L’égalité est une fiction. I) Entre les États.

L’actualité fournit des arguments à ceux qui pensent qu’en politique internationale « tout ce qui est petit n’est pas joli ». L’égalité est une fiction que la réalité dément à chaque instant. Elle n’a de sens que comme aspiration exclusivement réservée aux droits de la personne, et encore limitée par le bon sens. En dehors de ce cadre étroit, ce mot est un piège dont se gargarisent les idiots avant d’en être les victimes, et une arme de destruction de toute société par les esprits les plus pervers.

L’idée d’une égalité entre les Etats, sur laquelle le droit international s’appuie est une absurdité et un mensonge nuisible. Les faits en démentent constamment l’illusion juridique. Celle-ci repose sur la construction qui fait des Etats des « personnes morales », jouissant de l’égalité souveraine, dotées des droits et soumises aux devoirs de la Charte des Nations-Unies. Les faits démentent bien plus cruellement cette utopie qu’ils ne le font envers la croyance en l’égalité juridique des individus dans un Etat. Celle-ci tend à exister dans certains pays même si sa mise en oeuvre n’est nulle part parfaite. Entre les pays, elle est une fiction entretenue par les Etats les plus puissants jusqu’à ce qu’elle se brise sur leurs intérêts plus ou moins cruciaux. Certes, dans le passé, à l’époque où « la guerre était la continuation de la politique par d’autres moyens », comme l’avait plaisamment définie le général prussien Carl von Clausewitz, ce bobard n’existait pas. Avant et durant la seconde guerre mondiale, Hitler, et plus généralement l’Axe, ont appliqué ce principe à la lettre. L’URSS a agi de même avec plus de circonspection jusqu’à sa disparition. Les ingérences systématiques dans les pays de son cercle d’influence, ou dans d’autres en vue de l’élargir, n’ont été limitées que par le risque d’affrontement direct avec les Etats-Unis. Ces derniers ont au contraire toujours revendiqué leur attachement au droit international, mais assez souvent avec une parfaite hypocrisie, qui est, comme on sait l’hommage du vice à la vertu. Certaines situations leur donnaient pleinement raison, d’autres étaient plus douteuses. D’autres encore étaient en totale contradiction avec leurs principes.

La Corée offre un exemple du premier cas. La Corée du Nord a agressé la Corée du Sud en 1950, avec l’appui de la Chine communiste, à laquelle la communauté internationale refusait sa reconnaissance au profit de la Chine nationaliste, réduite à Taïwan. Furieuse de ce refus, qui ne cessera qu’en 1971, l’URSS boudera le Conseil de Sécurité de l’ONU, dont elle est membre permanent, ce qui permit aux Etats-Unis de briser avec leurs alliés l’offensive communiste en Corée, au nom des Nations-Unies. Le veto russe actuel réduit le champ d’action des Américains en Syrie. Leur présence dans ce pays porte atteinte à l’intégrité territoriale syrienne, alors que les Russes interviennent à la demande du gouvernement légal. Ce sont les Russes et non les Américains qui ont cette fois le droit pour eux. De même l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, justifiée par un mensonge sur les « armes massives » de Saddam Hussein et ses « liens supposés avec le terrorisme » était une action illégale sans l’aval de l’ONU, enveloppée de justifications d’ordre moral, mais sans valeur juridique. Simplement, Washington en avait les moyens, et Bagdad n’avait pas ou plus ceux de résister. A l’ONU, les soutiens des Etats-Unis ont été de deux ordres, idéologique voire économique, pour les plus grands pays comme le Royaume-Uni, l’Italie ou l’Espagne, clientéliste pour les petits, parmi lesquels les Pays Baltes, l’Albanie, la Macédoine ou la Croatie qui répondaient à l’appel de leur protecteur. La France a eu le courage et l’intelligence de s’y opposer. Elle est encore de taille à montrer son indépendance. Entre ces deux cas extrêmes, les Etats-Unis n’ont jamais hésité à utiliser la force contre de petits pays isolés, aussi incapables de se défendre militairement que « juridiquement ». En 1990, arguant de l’article 51 de la Charte de Nations-Unis, le Président G. Bush a fait envahir le Panama à la suite d’un incident mortel entre Américains et Panaméens. Mais ce type d’opérations peut aussi être stoppé par la force plus que par le droit, lorsqu’au sein même du pays intervenant, la pression publique est telle qu’elle met en péril le gouvernement. Ce cas de figure est évidemment plus fréquent dans les démocraties que dans les Etats totalitaires, mais il n’y est pas exclu. L’Afghanistan a épuisé la longue patience du peuple russe.

Tout se résume donc à trois facteurs à l’exclusion de l’habillage juridique : d’abord, la taille et la puissance du pays, ensuite, la présence ou l’absence du soutien d’un autre poids lourd aux côtés de la proie éventuelle, enfin le caractère plus ou moins démocratique et transparent du pouvoir politique dans le pays tenté par une action de force. Durant le retrait de la Russie à la suite de l’effondrement de l’URSS, le droit d’ingérence a été brandi pour justifier de telles actions. Il n’est pas douteux que plusieurs motifs humanitaires proclamés pour les justifier étaient exagérés ou carrément inventés. La Serbie, en Europe, a été la grande victime de cette méthode. Un peu comme l’eau change d’apparence suivant des seuils de température, les droits de l’Homme n’existent vraiment que selon le degré de puissance des Etats. La Chine est intouchable et peut faire ce qu’elle veut au Tibet. La Russie l’est presque autant, mais elle est plus sensible aux sanctions économiques, cette autre forme de la guerre, en raison de son poids plus faible dans ce domaine. La France et la Grande Bretagne savent depuis leur mésaventure de Suez en 1956 qu’elles ne peuvent plus guère agir seules, sauf contre un Etat plus faible et isolé, par exemple l’Argentine. Mais elles ont encore une certaine liberté diplomatique, un droit à la parole et parfois à l’action. La multiplication des petits Etats est une catastrophe : sous couvert d’indépendance, de libre choix des peuples à disposer d’eux-mêmes, on multiplie les proies au profit des prédateurs. Si la France n’était pas intervenue à Ryad pour sauver le « soldat Hariri », il est clair que la riche Arabie Saoudite aurait « gardé » le Premier Ministre du modeste Liban. Les USA fustigeaient du temps d’Obama un allié africain comme l’Ouganda pour son conservatisme en matière de moeurs. Ils s’en gardent bien envers les Saoudiens. L’hypothèse d’une Catalogne indépendante va dans cette direction sans issue de pays dits indépendants, et qui sont incapables de l’être. On rétorquera qu’ils seront en Europe, et peut-être dans une Europe fédérale… Qui n’a pas encore compris que l’Espagne ne l’acceptera jamais et que les petits pays intégrés à l’Union Européenne, loin de bénéficier de sa puissance potentielle, contribuent au contraire à affaiblir le pouvoir d’agir des membres les plus puissants ? La France en fait en permanence l’expérience. (à suivre)

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