« Mariage » gay : Thibaud Collin en appelle à une délibération nationale plutôt qu’à un débat

[Cet entretien a été réalisé en partenariat avec Itinerarium.fr.]

Le philosophe Thibaud Collin, auteur des Lendemains du mariage gay aux éditions Salvator, a accepté de répondre à nos questions. Il apporte sa pierre de philosophe au débat sur la redéfinition du mariage et ce que cela impliquerait.

Votre ouvrage se place clairement au plan délibératif, apte à pouvoir infléchir les jugements politiques sur le bien et le mal. Pensez-vous qu’il soit possible aujourd’hui de remettre les notions de « jugement moral » et de « bien et de mal » sur la table du politique ?

Quel est le critère de l’action politique ? C’est la justice. Il s’agit donc de rechercher le juste dans telle ou telle situation ou face à telle question. Ici, c’est par rapport au projet d’ouvrir le mariage civil aux personnes de même sexe qu’une décision doit être prise au terme d’une délibération. La question de l’articulation et de la distinction entre morale et politique est très complexe. Aujourd’hui, beaucoup pensent que le bien et le mal relèvent de la seule éthique personnelle dont chaque individu est la mesure et que le politique doit rester dans une neutralité éthique en promouvant de grandes valeurs formelles comme l’égalité, la liberté, la solidarité des individus. D’ailleurs, quand on parle de « morale politique » ou de « moralisation de la vie politique », on parle souvent du respect ou de la célébration de ces grands principes et du renforcement des procédures formelles.

Ma question est : peut-on séparer la recherche du juste de celle du bien ? Si on raisonne dans les catégories que je viens de rappeler, toute législation qui se fonderait sur une conception du bien pour dire le juste serait accusée de vouloir imposer un « ordre moral ». Or la détermination concrète du juste n’est pas la simple application automatique d’un grand principe formel. La justice ne peut être rendue que lorsqu’on attribue à chaque partie en présence ce qui lui revient, ce qui lui est dû. Le concept abstrait et formel d’égalité des droits est un filet à mailles trop larges pour permettre de discerner. L’égalité de qui ? Dans quelle situation ? Dans quelle mesure tels droits font-ils naître tels devoirs correspondants ? L’être humain n’est pas une abstraction. Pour juger, il faut regarder la réalité des protagonistes. Or ici, les parties en présence ne sont pas d’un côté des « couples homos » et et de l’autre des « couples hétéros », les uns pouvant se marier et les autres ne pouvant se marier. Le droit de se marier n’a pas pour sujet le couple mais l’individu. Or aujourd’hui, n’importe quelle personne majeure peut se marier puisque l’orientation sexuelle n’est pas un critère pertinent. Les vraies parties en présence dans cette délibération sont donc, d’un côté, des adultes de même sexe et, de l’autre, des enfants qui seraient susceptibles d’être adoptés et/ou conçus par ces adultes. Le droit de se marier des uns implique pour les autres le devoir de reconnaître ces deux hommes comme étant leurs pères ou ces deux femmes comme étant leurs mères.

Je demande : cet hypothétique devoir ne viole-t-il pas le droit de ces enfants d’être élevés par ceux dont ils sont issus ? Et là, on voit bien que seule une réflexion sur les biens essentiels d’un enfant permet de trancher et de discerner quel est le choix à faire. Impossible donc de séparer la recherche du juste de la recherche des biens engagés dans les relations entre les êtres humains.

Votre propos consiste à montrer que reconnaître une évolution ne dit rien sur son caractère juste ou non. Toute nouveauté n’est pas bonne. Pourtant, comment résister à ce mouvement, alors que la tendance internationale est celle de la légalisation du « mariage » homosexuel ? 

À l’heure où de plus en plus de gens prennent conscience des effets souvent ambivalents des progrès techniques, il serait paradoxal que la mentalité progressiste apparaisse comme la seule légitime. Les discours d’un passé récent célébrant « les lendemains qui chantent » devraient nous avoir vaccinés sur les caractères soi-disant intrinsèquement bons du progrès ! La tendance internationale dont vous parlez est limitée aux pays qui sont plongés dans une crise anthropologique et intellectuelle sans précédent dont une des caractéristiques consiste à étendre les principes démocratiques au-delà de leur champ d’application strictement politique. Cette extension crée une mentalité dans laquelle peu à peu tout devient politique. Le paradoxe de notre délibération nationale actuelle est qu’il s’agit de débattre justement pour reconnaître qu’il existe des limites pré-politiques à la vie politique. Sinon, on considère que la limite n’en est une que parce qu’on en a décidé ainsi, ce qui est une conception arbitraire et volontariste de la limite. Pourquoi, en effet, poser la limite ici plutôt que là ? On le voit bien chez les socialistes qui considéraient jadis que le PaCS étaient suffisant pour donner un cadre juridique aux couples de même sexe et qui aujourd’hui considèrent que l’accès à ce seul cadre est une injustice à leur endroit.

“Si un citoyen considère que ce sujet ne le concerne pas, il contribue de fait à ce que la loi passe. En matière pratique, je ne peux pas être neutre. Ne pas choisir, c’est déjà choisir.”

Je rappelle les propos bien connus d’Élisabeth Guigou, Garde des Sceaux en 1998 : « Pourquoi l’adoption par un couple homosexuel serait-elle une mauvaise solution (sic) ? Parce que le droit, lorsqu’il crée des filiations artificielles, ne peut ni ignorer ni abolir la différence entre les sexes. (…) Mon refus de l’adoption pour des couples homosexuels est fondé sur l’intérêt de l’enfant, sur son droit à un milieu familial où il puisse structurer son identité et épanouir sa personnalité. » La situation des enfants a-t-elle à ce point changé en moins de quinze ans pour que de tels propos puissent être reniés si facilement ? Rappelons que celui qui entre temps a converti le PS au mariage gay et à l’homoparentalité n’est autre que le célèbre Dominique Strauus-Kahn qui en 2004 déclarait dans Libération « Certains pensent que, par nature, il est dommageable pour un enfant d’être élevé par un couple homosexuel. Je considère que c’est une faute morale (sic), et, sauf à ce qu’on me démontre le contraire, un non-sens scientifique. »

Votre chapitre sur la « dialectique » post-nieztschéenne mise en œuvre dans le « débat » aujourd’hui montre bien à quel point le « débat » se déroule selon une épistémologie orientée, inapte à faire porter les discussions sur un jugement moral et politique. Comment contrer cette dialectique omniprésente aujourd’hui ? Comment échapper à la dialectique ?

L’influence de Nietzsche est effectivement prégnante chez plusieurs philosophes dans la pensée desquels les militants gays ont puisé des termes et des méthodes de lutte. Citons les plus connus : FoucaultDeleuze et Derrida. On est bien sûr ici bien plus en présence d’un style de pensée, de manières de questionner ou de prendre les sujets que devant un corpus unifié. Le questionnement de type nietzschéen consiste à rechercher derrière un concept, une institution, une pratique des strates ou des éléments soumis à l’histoire et surtout aux rapports de force. « Il n’y a pas de faits, rien que des interprétations ». Tout ce qui apparaît dans un premier temps comme un donné stable peut donc être soumis à une enquête généalogique révélant les processus de sa constitution et les luttes cachées ayant rendu possible sa stabilisation.

Dès lors, les principes du jugement moral et les principes anthropologiques ne sont que des constructions historiques. Vouloir s’appuyer sur eux comme sur des critères d’évaluation et de choix est perçu comme une atteinte aux dynamismes joyeux des forces vitales irréductibles aux catégorisation identitaires et binaires. Dès lors lorsque certains osent affirmer que l’ouverture du mariage et de la filiation aux personnes de même sexe porte aussi en elle la remise en cause de la monogamie ou de l’interdit de l’inceste, ils ne font pas de la surenchère extrémiste, ils nomment juste la cohérence du projet dionysiaque qui anime en sous-main cette revendication.

La contestation des grandes différences articulant l’ordre humain est portée par une aspiration à l’indifférenciation dans laquelle peuvent s’exprimer et devenir librement les multiplicités singulières. Deleuze reprenait à Kierkegaard cette proposition : « Du possible, sinon, j’étouffe. » Je pense que l’on ne peut résister à cet élan proprement anarchique qu’en renvoyant nos concitoyens à leurs propres expériences fondamentales à partir desquelles ils peuvent refaire des inductions concluant à des référents universels. La plupart de nos contemporains ne pensent pas ce qu’ils ne vivent pas et du coup finissent par penser de manière aliénée. Il s’agit donc de traverser ce barrage mental pour les reconnecter avec leurs dispositions essentielles. Que chaque citoyen se pose sérieusement la question : « Est-ce que je souhaite ce qu’il y a de mieux pour cet enfant en le confiant à deux papas ou à deux mamans ? »

L’axe principal d’action consiste à promouvoir la « délibération » (apte à déboucher sur une décision) plutôt que le « débat » (d’où ne peut sortir qu’un « consensus »). Comment une délibération se présente-t-elle concrètement ?

Une délibération n’est possible que dans la mesure où je suis en position d’agir. Je ne délibère pas sur ce qui ne dépend pas de moi, par exemple sur les choix que mon voisin fait. Je peux porter un avis dessus, poser un jugement de valeur mais je ne délibère pas. Se mettre dans une position de délibération, c’est donc ipso facto se disposer à se sentir concerné ; et surtout, cela permet de prendre conscience qu’étant en démocratie, il est de la responsabilité de tout citoyen de participer à l’élaboration de la loi. Un des temps forts de cette participation est bien sûr l’élection mais il existe bien d’autres moyens, après l’élection, pour continuer à s’engager. Si un citoyen considère que ce sujet ne le concerne pas, il contribue de fait à ce que la loi passe. En matière pratique, je ne peux pas être neutre. Ne pas choisir, c’est déjà choisir. Participer ici à la délibération consiste donc à utiliser sa raison pour discerner quels sont les moyens de promouvoir la justice dans les relations familiales dont le Code civil est le cadre juridique.

“Seul un référendum donnerait un cadre permettant une délibération d’ampleur nationale car il obligerait la conscience de tout citoyen à prendre position de manière pratique.”

Selon vous, quelle forme de riposte est à envisager ? Et plus généralement : faut-il débattre, au risque de « tourner en rond », ou envisager des formes plus entreprenantes de riposte (colloques, tracts, actions, manifestations, etc.) ?

Je pense qu’aujourd’hui, il est nécessaire de réclamer qu’une réelle délibération ait lieu. En effet, depuis l’annonce par le Garde des Sceaux des contours du projet de loi, les adversaires ont commencé à émettre des critiques et des objections mais celles-ci demeurent à ce jour sans réelle réponse. Jean-Marc Ayraut vient de réaffirmer que le texte passerait au nom de l’égalité sans prendre en compte le point de vue des enfants pris ainsi en otages. Seul un référendum donnerait un cadre permettant une délibération d’ampleur nationale car il obligerait la conscience de tout citoyen à prendre position de manière pratique.

Vous écrivez que la démocratie est ce régime « où les citoyens sont perpétuellement renvoyés à eux-mêmes et à leur capacité d’estimer le juste et l’injuste » ; et que cela requiert d’eux « vigilante attention au contenu complexe des questions qu’ils se posent », afin « d’honorer la grandeur du régime libéral ». Comment organiser notre société pour honorer au mieux cette grandeur libérale ?

La liberté véritable ne va pas sans responsabilité. En effet, tout usage de ma liberté est-il à la hauteur de mon humanité ? Certes non, chacun peut le vérifier dans sa propre vie. C’est l’expérience de la faute qui nous révèle notre conscience qui nous oblige à répondre de nos actes.

Dans l’étymologie de responsabilité, il y a, en effet, répondre. Ma conscience est la médiatrice de ce que mon humanité exige de moi. Ce qui est vrai pour une personne ne le serait-elle pas pour une société ? L’histoire nous a livré de nombreux exemples de décrochage d’une société politique relativement aux exigences communes de l’humanité. La grandeur du régime libéral est de faire confiance dans les capacités des êtres humains à user de leur liberté en vue du bien. Il s’oppose au despotisme et à l’anarchie, tout deux enracinés dans le primat de la force écrasant la voix de la conscience. La démocratie libérale digne de ce nom offre un espace public dans lequel les citoyens peuvent discuter pour chercher à discerner le bien et le juste dans des situations concrètes. Cela ne veut en aucun cas dire que le bien et le juste sont le fruit de la volonté des citoyens, ce qui serait contraire avec l’idée même de discuter en échangeant des arguments raisonnables.

La volonté entérine ce que la raison a discerné comme juste mais ne le détermine pas dans sa qualité de juste. Notre société honorerait donc la grandeur du régime libéral si elle pouvait délibérer de manière raisonnable de cette affaire touchant les fondements du lien humain.

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6 Comments

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  • Courouve , 25 septembre 2012 @ 12 h 48 min

    JACQUES DERRIDA (1930-2004)

    « J’ai soutenu de ma signature sans hésiter l’initiative bienvenue et courageuse de Noël Mamère, même si le mariage entre homosexuels constitue un exemple de cette belle tradition que les Américains ont inaugurée au siècle dernier sous le nom de “civil disobedience”: non pas défi à la Loi, mais désobéissance à une disposition législative au nom d’une loi meilleure – à venir ou déjà inscrite dans l’esprit ou la lettre de la Constitution. Eh bien, j’ai “signé” dans ce contexte législatif actuel parce qu’il me paraît injuste – pour les droits des homosexuels -, hypocrite et équivoque dans son esprit et dans sa lettre.

    Si j’étais législateur, je proposerais tout simplement la disparition du mot et du concept de “mariage” dans un code civil et laïque. Le “mariage”, valeur religieuse, sacrale, hétérosexuelle – avec vœu de procréation, de fidélité éternelle, etc. -, c’est une concession de l’État laïque à l’Église chrétienne – en particulier dans son monogamisme qui n’est ni juif (il ne fut imposé aux juifs par les Européens qu’au siècle dernier et ne constituait pas une obligation il y a quelques générations au Maghreb juif) ni, cela on le sait bien, musulman. En supprimant le mot et le concept de “mariage”, cette équivoque ou cette hypocrisie religieuse et sacrale, qui n’a aucune place dans une constitution laïque, on les remplacerait par une “union civile” contractuelle, une sorte de pacs généralisé, amélioré, raffiné, souple et ajusté entre des partenaires de sexe ou de nombre non imposé.

    Quant à ceux qui veulent, au sens strict, se lier par le « mariage » – pour lequel mon respect est d’ailleurs intact -, ils pourraient le faire devant l’autorité religieuse de leur choix – il en est d’ailleurs ainsi dans d’autres pays qui acceptent de consacrer religieusement des mariages entre homosexuels. Certains pourraient s’unir selon un mode ou l’autre, certains sur les deux modes, d’autres ne s’unir ni selon la loi laïque ni selon la loi religieuse. Fin de la parenthèse conjugale. (C’est une utopie mais je prends date.) »
    “Je suis en guerre contre moi-même”, Le Monde, 19 août 2004, propos recueillis par Jean Birnbaum.

  • Robert , 25 septembre 2012 @ 18 h 55 min

    Quelle délibération?
    À quel titre de légitimité peuvent prétendre les invertis pour exiger le droit au mariage?
    À la loi naturelle sur lequel il est fondé?
    Au bien commun qu’il protège?
    A la génération qu’il assure?
    Accepter un débat, autre que celui contestant les arguments du lobby homosexuel, est illégitime.
    C’est reconnaître à des manipulateurs la justesse de leur démarche.

  • Riax , 5 octobre 2012 @ 8 h 38 min

    Ce texte de Derrida m’a inspiré le suivant, sur le mode d’un dialogue socratique qui doit beaucoup à la lecture de Platon.

    ERIDAS
    ou Du mariage

    Chéréphon, Epigène et moi étions assis à l’ombre d’un platane, sur de grosses pierres abandonnées par des carriers, presque à la sortie de la ville. Notre discussion s’était affaiblie et nous venions tous les trois d’orienter notre regard dans la même direction, en le laissant comme noyé dans la masse confuse de la foule distante. Chacun cherchait une question pour relancer l’examen qui nous avait occupé. Nos regards furent soudain accrochés, en même temps, par un point doré qui venait de surgir dans la foule et qui semblait se rapprocher rapidement de nous. Une tête aux cheveux colorés se frayait un passage, parmi les autres qui refluaient promptement de chaque côté de la voie ouverte. L’homme semblait ne voir personne. Il marchait d’un pas vif, ferme et régulier. Sa prestance et son assurance étaient impressionnantes, que semblait venir encore renforcer une satisfaction qui aurait été causée par un événement récent. Il marchait vers nous, comme si son intention avait bien été de nous rencontrer là même où nous nous trouvions et avant même que nous ne l’ayons aperçu et qu’il ait lui-même pu nous apercevoir. Lorsqu’il fut enfin en face de nous, je n’en doutais plus. C’était bien Eridas. Je ne l’avais encore jamais vu et pourtant j’étais certain que c’était lui. Epigène venait de confirmer mon intuition, en respirant profondément, comme pour chasser l’émotion.

    Socrate : Nous nous étions mis à te suivre, du regard, Eridas. C’est que tu marches comme deux.
    Eridas : A deux jambes, veux-tu dire.
    S : J’ai bien dit « comme », car je ne doute pas que tu sois un et unique.
    E : Mais pour ce qui est de mes jambes, elles forment bien un couple.
    S : Un couple, n’est-ce pas lorsqu’il y a deux êtres ou deux éléments ?
    E : C’est sûr.
    S : Ainsi, lorsqu’il n’y a ni plus ni moins que deux êtres, nous avons un couple.
    E : En effet.
    S : Mais pourrait-il y en avoir plus que deux, dans l’être substitué au couple, pour que le genre d’êtres auquel appartient le couple puisse continuer d’exister ?
    E : Je ne comprends pas bien ta question, Socrate [Il s’assit, enfin, à nos côtés, sur la pierre qui restait inoccupée].
    S : Pour qu’il y ait, de nouveau, un ensemble auquel rien ne manque, un ensemble dont on puisse dire, sans se tromper, qu’il forme un tout entier.
    E : Eh bien, cela me semble être le cas.
    S : Donc à notre couple, tu ajoutes un troisième être, sans problème ?
    E : Voilà qui est bien dit, Socrate.
    S : Mais à notre couple, quelque chose manquait-il, pour qu’on pût le dire être un couple ?
    E : Assurément non.
    S : En outre, à bien y réfléchir, n’y mettrais-tu pas autre chose que la quantité, dans le couple, pour qu’il puisse s’agir d’un tout plein et entier ?
    E : Une nouvelle fois, Socrate, ne pourrais-tu pas t’exprimer plus clairement ?
    S : Deux femmes forment-elles un couple ?
    E : Elles sont deux. Ni toi, ni moi ne pouvons le nier.
    S : Voilà bien où je voulais en venir. Ce que nous ne pouvons nier : c’est qu’elles sont deux ou qu’elles forment un couple ?
    E : Tu risques de te perdre dans tes questions, Socrate. Si cela t’arrive, je t’y laisserai seul. Tu pourras toujours t’adresser à ceux qui t’accompagnent, ici présents. Peut-être pourront-ils t’aider.
    S : Eh bien, dans ce cas, si Chéréphon et Epigène eux-mêmes n’y peuvent rien, mais s’ils daignent me laisser en silence, peut-être me sera-t-il plus facile de réfléchir sur le couple. Mais toi, aurais-tu peur de te perdre à me répondre ?
    E : Oh, que non. Et je vais te répondre, puisque cela semble te faire plaisir. Nous ne pouvons nier qu’elles sont deux et qu’elles forment un couple.
    S : Mais n’as-tu pas oublié ma question de tout à l’heure ?
    E : Laquelle, Socrate ? Tu en poses tellement, en outre sans même que l’on parvienne à comprendre si c’est dans tous les sens ou dans un sens unique. On dirait que c’est pour égarer ou pour donner le vertige à celui à qui tu parles.
    S : Que vas-tu t’imaginer, là ? Je te demandais s’il suffit d’être deux pour former un couple, ou si, au contraire, il convient d’y ajouter autre chose.
    E : Mais Socrate, si tu y ajoutes autre chose, ce sera trois que nous aurons.
    S : Oui, mais si tu te souviens bien, je parlais d’autre chose que de la quantité.
    E : Quoi donc Socrate ? Tu ajouterais quelque chose et ça ne ferait pas plus ?
    S : Eh bien, vois-tu… là, je dois l’avouer, je me perds un peu. Tu fais sur moi une impression qui me laisse étourdi.
    E : Je te l’avais bien dit Socrate ; tu ne pouvais que finir par te perdre. Au lieu de la situation misérable dans laquelle tu viens de te mettre, tu aurais dû venir m’écouter, hier. J’avais devant moi un auditoire d’au moins deux cent personnes ; elles n’ont fait que m’écouter, et je voyais bien à leur attitude, toute faite de grande considération et de grande satisfaction, qu’elles comprenaient, qu’elles approuvaient et qu’elles en étaient fières. Oui, je peux dire que je leur ai été d’une très grande utilité.
    S : Elles comprenaient tout ?
    E : Absolument tout. Et tu ne sais pas encore le meilleur.
    S : Eh non, sans doute.
    E : Je leur ai tout dit. Absolument tout.
    S : Pardi. Tout ce que tu avais à dire ou tout ce qu’il est possible à un homme de dire ?
    E : Tout ce qu’un homme accompli peut dire, Socrate. Du moins, sur le sujet sur lequel j’avais décidé de les entretenir et qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec ce sur quoi tu m’interroges, en ce moment. C’est pourquoi, à l’instant, je regrettais vraiment que tu ne sois pas venu.
    S : Parle m’en vite. Tu me cachais quelque chose et cela nous retardait, Eridas.
    E : Non, cela ne me ressemble pas de cacher quoi que ce soit à quiconque. Aussi je vais t’en parler ou bien tu vas continuer de me poser tes questions, et comme nos sujets se recoupent, je vais bien finir tôt ou tard par t’en parler. Quelle solution préfères-tu, Socrate ?
    S : Eh bien, donne-moi au moins le sujet sur lequel tu discourais, ensuite je continuerais à t’interroger. Es-tu d’accord ?
    E : Cela fait mon affaire. Voici. Le sujet était : « L’union la meilleure entre particuliers que la cité puisse définir et reconnaître ».
    S : Mais ne veux-tu pas parler du mariage ?
    E : Eh, c’est que, vois-tu… Mais, au fait, j’avais compris que lorsque je t’aurais donné le sujet, tu reprendrais tes questions là où tu les avais laissées. Au lieu de cela, tu m’en poses de nouvelles, d’une autre espèce.
    S : C’est que je pourrais bien avoir perdu le fil de la discussion, comme tu me le faisais remarquer.
    E : Ne plaisante pas Socrate. D’ailleurs, à te parler franchement, tout à l’heure, c’est moi qui te taquinais. Tu ne perdrais pas un mot d’une discussion qui a duré tout un après-midi, pour peu que tu y ais eu part, à ce que j’ai entendu dire. Enfin, sache quand même que ce que j’ai dit, hier, était de la plus grande importance, notamment pour les hommes de lois. Il y en avait d’ailleurs de nombreux dans l’assemblée. Oui, je peux dire que je leur ai été d’une immense utilité, à tous. Tous m’ont d’ailleurs félicité pour leur avoir apporté de la lumière, la plus grande lumière qui puisse être même, d’après ce qu’ils m’ont dit.
    S : Alors toi, tu peux dire que tu as de la chance. Aussi, ne pourrais tu pas avoir quelque égard pour la question que je te posais ? Elle me revient soudain à l’esprit, mais elle me fait tout aussi soudainement triste mine. Je la trouve bancale et comme fissurée, presque ridicule, pour tout dire lamentable. Tu pourrais bien lui avoir porté un coup fatal, souviens-toi, et peut-être est-ce la lumière dont tu parlais qui fait déjà son effet.
    E : Allons, Socrate, ne perds pas courage.
    S : Elle me semble embourbée et peut-être même en mauvais état. Et il n’y a sans doute encore qu’un homme comme toi pour lui venir en aide, ainsi qu’à moi qui la posait et qui me figurait qu’elle valait le coup.
    E : Eh bien, c’est entendu, Socrate. Je suis là pour t’aider. Mais quelle était-elle, au juste ? Il me semble, quand même, que nous l’envions enterrée, envoyée aux oubliettes, à juste titre ?
    S : Voici. Ma question était finalement celle-ci : Deux femmes ou deux hommes, cela forme-t-il un ensemble complet ? Ne leur manquera-t-il jamais quelque chose, du point de vue de leur prétendue identité de couple, d’un côté comme de l’autre ?
    E : Voudrais-tu dire qu’un homme – eh bien toi, par exemple – n’est pas entièrement homme et qu’il a un morceau de lui-même qui est resté quelque part ou peut-être même qui n’a jamais existé, et qui, en tout cas, n’existe dans aucun autre ? N’es-tu pas entièrement toi-même et toi-même en entier, Socrate ?
    S : Eh bien, je finirais par me le demander, tellement la question que je te posais, presque d’entrée, me semble soudain n’avoir pas été suffisamment pensée, comme si elle n’avait pas existé en entier et peut-être même comme si elle avait été posée par un individu qui n’aurait pas été lui-même entier.
    E : Ah ! Socrate, tu me fais rire. Non, rassure-toi, tu es bien là en entier devant moi. Et tu me sembles avoir de la suite dans les idées. Au cas où tu ne les aurais pas toutes rassemblées et chacune entièrement, tu vas, en tous cas, les chercher très loin, avec perspicacité et persévérance. Aussi, si tu le permets, continue. Cela me convient.
    S : Si toi, comme moi, sommes chacun entier, à savoir entièrement homme et homme entier, en quoi pourrions-nous, en nous unissant, former un couple, s’il est vrai que le couple doit former un tout entier, à savoir quelque chose auquel rien ne manque et auquel rien n’est en trop ?
    E : Là, bien sûr, Socrate, ta question me semble des plus pertinentes.
    S : Car, dans ce cas, nous pourrions aussi y ajouter un troisième homme à notre couple, et il y aurait, comme dans l’autre cas, quelque chose en trop… mais, à vrai dire, cette fois, pour ce qui est de la quantité aussi. Auquel cas, notre couple ne serait vraiment plus un couple. Car si tu te souviens bien, nous avons commencé par dire qu’un couple est composé de deux êtres.
    E : Eh oui, je m’en souviens, Socrate. Et je crois même avoir compris où tu veux en venir : dans le couple il doit y avoir « deux » ajouté à la différence… précisément sans que cela fasse trois. Ainsi, le vase et l’amphore formeront un couple, car ils sont non seulement deux, mais différents.
    S : Oh là, comme tu me sembles aller vite à comprendre. Si vite que je me demande même si ce n’est pas trop vite.
    E : Allons bon, et moi qui croyais avoir traîné.
    S : Mais n’y ajouteras-tu pas le gobelet et encore le pot, au vase et à l’amphore, pour que l’ensemble en question soit vraiment entier ?
    E : Mais c’est que, vois-tu, pour un couple, c’est impossible.
    S : Et donc, il ne sera pas possible qu’il y ait de couple dans le genre des récipients. Ce qui y vaudra pour un couple manquera toujours d’être pleinement le couple qui est en droit d’exister : un gobelet et une amphore… mais pourquoi pas une amphore et un pot ? Mais pour ce qui est du genre auquel nous appartenons, nous Eridas et Socrate, ne devrons-nous pas admettre que le couple existe et qu’il ne peut qu’être composé d’un homme et d’une femme, car qu’irais-tu chercher d’autre pour en faire, en l’y ajoutant, autre chose qui appartient toujours au même genre ?
    E : Eh bien, là, Socrate, bien sûr, je ne peux qu’être d’accord avec toi… du moins, à condition que l’on ait présupposé que le genre existe, qu’il est déterminé et qu’il est, pour le reste, déterminant. Eh bien, soit, faisons comme si nous l’avions présupposé, au moins pour le moment.
    S : Envisagerais-tu de me faire défection ?
    E : C’est ce que nous verrons. C’est une chose que j’aurai à décider, selon la tournure que pourra prendre notre discussion.
    S : Quoi qu’il en soit de ta position, présente ou future, en conséquence de mon raisonnement, il va de soi que le mariage – tu vois nous y venons – ne peut avoir lieu que dans le cas du couple, et que, en cela, il ne peut que constituer la meilleure union possible, s’il est bien vrai qu’il est, comme le reste, ce qui doit avoir plénitude et entièreté. Et qu’il ne peut qu’en être ainsi chez tous les peuples et à toutes les époques, chez les Phéniciens comme chez les Carthaginois, chez les Syriens comme chez les Sardes, et j’ajouterais, pour que cela soit bien clair, chez nous, peuple de l’Attique, comme chez les Perses, en outre, depuis que l’homme existe et pour tout le temps qu’il lui reste à le faire. [A ce moment, je vis que ma remarque l’avait fortement contrarié et l’avait rendu impatient ; il semblait même réprimer un mouvement de colère.]
    E : Vois-tu, si nous en sommes là, c’est parce que c’est toi qui mènes la discussion ; c’est toi qui poses les questions. Mais si tu me laissais le faire, tu verrais que nous arriverions à une toute autre conclusion. Aussi, maintenant, je te propose de t’interroger et toi de me répondre.
    S : Il me semble que l’objet sur lequel porte mes questions est le même que celui sur lequel auront à porter les tiennes. Aussi n’y a-t-il sans doute pas lieu de faire le distinguo auquel tu m’invites. Le seul risque n’est-il pas que tes questions en viennent à porter sur autre chose et à nous égarer ? Qu’en penses-tu ?
    E : Eh bien, tu vois, tu recommences. Ne t’ai-je pas demandé de me laisser la parole ?
    S : Tu peux y aller.
    E : Nous tomberions sans doute d’accord sur ta définition du mariage, si je ne défendais pas, par ailleurs, et avec succès – c’est bien ce que je faisais, hier, devant un auditoire nombreux, comme je te le disais – la thèse que le mariage pourrait consister en un contrat d’union conclu entre un nombre indéterminé de partenaires de sexe indéterminé, si ce n’est qu’il pourrait bien céder la place à un tel contrat.
    S : Eh bien, que me contes-tu là, Eridas ?
    E : N’as-tu jamais eu deux amoureux qui se mettent, en même temps, à te suivre, Socrate ?
    S : Cela m’a bien paru avoir lieu, en effet. En tout cas, certains le disent.
    E : Et alors que tu leur posais une question, de celles-là mêmes que tu as l’habitude de poser à tout le monde, n’as-tu pas eu soudain le sentiment qu’ils s’apprêtaient à te répondre, tous deux simultanément, la même chose, comme cela a souvent facilement lieu dans la conversation à plusieurs ?
    S : Cela pourrait bien m’être arrivé ; je te l’accorde.
    E : Et alors, à cet instant, ne t’ont-ils pas paru être identiques : et hommes et pensant la même chose, de telle sorte qu’ils t’étaient néanmoins différents, eux qui allaient te répondre identiquement et toi qui venait de les interroger, bien que, par ailleurs, tous trois étiez hommes ?
    S : Au moins l’un pouvait-il être petit et l’autre grand.
    E : Ne chicane pas, Socrate, et réponds-moi.
    S : Il s’agissait manifestement d’une identité entre eux et d’une différence avec moi bien partielles et bien momentanées, sans compter qu’il allait me falloir les interroger pour savoir s’ils pensaient la même réponse, selon les mêmes raisons, pour ne pas dire s’ils pensaient tout simplement la même chose. Un tel ne dira-t-il pas qu’il aime le temps ensoleillé, parce qu’il lui permet d’apprécier l’ombre, un autre, parce qu’il lui permet d’apprécier directement la lumière et la chaleur du soleil ? Et puis, à être identiques, pour les uns, quoique différents, relativement à un autre, comme tu le prétends, et à supposer que nous ayons auparavant conclu entre nous le contrat d’union dont tu parles, que l’un d’eux vienne à disparaître et je n’aurais rien perdu, comme si, auparavant, je n’avais même rien gagné à signer le contrat.
    E : Tu ne réponds pas comme il faut, Socrate. J’ai pourtant fait l’effort de me placer de ton point de vue où l’identité et la différence sont d’importance, car autrement, pour moi, je te préviens, elles n’en sont quasiment d’aucune. Et hier aussi pour mon auditoire, elles n’en étaient quasiment d’aucune, car j’étais là pour le lui montrer. Mais voici une nouvelle preuve de ma bonne volonté, à ton égard. Suppose que l’individu avec qui tu as signé le contrat ait le pouvoir de se changer en homme, s’il est une femme, ou en femme, s’il est un homme. Disons en homme, s’il est une femme, puisque cela me semble partir de ce qui a ta préférence.
    S : Eh bien va. Et à condition de supposer, en effet, ce qu’on ne trouve que dans les contes.
    E : Mais c’est parce qu’il faut se préparer à tout, c’est parce que tout doit être prévu dans un contrat, c’est parce que tout doit pouvoir se ranger sous ses termes, s’il doit être le meilleur, que je t’ai invité à faire cette supposition. D’ailleurs, ignorerais-tu que certains hommes se travestissent en femmes ? Et je ne te parle pas d’Euclide qui venait t’écouter, depuis Mégare, ainsi déguisé, pour échapper à la surveillance des gardiens de ta cité, lorsqu’elle était en guerre avec la sienne. Non je te parle d’individus qui témoignent d’une réelle propension en ce domaine et qui pourrait bien s’en tenir au déguisement, parce qu’ils ne peuvent aller plus loin, quoique certains se fassent eunuques. C’est donc bien la raison pour laquelle je te disais que j’ai vraiment tout dit, hier, devant mon auditoire, de ce qu’il était possible de dire de mieux.
    S : Ô, homme merveilleux que tu es, Eridas ! Et moi qui ai vécu jusqu’à l’âge où je suis, en ignorant complètement qu’un tel contrat pût exister. C’est vraiment quelque chose d’extraordinaire que tu nous proposes, là, de découvrir. Je n’ose m’adresser à Chéréphon et Epigène, de peur de les tirer du ravissement et de l’attente précieuse de la suite, dans lesquels tu n’auras sans doute pas manqué de les mettre, eux aussi. Moi, j’ai le souvenir de contrats si imparfaits ou d’hommes si imparfaits, au regard des contrats – à vrai dire, je n’ai jamais pu en décider – que les premiers en arrivaient toujours à être au moins au bord de trahir les seconds, de les résilier ou encore de les supprimer et les remplacer, voire de s’en débarrasser pour toujours. Mais là, celui que tu nous offres me semble être d’une efficacité et d’une solidité, pour tout dire d’une bienfaisance, tout à fait exceptionnelles.
    E : Vraiment, cela me réjouit de penser que notre rencontre n’aura pas été inutile. Mais, puisque je vous dois plus d’explication, revenons en justement à ce que je disais. Tu aurais posé ta question à une femme, et ce serait un homme qui te répondrait. Ton contrat vaudrait-il alors entre un homme et une femme ou entre deux hommes ?
    S : Au moins, cela ferait un bon sujet de comédie, Eridas. Quant à moi, plutôt que d’attendre la réponse d’un homme ou d’une femme et d’attendre que tu me reposes ta question, dans l’autre sens, après que je t’aurai répondu et que tu m’auras soudain annoncé que l’homme s’est soudain changé en femme – comme ton contrat le permettrait sans doute, lui selon lequel identité et différence importent peu – je pourrai tout aussi bien me tourner vers les statues de Praxitèle ; elles ne me répondront jamais, mais elles ne changeront pas. Du reste, peut-être connais-tu le mot qu’Antisthène adressait à un jeune qui s’efforçait de ressembler à une statue : « Le bronze a-t-il une voix dont il tire gloire ? » Elle pourrait paradoxalement te concerner aussi, quoique tu t’imagines sans doute être d’or : « As-tu une voix dont tu puisses tirer gloire ? »
    E : Tu plaisantes Socrate. Et je devine, maintenant, que tu te moquais, depuis le début de tes réponses. C’est manquer de sérieux que de me répondre comme tu le fais. Tu me fais penser à ces enfants qui s’amusent avec un rouet, en croyant que c’est un jouet, et qui finissent par le casser. Mais pourrais-tu le remonter ou le réparer le rouet ? Crois-tu que tu pourrais le reconstruire ?
    S : Au moins, n’ai-je jamais cru en construire un, en déconstruisant.

  • Corbeyran , 5 octobre 2012 @ 9 h 23 min

    Aucun débat n’est possible avec des gens qui voient du lobbying partout et qui profitent de la parole qui leur est donnée pour parler d’invertis, de nazis, de pédophiles, de zoophilie, de polygamie, alors qu’il est question des couples homosexuels et de la possibilité qui leur sera donnée de se marier civilement.
    Leurs débordements permanents, leurs obsessions sexuelles, leurs névroses exhibées nous contraignent à ne laisser qu’à l’Assemblée nationale la possibilité de décider.

  • Riax , 26 octobre 2012 @ 18 h 20 min

    Mon texte revu et (légèrement) corrigé :

    ERIDAS
    ou Du mariage

    Chéréphon, Epigène et moi étions assis à l’ombre d’un platane, sur des grosses pierres abandonnées par des carriers, presque à la sortie de la ville. Notre discussion s’était affaiblie et nous venions tous trois d’orienter notre regard dans la même direction, en le laissant comme noyé dans la masse confuse de la foule distante. Chacun cherchait une question pour relancer l’examen qui nous avait occupé. Nos regards furent soudain accrochés, en même temps, par un point doré qui venait de surgir dans la foule et qui semblait se rapprocher rapidement de nous. Une tête aux cheveux colorés se frayait un passage, parmi les autres qui refluaient promptement de chaque côté de la voie ouverte. L’homme semblait ne voir personne. Il marchait d’un pas vif, ferme et régulier. Sa prestance et son assurance étaient impressionnantes, que semblait venir encore renforcer une satisfaction qui aurait été causée par un événement récent. Il marchait vers nous, comme si son intention avait bien été de nous rencontrer là même où nous nous trouvions et avant même que nous ne l’ayons aperçu et qu’il ait lui-même pu nous apercevoir. Lorsqu’il fut enfin en face de nous, je n’en doutais plus. C’était bien Eridas. Je ne l’avais encore jamais vu et pourtant j’étais certain que c’était lui. Epigène venait de confirmer mon intuition, en respirant profondément, comme pour chasser l’émotion.

    Socrate : Nous nous étions mis à te suivre, du regard, Eridas. C’est que tu marches comme deux.
    Eridas : A deux jambes, veux-tu dire.
    S : J’ai bien dit « comme », car je ne doute pas que tu sois un et unique.
    E : Mais pour ce qui est de mes jambes, elles forment bien un couple.
    S : Un couple, n’est-ce pas lorsqu’il y a deux êtres ou deux éléments ?
    E : C’est sûr.
    S : Ainsi, lorsqu’il n’y a ni plus ni moins que deux êtres, nous avons un couple.
    E : En effet.
    S : Mais pourrait-il y en avoir plus que deux, dans l’être substitué au couple, pour que le genre d’êtres auquel appartient le couple puisse continuer d’exister ?
    E : Je ne comprends pas bien ta question, Socrate [Il s’assit, enfin, à nos côtés, sur la pierre qui restait inoccupée].
    S : Pour qu’il y ait, de nouveau, un ensemble auquel rien ne manque, un ensemble dont on puisse dire, sans se tromper, qu’il forme un tout entier.
    E : Eh bien, cela me semble être le cas.
    S : Donc à notre couple, tu ajoutes un troisième être, sans problème ?
    E : Voilà qui est bien dit, Socrate.
    S : Mais à notre couple, quelque chose manquait-il, pour qu’on pût le dire être un couple ?
    E : Assurément non.
    S : En outre, à bien y réfléchir, n’y mettrais-tu pas autre chose que la quantité, dans le couple, pour qu’il puisse s’agir d’un tout plein et entier ?
    E : Une nouvelle fois, Socrate, ne pourrais-tu pas t’exprimer plus clairement ?
    S : Deux femmes forment-elles un couple ?
    E : Elles sont deux. Ni toi, ni moi ne pouvons le nier.
    S : Voilà bien où je voulais en venir. Ce que nous ne pouvons nier : c’est qu’elles sont deux ou qu’elles forment un couple ?
    E : Tu risques de te perdre dans tes questions, Socrate. Si cela t’arrive, je t’y laisserai seul. Tu pourras toujours t’adresser à ceux qui t’accompagnent, ici présents. Peut-être pourront-ils t’aider.
    S : Eh bien, dans ce cas, si Chéréphon et Epigène eux-mêmes n’y peuvent rien, mais s’ils daignent me laisser en silence, peut-être me sera-t-il plus facile de réfléchir sur le couple. Mais toi, aurais-tu peur de te perdre à me répondre ?
    E : Oh, que non. Et je vais te répondre, puisque cela semble te faire plaisir. Nous ne pouvons nier qu’elles sont deux et qu’elles forment un couple.
    S : Mais n’as-tu pas oublié ma question de tout à l’heure ?
    E : Laquelle, Socrate ? Tu en poses tellement, en outre sans même que l’on parvienne à comprendre si c’est dans tous les sens ou dans un sens unique. On dirait que c’est pour égarer ou pour donner le vertige à celui à qui tu parles.
    S : Que vas-tu t’imaginer, là ? Je te demandais s’il suffit d’être deux pour former un couple, ou si, au contraire, il convient d’y ajouter autre chose.
    E : Mais Socrate, si tu y ajoutes autre chose, ce sera trois que nous aurons.
    S : Oui, mais si tu te souviens bien, je parlais d’autre chose que de la quantité.
    E : Quoi donc Socrate ? Tu ajouterais quelque chose et ça ne ferait pas plus ?
    S : Eh bien, vois-tu… là, je dois l’avouer, je me perds un peu. Tu fais sur moi une impression qui me laisse étourdi.
    E : Je te l’avais bien dit Socrate ; tu ne pouvais que finir par te perdre. Au lieu de la situation misérable dans laquelle tu viens de te mettre, tu aurais dû venir m’écouter, hier. J’avais devant moi un auditoire d’au moins deux cent personnes ; elles n’ont fait que m’écouter, et je voyais bien à leur attitude, toute faite de grande considération et de grande satisfaction, qu’elles comprenaient, qu’elles approuvaient et qu’elles en étaient fières. Oui, je peux dire que je leur ai été d’une très grande utilité.
    S : Elles comprenaient tout ?
    E : Absolument tout. Et tu ne sais pas encore le meilleur.
    S : Eh non, sans doute.
    E : Je leur ai tout dit. Absolument tout.
    S : Pardi. Tout ce que tu avais à dire ou tout ce qu’il est possible à un homme de dire ?
    E : Tout ce qu’un homme accompli peut dire, Socrate. Du moins, sur le sujet sur lequel j’avais décidé de les entretenir et qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec ce sur quoi tu m’interroges, en ce moment. C’est pourquoi, à l’instant, je regrettais vraiment que tu ne sois pas venu.
    S : Parle m’en vite. Tu me cachais quelque chose et cela nous retardait, Eridas.
    E : Non, cela ne me ressemble pas de cacher quoi que ce soit à quiconque. Aussi je vais t’en parler ou bien tu vas continuer de me poser tes questions, et comme nos sujets se recoupent, je vais bien finir tôt ou tard par t’en parler. Quelle solution préfères-tu, Socrate ?
    S : Eh bien, donne-moi au moins le sujet sur lequel tu discourais, ensuite je continuerais à t’interroger. Es-tu d’accord ?
    E : Cela fait mon affaire. Voici. Le sujet était : « L’union la meilleure entre particuliers que la cité puisse définir et reconnaître ».
    S : Mais ne veux-tu pas parler du mariage ?
    E : Eh, c’est que, vois-tu… Mais, au fait, j’avais compris que lorsque je t’aurais donné le sujet, tu reprendrais tes questions là où tu les avais laissées. Au lieu de cela, tu m’en poses de nouvelles, d’une autre espèce.
    S : C’est que je pourrais bien avoir perdu le fil de la discussion, comme tu me le faisais remarquer.
    E : Ne plaisante pas Socrate. D’ailleurs, à te parler franchement, tout à l’heure, c’est moi qui te taquinais. Tu ne perdrais pas un mot d’une discussion qui a duré tout un après-midi, pour peu que tu y ais eu part, à ce que j’ai entendu dire. Enfin, sache quand même que ce que j’ai dit, hier, était de la plus grande importance, notamment pour les hommes de lois. Il y en avait d’ailleurs de nombreux dans l’assemblée. Oui, je peux dire que je leur ai été d’une immense utilité, à tous. Tous m’ont d’ailleurs félicité pour leur avoir apporté de la lumière, la plus grande lumière qui puisse être même, d’après ce qu’ils m’ont dit.
    S : Alors toi, tu peux dire que tu as de la chance. Aussi, ne pourrais tu pas avoir quelque égard pour la question que je te posais ? Elle me revient soudain à l’esprit, mais elle me fait tout aussi soudainement triste mine. Je la trouve bancale et comme fissurée, presque ridicule, pour tout dire lamentable. Tu pourrais bien lui avoir porté un coup fatal, souviens-toi, et peut-être est-ce la lumière dont tu parlais qui fait déjà son effet.
    E : Allons, Socrate, ne perds pas courage.
    S : Elle me semble embourbée et peut-être même en mauvais état. Et il n’y a sans doute encore qu’un homme comme toi pour lui venir en aide, ainsi qu’à moi qui la posait et qui me figurait qu’elle valait le coup.
    E : Eh bien, c’est entendu, Socrate. Je suis là pour t’aider. Mais quelle était-elle, au juste ? Il me semble, quand même, que nous l’avions enterrée, envoyée aux oubliettes, à juste titre ?
    S : Voici. Ma question était, somme toute, celle-ci : Deux femmes ou deux hommes, cela forme-t-il un ensemble complet ? Ne leur manquera-t-il jamais quelque chose, du point de vue de leur prétendue identité de couple, d’un côté comme de l’autre ?
    E : Voudrais-tu dire qu’un homme – eh bien toi, par exemple – n’est pas entièrement homme et qu’il a une partie de lui-même qui est restée quelque part ou peut-être même qui n’a jamais existée, et qui, en tout cas, n’existe dans aucun autre ? N’es-tu pas entièrement toi-même et toi-même en entier, Socrate ?
    S : Eh bien, je finirais par me le demander, tellement la question que je te posais, presque d’entrée, me semble soudain n’avoir pas été suffisamment pensée, comme si elle n’avait pas existé en entier et peut-être même comme si elle avait été posée par un individu qui n’aurait pas été lui-même entier.
    E : Ah ! Socrate, tu me fais rire. Non, rassure-toi, tu es bien là en entier devant moi. Et tu me sembles avoir de la suite dans les idées. Au cas où tu ne les aurais pas toutes rassemblées et chacune entièrement, tu vas, en tous cas, les chercher très loin, avec perspicacité et persévérance. Aussi, si tu le permets, continue. Cela me convient.
    S : Si toi, comme moi, sommes chacun entier, à savoir entièrement homme et homme entier, en quoi pourrions-nous, en nous unissant, former un couple, s’il est vrai que le couple doit former un tout entier, à savoir quelque chose auquel rien ne manque et auquel rien n’est en trop ?
    E : Là, bien sûr, Socrate, ta question me semble des plus pertinentes.
    S : Car, dans ce cas, nous pourrions aussi y ajouter un troisième homme à notre couple, et il y aurait, comme dans l’autre cas, quelque chose en trop… mais, à vrai dire, cette fois, pour ce qui est de la quantité aussi. Auquel cas, notre couple ne serait vraiment plus un couple. Car si tu te souviens bien, nous avons commencé par dire qu’un couple est composé de deux êtres.
    E : Eh oui, je m’en souviens, Socrate. Et je crois même avoir compris où tu veux en venir : dans le couple il doit y avoir « deux » ajouté à la différence… précisément sans que cela fasse trois. Ainsi, le vase et l’amphore formeront un couple, car ils sont non seulement deux, mais différents.
    S : Oh là, comme tu me sembles aller vite à comprendre. Si vite que je me demande même si ce n’est pas trop vite.
    E : Allons bon ! Et moi qui croyais avoir traîné !
    S : Mais n’y ajouteras-tu pas le gobelet et encore le pot, au vase et à l’amphore, pour que l’ensemble en question soit vraiment entier ?
    E : Mais c’est que, vois-tu, pour un couple, c’est impossible.
    S : Et donc, il ne sera pas possible qu’il y ait de couple dans le genre des récipients. Ce qui y vaudra pour un couple manquera toujours d’être pleinement le couple qui est en droit d’exister : un gobelet et une amphore… mais pourquoi pas une amphore et un pot ? Mais pour ce qui est du genre auquel nous appartenons, nous Eridas et Socrate, ne devrons-nous pas admettre que le couple existe et qu’il ne peut qu’être composé d’un homme et d’une femme, car qu’irais-tu chercher d’autre pour en faire, en l’y ajoutant, autre chose qui appartient toujours au même genre ?
    E : Eh bien, là, Socrate, bien sûr, je ne peux qu’être d’accord avec toi… du moins, à condition que l’on ait présupposé que le genre existe, qu’il est déterminé et qu’il est, pour le reste, déterminant. Eh bien, soit, faisons comme si nous l’avions présupposé, au moins pour le moment.
    S : Envisagerais-tu de me faire défection ?
    E : C’est ce que nous verrons. C’est une chose que j’aurai à décider, selon la tournure que pourra prendre notre discussion.
    S : Quoi qu’il en soit de ta position, présente ou future, en conséquence de mon raisonnement, il va de soi que le mariage – tu vois nous y venons – ne peut avoir lieu que dans le cas du couple, et que, en cela, il ne peut que constituer la meilleure union possible, s’il est bien vrai qu’il est, comme le reste, ce qui doit avoir plénitude et entièreté. Et qu’il ne peut qu’en être ainsi chez tous les peuples et à toutes les époques, chez les Phéniciens comme chez les Carthaginois, chez les Syriens comme chez les Sardes, et j’ajouterais, pour que cela soit bien clair, chez nous, peuple de l’Attique, comme chez les Perses, en outre, depuis que l’homme existe et pour tout le temps qu’il lui reste à le faire. [A ce moment, je vis que ma remarque l’avait fortement contrarié et l’avait rendu impatient ; il semblait même réprimer un mouvement de colère.]
    E : Vois-tu, si nous en sommes là, c’est parce que c’est toi qui mènes la discussion ; c’est toi qui poses les questions. Mais si tu me laissais le faire, tu verrais que nous arriverions à une toute autre conclusion. Aussi, maintenant, je te propose de t’interroger et toi de me répondre.
    S : Il me semble que l’objet sur lequel porte mes questions est le même que celui sur lequel auront à porter les tiennes. Aussi n’y a-t-il sans doute pas lieu de faire le distinguo auquel tu m’invites. Le seul risque n’est-il pas que tes questions en viennent à porter sur autre chose et à nous égarer ? Qu’en penses-tu ?
    E : Eh bien, tu vois, tu recommences ! Ne t’ai-je pas demandé de me laisser la parole ?
    S : Tu peux y aller.
    E : Nous tomberions sans doute d’accord sur ta définition du mariage, si je ne défendais pas, par ailleurs, et avec succès – c’est bien ce que je faisais, hier, devant un auditoire nombreux, comme je te le disais – la thèse que le mariage pourrait consister en un contrat d’union conclu entre un nombre indéterminé de partenaires de sexe indéterminé, si ce n’est qu’il pourrait bien céder la place à un tel contrat.
    S : Eh bien, que me contes-tu là, Eridas ?
    E : N’as-tu jamais eu deux amoureux qui se mettent, en même temps, à te suivre, Socrate ?
    S : Cela m’a bien paru avoir lieu, en effet. En tout cas, certains le prétendent.
    E : Et alors que tu leur posais une question, de celles-là mêmes que tu as l’habitude de poser à tout le monde, n’as-tu pas eu soudain le sentiment qu’ils s’apprêtaient à te répondre, tous deux simultanément, la même chose, comme cela a souvent facilement lieu dans la conversation à plusieurs ?
    S : Cela pourrait bien m’être arrivé ; je te l’accorde.
    E : Et alors, à cet instant, ne t’ont-ils pas paru être identiques : et hommes et pensant la même chose, de telle sorte qu’ils t’étaient néanmoins différents, eux qui allaient te répondre identiquement et toi qui venait de les interroger, bien que, par ailleurs, tous trois étiez hommes ?
    S : Au moins l’un pouvait-il être petit et l’autre grand.
    E : Ne chicane pas, Socrate, et réponds-moi.
    S : Il s’agissait manifestement d’une identité entre eux et d’une différence avec moi bien partielles et bien momentanées, sans compter qu’il allait me falloir les interroger pour savoir s’ils pensaient la même réponse, selon les mêmes raisons, pour ne pas dire s’ils pensaient tout simplement la même chose. Un tel ne dira-t-il pas qu’il aime le temps ensoleillé, parce qu’il lui permet d’apprécier l’ombre, un autre, parce qu’il lui permet d’apprécier directement la lumière et la chaleur du soleil ? Et puis, à être identiques, pour les uns, quoique différents, relativement à un autre, comme tu le prétends, et à supposer que nous ayons auparavant conclu entre nous le contrat d’union dont tu parles, que l’un d’eux vienne à disparaître et je n’aurais rien perdu, comme si, auparavant, je n’avais même rien gagné à signer le contrat.
    E : Tu ne réponds pas comme il faut, Socrate. J’ai pourtant fait l’effort de me placer de ton point de vue où l’identité et la différence sont d’importance, car autrement, pour moi, je te préviens, elles n’en sont quasiment d’aucune. Et hier aussi, pour mon auditoire, elles n’en étaient quasiment d’aucune, car j’étais là pour le lui montrer. Mais voici une nouvelle preuve de ma bonne volonté, à ton égard. Suppose que l’individu avec qui tu as signé le contrat ait le pouvoir de se changer en homme, s’il est une femme, ou en femme, s’il est un homme. Disons en homme, s’il est une femme, puisque cela me semble partir de ce qui a ta préférence.
    S : Eh bien va ! Et à condition de supposer, en effet, ce qu’on ne trouve que dans les contes.
    E : Mais c’est parce qu’il faut se préparer à tout, c’est parce que tout doit être prévu dans un contrat, c’est parce que tout doit pouvoir se ranger sous ses termes, s’il doit être le meilleur, que je t’ai invité à faire cette supposition. D’ailleurs, ignorerais-tu que certains hommes se travestissent en femmes ? Et je ne te parle pas d’Euclide qui venait t’écouter, depuis Mégare, ainsi déguisé, pour échapper à la surveillance des gardiens de ta cité, lorsqu’elle était en guerre avec la sienne. Non je te parle d’individus qui témoignent d’une réelle propension en ce domaine et qui pourrait bien s’en tenir au déguisement, parce qu’ils ne peuvent aller plus loin, quoique certains se fassent eunuques. C’est donc bien la raison pour laquelle je te disais que j’ai vraiment tout dit, hier, devant mon auditoire, de ce qu’il était possible de dire de mieux.
    S : Ô, homme merveilleux que tu es, Eridas ! Et moi qui ai vécu jusqu’à l’âge où je suis, en ignorant complètement qu’un tel contrat pût exister. C’est vraiment quelque chose d’extraordinaire que tu nous proposes, là, de découvrir. Je n’ose m’adresser à Chéréphon et Epigène, de peur de les tirer du ravissement et de l’attente précieuse de la suite, dans lesquels tu n’auras sans doute pas manqué de les mettre, eux aussi. Moi, j’ai le souvenir de contrats si imparfaits ou d’hommes si imparfaits, au regard des contrats – à vrai dire, je n’ai jamais pu en décider – que les premiers en arrivaient toujours à être au moins au bord de trahir les seconds, de les résilier ou encore de les supprimer et les remplacer, voire de s’en débarrasser pour toujours. Mais là, celui que tu nous offres me semble être d’une efficacité et d’une solidité, pour tout dire d’une bienfaisance, tout à fait exceptionnelles.
    E : Vraiment, cela me réjouit de penser que notre rencontre n’aura pas été inutile. Mais, puisque je vous dois plus d’explication, revenons en justement à ce que je disais. Tu aurais posé ta question à une femme, et ce serait un homme qui te répondrait. Ton contrat vaudrait-il alors entre un homme et une femme ou entre deux hommes ?
    S : Au moins, cela ferait un bon sujet de comédie, Eridas. Quant à moi, plutôt que d’attendre la réponse d’un homme ou d’une femme et d’attendre que tu me reposes ta question, dans l’autre sens, après que je t’aurai répondu et que tu m’auras soudain annoncé que l’homme s’est soudain changé en femme – comme ton contrat le permettrait sans doute, lui selon lequel identité et différence importent peu – je pourrai tout aussi bien me tourner vers les statues de Praxitèle ; elles ne me répondront jamais, mais elles ne changeront pas. Du reste, peut-être connais-tu le mot qu’Antisthène adressait à un jeune qui s’efforçait de ressembler à une statue : « Le bronze a-t-il une voix dont il tire gloire ? » Elle pourrait paradoxalement te concerner aussi, quoique tu t’imagines sans doute être d’or : « As-tu une voix dont tu puisses tirer gloire ? »
    E : Tu plaisantes Socrate. Et je devine, maintenant, que tu te moquais, depuis le début de tes réponses. C’est manquer de sérieux que de me répondre comme tu le fais. Tu me fais penser à ces enfants qui s’amusent avec un rouet, en croyant que c’est un jouet, et qui finissent par le casser. Mais pourrais-tu le remonter ou le réparer le rouet ? Crois-tu que tu pourrais le reconstruire ?
    S : Au moins, n’ai-je jamais cru en construire un, en déconstruisant.

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