4% du PIB. Enfin, l’endettement public que Giscard a fait passer durant son règne de 8% du PIB à 16% du PIB, ne redescendra jamais. A plus de 2000 milliards d’euros, il  dépasse aujourd’hui les 95% du PIB !

Quant à  « l’homme du passif », comme le surnommera Mitterrand, il  ne reviendra jamais au pouvoir.

> Philippe Simonnot est un économiste, journaliste et auteur de sensibilité libertarienne.

Apostilles :

[1] Ex-professeur d’économie du droit à l’Université de Paris-Nanterre. Dernier ouvrage publié : Hitlerisme français, 1. Lengrenage. Kindle.  

[2] L’auteur de ces lignes se flatte d’avoir inventé ce peu élégant néologisme pour désigner une caste puissante de fonctionnaires et d’industriels, constituée à partir du célèbre Corps des Mines. Cf. Les Nucléocrates, Presses Universitaires de Grenoble, 1976.Jusque-là, on employait le terme de « nucléariste » – tout aussi laid.

[3] Le Monde  du 19 mars 1975.

[4] Ibidem.

[5] Le Monde  du 6 septembre 1975.

[6] Ibidem.

[7] Le Monde  du 27 août 1976.

[8] Le Monde  du 30 août 1976.

[9] Le Monde  du 2 septembre 1976.

[10] Le Monde  du 24 septembre 1976.

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13 Comments

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  • 0 / 10
  • KAMISAN , 22 février 2016 @ 14 h 02 min

    “CHAMPION FINANCIER”, l’inventeur de la TVA ? moi j’aurais un autre mot…

  • Gauthier , 22 février 2016 @ 15 h 20 min
  • borphi , 22 février 2016 @ 15 h 41 min

    Cet article est exceptionnel.

    Alors que les Français restent de grands dévots des blouses blanches et des crânes d’œufs , VGE reste dans leur esprit un champion de l’économie avec son compère Raymond Barre quarante ans plus tard.

    Bien leur en fasse en attendant d’ouvrir les yeux sur les réalités du libéralisme trop largement appliqué à partir de ce septennat maudit qui a vu la dette publique s’envoler à l’instar du chômage , de l’inflation , des charges sociales et des charges fiscales.

    Les libéraux qui prétendaient voire le jour au fond de ces deux tr..s d. c.l, seraient bien inspirés de revoir leur(s) copie(s) si tant est qu’ils aient une ligne de politique économique cohérente et efficiente.

  • FIFRE Jean-Jacques , 22 février 2016 @ 17 h 17 min

    Effectivement ! voilà 4 décennies que cela dure.
    Avec en plus l’Euro qui nous plombent et l’Union Européenne qui nous phagocyte, avec en plus les 35 heures qui nous étouffent, avec ….
    Giscard + Mitterrand, Chirac + Sarko et enfin +Hollande…La France est au bout du rouleau et nous on n’en peut plus…
    Assez !

  • Pascal , 22 février 2016 @ 17 h 44 min

    Le choc pétrolier est lui-même une conséquence de la rupture du lien dollar-or qui avait sapé le fondement même du SMI. La guerre israélo-arabe de 1973 a été la cause occasionnelle de ce choc pétrolier. Puisque vous nous payez en monnaie de singe on quadruple le prix. Et surtout on demande de véritables compensations, c’est l’origine d’Eurabia. Immigration de peuplement (colonisation) et islamisation en échange d’un pétrole abordable. Et comme l’Hégémon est loin, outre-Atlantique, il peut bien sacrifier (mais de mort lente) son protectorat ouest-européen comme il a sacrifié (de mort plus expéditive) les chrétiens d’Orient en signant le Yalta américano-wahabite, un certain 14 février 1945, sur le Quincy.

    Avec VGE est rompu pour la première fois le pacte multi-séculaire qui unissait la France au Liban.

  • Boutté , 23 février 2016 @ 8 h 51 min

    L’Economie est loin d’être une science exacte .Ce n’est donc pas à X ni à l’ENA que l’on peut instruire les futurs économistes . Regardez le Champion du PS en cette matière , celui dont la disparition en vol a permis à Hollande de gagner l’Elysée contre l’avis de l’ensemble de ses éléphants . Sarkosy le fait Chef d’ Orchestre de l’Economie de la planète. Il a, trois ans durant,
    tous les cadrans de contrôle sous les yeux et toutes les manettes en main. Il n’a jamais vu arriver la crise et conseillait à la Grèce de s’endetter pour se sortir de ses embarras . Bravo !!!

  • Boutté , 23 février 2016 @ 8 h 55 min

    Pour parler d’autre chose que de Finance, VGE avait l’ambition de faire tomber le Shah d’Iran.
    Il entretenait à Neauphle le révolutionnaire d’Allah qui lui permettra d’arriver à ses fins . Pourquoi faire ? Polytechnique nous a habitué à pondre des apprentis sorciers . . .

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